Michel2 a écrit :Pour comprendre la réception de Naissance d'une nation en 1915, il faut aussi se souvenir que le sud des Etats-Unis vivait à l'époque sous le régime de la ségrégation raciale et que les noirs y étaient victimes au quotidien d'une discrimination institutionnelle, quand ils ne subissaient pas des violences extrajudiciaires de type lynchages, lesquels étaient fréquents. Les spectateurs de l'époque n'avaient pas besoin de contextualisation parce qu'ils comprenaient parfaitement les enjeux idéologiques très contemporains du tableau que dressait Griffith de la guerre civile, et ce d'autant plus que le mouvement de réhabilitation de la cause confédérée battait son plein (la plupart des statues et monuments qui ont été au coeur de l'actualité américaine ces derniers mois ont été inaugurés dans les années 1910-1920).
A sa sortie, Naissance d'un nation n'a pas été un film unanimement condamné : il a été une oeuvre profondément polarisante qui reflétait le clivage racial existant au sein de la société américaine. Avec d'un côté un racisme solidement ancré parmi les élites (le président Woodrow Wilson en tête) et un révisionnisme largement répandu chez les historiens qui présentaient souvent la Reconstruction (la mise sous tutelle militaire du Sud après la guerre et sa réintégration dans l'Union) comme une période catastrophique qui avait vu les blancs sudistes opprimés par le Nord, et de l'autre des associations comme la NAACP qui luttaient déjà pied à pied contre le racisme et pour les droits civiques des noirs.
Les deux camps avaient parfaitement conscience de ce qui était en jeu, d'où les manifestations pour protester contre la sortie du film, des émeutes raciales dans certaines villes et son interdiction dans certaines parties des Etats-Unis. Sans oublier les réponses purement cinématographiques sous formes de films réalisés par des metteurs en scène noirs pour rétablir l'équilibre et proposer un point de vue afro-américain sur les mêmes événements (The Birth of a Race d'Emmett J. Scott en 1919, par exemple).
Il convient aussi de rappeler que David Wark Griffith était, quand il réalise
Naissance, dans l'état d'esprit de faire de la lèche aux états du Sud, pour asseoir la rentabilité de son film. A tel point qu'on a pu dire qu'il a fait
Intolérance comme un
mea culpa.
Mais je tenais, puisque c'est moi qui ai introduit
Naissance d'une nation, et surtout, le
Juif Süss, dans la discussion sur le topic "Cinémathèque", à bien préciser que je me suis servi de ces titres comme
repoussoirs ou contre-exemples au regard de ce qui pourrait être "disséqué" (dixit Daniel Schneidermann dans son édito du
Nouvel Obs) dans
Le Bal des Vampires, exemple sur lequel a réagi un peu violemment Frédéric Bonnaud. Je voulais intervenir dans ce sens sur l'autre topic quand Rockatansky nous a rappelés à l'ordre. Donc, je le fais ici..
Tes précisions, Michel2, suffisent à marquer une sérieuse différence de nature et de contexte existant entre ces deux films qui peut expliquer pourquoi
Naissance d'une nation, fort d'un génie formel évident, a pu, en dépit de son discours infect, faire les beaux jours des cinémathèques et des ciné-clubs, sans toujours être accompagné, on peut l'imaginer, des précautions de contextualisation et d'avertissements requises. Je pense que la violence de son discours a été, sinon atténuée, du moins temporisée, comme en suspension, par l'effet conjugué de l'importance du rôle de Griffith dans l'accès du cinématographe à sa propre émancipation formelle et des miroitements contextuels (que tu essaies de circonscrire) qui viennent troubler, à sa surface, la lisibilité de l'Histoire. C'est beaucoup plus simple avec
Le Juif Süss, qui ne jouit pas d'un quelconque génie répertorié de Veit Harlan en plus d'être une fiction propagandiste uniformément dirigée vers un seul but : déclarer aux Juifs une guerre totale et impitoyable, qui aboutira à la Solution Finale.
Mais les deux films ont un point commun : ils constituent tous deux, d'une façon ou d'une autre, des appels à la haine raciale et confessionnelle, à tel point qu'ils seraient, de nos jours et en nos démocraties, placés sous le coup de la loi.
Ils ont également le point commun de refléter une mentalité plus contextuelle et circonscrite dans le temps qu'universellement sociétale :
Naissance d'une nation, c'est seulement 50 ans après la fin de la Guerre de Sécession (à l'échelle de l'histoire, c'est que dalle). Quant au
Juif Süss, la contextualisation est faite.
Tout ça pour dire qu'interpellé par ce que je considère comme une menace de dissection inquisitoire des œuvres contemporaines pour en extirper tout machisme, sexisme et domination patriarcale, j'ai ressenti le besoin de marquer une différence entre l'imprégnation des films, indéniable, par des mentalités sociétales sédimentées sur le long cours, et celle, purement contextuelle, que l'on peut répertorier comme instruments de propagande de ce qui est, jusqu'à nouvel ordre, considéré comme un crime.