En circulant sur le net, j'aime bien aller voir les articles du blog de TCM, les
Movie Morlocks. Les articles y parlent de toutes sortes de choses, tournant autour du cinéma classique. J'ai notamment repéré un texte rédigé par Susan Doll, dont il m'a semblé qu'il pouvait être intéressant de le partager sur le forum. Je l'ai donc traduit pour le mettre en ligne, avec l'autorisation de l'auteur (navré s'il y a des erreurs ou incorrections).
Il s'agit d'une réflexion sur l'exploitation des premiers films dans l'Amérique rurale.
Une fenêtre sur le monde : voir un film dans un magasin d’alimentation générale (1/2)
Quand la plupart des gens pensent aux séances de cinéma de l’ère du muet, ils convoquent des visions de grands palaces du cinéma, aux noms tels que le Roxy, le Palace, ou le Paradis, des lieux où le décor était à la fois imaginatif, exotique, et clinquant. Dans ces palais, des organistes de talent, assis devant des orgues aux tubes prodigieux, ajoutaient musique et effets sonores aux merveilleuses images du grand écran. Les clients étaient assis dans des fauteuils molletonnés de velours rouge, dans des rangées élégamment disposées. Mais, dans les petites villes et les divers espaces ruraux d’Amérique, telle n’était pas l’expérience cinématographique que vivaient les amateurs de films des premiers temps. Dans les communautés agricoles, les petits villages et autres hameaux épars, on montrait les films dans des bâtiments au rebut, des arrière-boutiques, des magasins vides ou même des tentes dressées à l’extérieur de la commune.
La vieille bâtisse ci-dessus était dans le temps un magasin d’alimentation générale, dans la bourgade rurale de Wilbur, en Virginie de l’Ouest, mais elle comprenait également un bureau de poste et un coiffeur barbier. Dans les années 1910 et 20, on y montrait des films, soit dans l’arrière-boutique, soit dans le local du coiffeur. Je me souviens que ma grand-mère, Garnet Seckman Stubbs, me disait qu’elle y voyait des films de Charlie Chaplin avant son mariage. Il n’y avait pas d’orgue grandiose, ni même de pianiste, pas de fauteuil molletonné, pas d’en-cas ou de bonbon ni même de lieu où en acheter. Il n’y avait même pas d’écran. Juste un projecteur, un mur vide, et quelques chaises éparses. A l’époque, Wilbur était – et est toujours - situé dans les collines du compté de Tyler, et lorsque ma grand-mère allait voir ces films, les gens s’y rendaient à pied ou à cheval. Néanmoins, Charlot n’était pas moins drôle aux yeux des campagnards du coin au fonds de ce magasin d’alimentation générale qu’il ne l’était pour les citadins qui fréquentaient les palaces du cinéma, ou pour les résidents des petites villes qui fréquentaient l’unique salle de cinéma de leur bourgade.
Le récit de ma grand-mère m’incita à faire quelques recherches sur la façon dont les habitants des petites communautés rurales voyaient des films autrefois. Je rassemble des articles et des livres sur le sujet depuis plusieurs années, et pense donc pouvoir partager certaines de ces informations, qui prennent vie lorsqu’on on les associe à l’idée que l’on parle de personnes réelles, vivant dans de vraies bourgs.
INTERIEUR DU NICKELODEON DE PITTSBURGH, LE PREMIER ESPACE CONSTRUIT EN VUE DE MONTRER DES FILMS.
Les Nickelodeons furent les premiers espaces d’exhibition, et, selon la plupart des chercheurs, le premier espace construit, ou reconstruit, en vue d’y projeter des films, serait le Nickelodeon de Pittsburgh, propriété de John et Harry Davis. Ce dernier ouvrit en 1905. Auparavant, les films étaient montrés dans l’arrière des magasins, dans des bâtiments vides, dans les grandes agglomérations comme dans les villes de taille moyenne, à moins que les clients n’aient la chance de voir les films dans les vaudeville shows (théâtres populaires consacrés à la farce et au burlesque), attractions foraines, spectacles de magie, et autres divertissements populaires du soir. Parfois, les projections étaient comprises dans le prix du spectacle, d’autres fois, les films étaient montrés en exclusivité, 2 à 3 nuits par semaine. Dans les communautés agricoles et les hameaux de campagne, des marchands ambulants dressaient des tentes à la bordure de la ville, ou mettaient la main sur un bâtiment vide, ou encore un local de club pour y montrer leurs films, parfois avec un pianiste. Les autochtones pouvaient distinguer la tente où l’on montrait des films des autres par leur sommet peint en noir pour empêcher toute lumière du jour de filtrer à l’intérieur… Ces entrepreneurs dans l’âme, qui faisaient payer entre 10 et 30 cents la séance, contribuèrent à créer l’appétence du public pour les films à l’extérieur des grandes villes, et ce à une échelle nationale. J’apprécie particulièrement l’esprit d’entreprise de Harry et Herbert Miles, qui voyagèrent avec caméra et projectionneuse jusqu’aux terrains sauvages et reculés de Juneau, Alaska, où ils montrèrent des films aux mineurs des camps de chercheurs d’or aux alentour de 1902. Ils montrèrent aux résidents locaux des films originaux de la région qu’ils tournèrent eux-mêmes sur place, mais projetèrent aussi des films achetés à des compagnies telles que celle d’Edison.
Au tournant du siècle dernier, une passion pour les films naquit et crût à grande vitesse dans la population en général, sans aucun doute nourrie par les efforts des montreurs de film itinérants, dont beaucoup sont aujourd’hui oubliés des livres d’histoire. En 1904-1905, les espaces d’exposition ouvertement consacrés au cinéma étaient aux alentour de 25 ; en 1909, ils étaient près de 8 000. Les livres d’histoire insistent sur la révolution dans l’industrie du spectacle provoquée par la prolifération rapide des nickelodeons, mais ce n’est pas comme si les tentes itinérantes avaient disparu pour autant, ainsi que le soulignent les souvenirs de ma grand-mère. Dans les lieux faiblement peuplés ou les petits villages, surtout dans le Midwest et le Sud, de nombreux projectionnistes ambulants tiraient un revenu confortable de leur activité, jusqu’à la fin de la première décade du XX° siècle, filmant des images d’une petite ville pour amuser les habitants locaux en ajoutant ces séquences prises sur place aux bobines d’information du jour. Et plus d’une salle exclusivement consacrée au cinéma montra des films muets dans des conditions primitives bien au delà des années 20…
INTERIEUR DU MAGASIN D’ALIMENTATION GENERALE DE WILBUR, OU MA GRAND-MERE VOYAIT DES FILMS DE CHAPLIN. VOICI SON PROPRIETAIRE, KERSEY DOAK, AUX ALENTOURS DE 1950, LONGTEMPS APRES LA FIN DE CETTE PERIODE.
Je ne sais pas exactement quand le magasin d’alimentation générale de Wilbur, Virginie de l’Ouest, commença à montrer des films dans son arrière-boutique, mais dans une autre partie du compté de Tyler, les films apparurent en réponse à un boom économique survenu dans la région. Sistersville, située à l’ouest du compté, le long du fleuve Ohio, fut précipitée dans l’age moderne en raison d’un boom pétrolier dans les années 1890. Des milliers de gens venus de tout le pays investirent la ville fluviale pour tirer avantage de ce boom économique, boom qui fut monopolisé par la Standard Oil. Avec la criminalité rampante, les maladies, les problèmes sanitaires liés à un développement urbain trop rapide, et toutes les autres misères de l’age moderne, de nombreux avantages débarquèrent à Sistersville, parmi lesquels une certaine vie culturelle, et les lieux nécessaires à son expression. Au cours des Gay Nineties, il y eut trois gros théâtres à Sistersville : l’Auditorium, qui fut bati en 1896, le Bijou Opera House, qui fut construit en 1894, et le Columbia, une maison consacrée au vaudeville (théâtre populaire, souvent burlesque). Par ailleurs, il y avait un cabaret, ou un music hall, où Ben Turpin, un futur comédien de film muet chez Essanay et Keystone, exerça. Il est vraisemblable que le Columbia et le music hall aient été les premiers lieux où des films furent projetés.
UNE PROJECTIONNEUSE EDISON, QUE LE PROPRIETAIRE DU NICKELODEON ACHETAIT, ET POUR L’USAGE DE LAQUELLE IL VERSAIT ENSUITE UNE SOMME SUPPLEMENTAIRE POUR LA LICENCE.
J’ignore quand le premier nickelodeon ouvrit à Sistersville, mais il y en avait un dénommé The Show sur Clark Street en 1909. J’ai découvert ceci il y a quelques années, quand le Tyler County Star, l’intrépide petit journal qui dessert le compté, publia la photo d’une licence accordée par la Motion Picture Patents Company (société des patentes du cinématographe) au propriétaire du The Show en 1909. Je n’avais jamais vu la photo d’une licence de la MPPC, et fut frappée par la vision de cet important morceau d’histoire du cinéma au sein du petit compté de Tyler. En 1908, la majorité des compagnies de production de cinéma (Edison, Biograph, Vitagraph, Essanay, Lubin, Kalem, Pathe, American Star, le distributeur Kleine et Eastman Kodak) s’unirent en un trust visant à stabiliser l’économie bourgeonnante du cinéma, et pour exercer un contrôle strict sur celle-ci, en vue d’assurer une maximisation des bénéfices. Ce trust, mot aimable pour parler d’un monopole, résultait des tactiques ambitieuses de Thomas Edison qui cherchait à contrôler cette industrie. Depuis les années 1890, il détenait la plupart des brevets permettant la manufacture de caméras et de projectionneuses en Amérique. Il possédait également une société de production cinématographique, qui fournissait aux exposants des films adaptés aux projectionneuses achetées chez Edison. Il tenta d’empêcher les autres sociétés de tourner des films en leur refusant les brevets nécessaires à leur équipement à elles. En outre, non seulement les distributeurs et projectionnistes utilisant du matériel Edison devaient payer pour leur équipement, mais ils devaient aussi s’affranchir d’une licence pour le privilège de l’utiliser ; s’ils tentaient d’utiliser de l’équipement fabriqué à l’étranger, Edison les attaquait en justice pour complicité à l’égard de compagnies produisant des films au mépris de ses brevets. Lassées des continuelles embrouilles juridiques, les Majors de l’époque décidèrent de se regrouper en mettant en commun leurs brevets, et en passant des accord d’utilisation pour le bien de l’industrie. Quoi qu’il en soit, ce trust s’efforça d’empêcher les plus petites sociétés de production de faire des films, et prolongea l’obligation pour les propriétaires de nickelodeons de payer des cotisations onéreuses.
Par exemple, la licence que j’ai vu, concernant The Show, à Sistersville, précise que les projectionneuses du propriétaire O.F.Langworthy ne doivent montrer que des films produits ou importés par une société licenciée par la MPPC. Ainsi, Mr Langworthy n’aurait pas pu louer un film à Laemmle Film Services, une société de distribution appartenant au jeune Carl Laemmle (futur fondateur d’Universal Pictures), parce qu’elle n’était pas adhérente à la MPPC. Mr Langworthy avait acheté sa projectionneuse à la manufacture Edison, mais en plus du prix d’achat de la machine, il devait verser une somme hebdomadaire pour la licence lui accordant le droit d’utiliser les machines dont il était propriétaire. Le montant de ce versement était « à déterminé par la MPPC ». De plus, les agents de la MPPC pouvaient contrôler Mr Langworthy, tout comme chacun des milliers d’autres propriétaires de nickelodeon, pour vérifir que sa licence était « affichée bien en évidence sur le lieu de l’exhibition et à proximité des machines… » Tout manquement à ces règles indiquées par la licence autorisait le trust à assigner en justice le pauvre O.F. Langworthy, propriétaire de nickelodeon. La date figurant sur la licence était le 30 juin 1909, ce qui signifie que la MPPC n’existait en tant que trust que depuis sept mois environ lorsque Mr Langworthy reçut sa licence.