- Octobre (Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, 1928) : c'était mon premier Eisenstein, à l'occasion de la diffusion live de la version restaurée sur Arte. Je comprends pourquoi cet auteur est tenu pour l'un des plus grands du cinéma, tant son langage cinématographique ne semble pas avoir encore été complètement digéré par le 7e art à l'heure actuelle. Son découpage enterre bon nombre de films contemporains. La modernité visionnaire du montage emporte le récit dans un rythme échevelé, irrépressible, complètement fou. La révolution est en marche ! Qu'importe que cette œuvre soit une commande de propagande, ça déborde d'idées de cinéma en permanence et la maestria d'Eisenstein élève le film largement au-dessus de ses impératifs idéologiques. Scènes de foule, images inoubliables (le cheval sur le pont, le duel purement formel entre deux Napoléon métaphoriques, le déboulonnage de la statue du tsar et sa recomposition fantastique, la charge dans le Palais d'hiver, les soldates, le paon mécanique faisant sa roue, les effets de parallèle en montage entre des rangées de verres alignés, les ministres évaporés, Kerenski caché sous une couche de coussins, le découpage subliminal entre le soldat faisant feu et sa mitrailleuse, etc... ça revient en fait à citer tout le film !

- L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) : là, les choses se compliquent. Il paraît que ce film est génial (Stark en témoignera) mais je ne lui ai hélas pas trouvé grand intérêt, en réalité. Sa modernité est évidente tout comme l'est son point de vue sur la capacité omnisciente et omnipotente du cinéma (dimension théorique qui devait quand même être plutôt neuve en 1929), mais j'ai envie de dire : pour quoi ? Ce film ne semble pas avoir de motif. C'est une succession de scènes de vie quotidienne dans une grande ville industrielle soviétique... je ne comprends pas.
- La fin de Saint-Pétersbourg (Vsevolod Poudovkine, 1927) : Intéressant de mettre en parallèle ce film de Poudovkine avec Octobre d'Eisenstein, puisque leurs finalités historiques sont identiques (les deux films s'achèvent d'ailleurs dans un Palais d'hiver tombé aux mains des insurgés). Là où Eisenstein compose une fresque opératique portée sur le gigantisme, Poudovkine évoque la révolution sous un angle beaucoup plus humaniste. Lui s'intéresse plus aux gens à l'initiative de l'élan révolutionnaire, plutôt qu'à la révolution comme phénomène historique. On note ainsi une attention particulière pour les personnages, leurs états d'âme, leurs malheurs, leur misère. C'est un cinéma à hauteur d'homme, émouvant dans son ancrage dans la réalité (l'accouchement d'une mère, le départ d'un jeune homme de la campagne, les usines de Saint-Pétersbourg en grève, l'humilité du petit peuple, la déclaration de guerre de 1914, les combats au front, etc). On retrouve par moments la même philosophie du montage saisissant qu'Eisenstein. Le film dégage une grande puissance formelle, moins survoltée qu'un Eisenstein, mais aux effets dosés particulièrement efficaces : ici, des larmes coulent sur les joues d'une statue du tsar lorsqu'un quidam libéré de cellule embrasse de joie un gardien de l'ordre dans la liesse populaire de l'entrée en guerre ; là, une alternance entre des combats meurtriers sur le front et, en Russie, des courtiers frénétiques qui s'extasient devant les augmentations numériques des actions en bourse ; là, une fête mondaine entre patrons capitalistes et femmes sur leur 31 qui évoque la clinquance critique des argenteries et dorures impériales d'Octobre. Bref, un film résolument émotionnel et non intellectuel comme peut l'être Octobre dans sa conception essentiellement signifiante de l'image et de son découpage.
- La Mère (Vsevolod Poudovkine, 1926) : adapté de Gorki, ce film confirme l'humanisme de Poudovkine qui s'attache à nouveau à parler des gens et de leurs malheurs quotidiens, sur fond de crise sociale et de grondement socialiste. On retrouve Vera Baranovskaïa, qui jouait déjà dans La fin de Saint-Pétersbourg, dans ce rôle de mère âgée et humble. Le film respire une grande sensibilité, largement imputable à la prestation convaincante de Baranovskaïa, petit bout de femme que le destin accable.
De ces quatre films, je tire le constat d'un cinéma incroyablement expressif, dégageant une force remarquable dans sa fascination pour les visages et le réalisme. Le rythme toujours soutenu, quasi lyrique, l'attention portée aux sentiments et aux jeux crédibles des acteurs (au naturel et pas dissimulés sous une couche de maquillage), l'inscription permanente dans un contexte documentaire et social, les audaces formelles, cette impression de liberté, font de ces films muets des œuvres largement en avance sur leur temps. C'est comme si les Russes avaient déjà tout compris dès les années 1920... seul le son manquait.