Très beau portrait de l'actrice Rosette (fidèle du cinéaste depuis Catherine de Heilbronn jusqu'aux Amours d'Astrée...), dans le Libé de mercredi dernier, à l'occasion d'un livre qui vient de sortir:
LUC LE VAILLANT a écrit :Son père eut bu
Rosette. Personnage féminin chez Rohmer, cette actrice-artiste évoque une enfance à la Zola, marquée par un père alcoolique homérique
Elle s’était perdue dans les soupentes où jaunissent les souvenirs. Une fille un peu exagérée, restée agrafée aux années 80. Ni une vamp, ni une égérie, juste une figure joviale et jobarde, pimpante et primesautière. Une haute silhouette à bouclettes un peu mouton et à joues rouges briquées comme des pommes made in Normandie. Un côté titi campagnard, une allure plus chéri bibi que «remet ton bibi, ma chérie».
Elle s’appelait Rosette. Elle était de beaucoup de films d’Eric Rohmer, où elle imposait une pétulance pas total raccord avec les atermoiements très phrasés des héroïnes. Elle réalisait ses propres courts métrages, où il était évidemment question des aventures de Rosette, vu qu’elle était plus un personnage à elle toute seule qu’une de ces molles pâtes à modeler qui font les actrices caméléon. Toujours avide de ces individus typés, de Carlos à Clémentine Célarié, la publicité la découpait plus encore selon le pointillé. Et elle se retrouvait à vanter des bonbons, façon Alice, d’un : «Tenez lapin, goûtez-moi ça, c’est le nouveau petit doux de Kréma.»
On est aujourd’hui. Elle a continué à mettre en scène, à jouer. Chez Rohmer, mais aussi chez Rozier, Moullet, Brisseau, Lvovsky ou Oliveira. Elle peint aussi, des portraits très figuratifs, au charme naïf. Et puis, elle vient d’écrire sur son père, ivrogne grandiose et maléfique, rebouteux monstrueux et pathétique. La féerie masque la douleur, le merveilleux vire au cauchemar, mais l’écriture reste tenue, descriptive.
En «vrai», son père se prénomme François. Elle, c’est Françoise. Elle est la septième enfant d’une fratrie de huit, nés en neuf ans. Et, avance-t-elle, fidèle aux comédies et proverbes à l’ancienne: «C’est le septième qui hérite du don.» Le soir, après son ouvrage à l’arsenal de Cherbourg, le père remet d’aplomb les bancroches d’une France paysanne qui croit encore à la magie des mains qui en imposent. Elle dit : «Il avait un don. Les gens venaient mourants et repartaient debout.» En remerciement, il bénéficie de cadeaux de roi mage, faveurs sexuelles et alcools compris. Elle aussi prétend savoir faire. Elle dit: «J’ai remis des choses en place. Deux, trois fois.» Mais elle évite d’en faire usage dans un Hexagone branché sur Doctissimo.fr. Elle dit : «Il y a toute cette histoire de prendre le mal sur soi qui ne me va pas du tout.»
Son père en tire prétexte pour dégoupiller ses bouteilles, en guise d’armes de défense. Comme les peintres, il connaît plusieurs périodes. Rouge vermeil, avant la naissance de Françoise. Il écluse du vin de table, un «velours de l’estomac» à 11 degrés. Puis jaune paille, pendant l’enfance de la gamine. La bouteille de Ricard, 45 degrés, lui fait deux jours de tempête anisée. Brun mordoré, c’est le temps de l’adolescence et du rhum Négrita, 40 degrés de fournaise furibarde. Il a l’alcool agressif et suspicieux. Il injurie sa femme d’un somptueux «figure de peau de fesse» ou d’un paranoïaque : «Tu voudrais bien que je crève, hein salope?» Il corrige ses enfants à la ceinture quand ils chahutent sur les lits, les filles s’improvisant strip-teaseuses en pyjama sous les hourra de la smala. Ou alors il débarque en ours éméché à la patte griffue, pour amocher l’unique boum organisée par le fils aîné qui finira par lui mettre son poing dans le nez.
De François, qui rendit l’âme sur son épaule, elle dit : «Des gens vont le trouver affreux. Pas moi. J’aimais beaucoup mon père avec ses défauts, sa violence, son alcoolisme. Il serait fier de ce livre.» Elle boit peu. Elle dit : «Je me méfie de l’alcool, mais je ne suis pas dans le rejet.» Elle ne fume pas. Nage souvent à la piscine.
Son père est mort, voici trente ans. Sa mère, il y a dix ans. Quand ses deux fils, désormais lycéens dans le privé, étaient gamins, Rosette prenait le train pour Cherbourg. Maintenant, elle descend vers les Cévennes protestantes, d’où est originaire son mari, journaliste.
Dans les faubourgs du port normand, la maison de famille existe toujours. Un des frères l’a retapée. Pendant un moment, pour échapper aux fureurs de l’ogre et aux fariboles du magicien, la nichée s’était réfugiée à la cave. Et ils attendaient les treize éternuements («Toujours treize!») de l’abandonné, qui montait au matin sur sa mobylette et les libérait enfin de leur réclusion volontaire. Désormais, au-dessus de l’atelier du Xe arrondissement où elle loge son petit monde, gîte le cinéaste Gaspard Noé, qui lui aussi peut inquiéter…
Françoise a 20 ans quand elle devient Rosette. Elle fuit Cherbourg. Vend des roses aux terrasses de Saint-Germain. C’est Eric Rohmer qui la rebaptise ainsi. Elle dit : «Eric, je l’ai rencontré à la mort de mon père. Je l’ai vu un peu comme le père idéal. Mais, bon…» Et elle part d’un de ces petits rires de gorge qui ponctuent ses phrases, qui sont comme une manière de congédier l’émotion mais aussi comme une façon de déplacer le curseur, de passer à autre chose et surtout qu’on n’insiste pas. Une amie : «C’est vrai qu’elle est un peu curieuse. Qu’elle est dure à fixer, qu’elle peut se faire flottante, déroutante. C’est son côté artiste.»
Eric Rohmer ne connaissait pas son histoire personnelle. Son mari possédait les grandes lignes, les éléments les moins à charge, et n’avait jamais droit au resassoir du soir. Preuve qu’on peut naître à tout âge, et faire enlever les encombrants par la voirie de l’oubli. Elle dit: «Eric, ça l’a étonné. Il m’avait toujours imaginée dans des rôles de fantaisie.»
Elle sait fort bien qu’elle n’entre pas dans la catégorie des actrices rohmériennes. Elle dit: «Je n’ai pas la gestuelle ou la qualité de voix demandées. Je suis trop carrée pour ça.» Elle ajoute : «J’étais plutôt la mascotte.» Commentaire de son mari : «Au sens de porte-bonheur, alors…»
Elle a toujours aimé s’habiller pour attirer l’œil, pour kidnapper l’attention. Au lycée, elle portait des habits de matelot et une montre à la cheville. Ou alors, elle panachait le rouge et le blanc et on la surnommait «Signal, comme le dentifrice». Elle reconnaît : «J’étais un peu excentrique.» Aux terrasses où elle vendait ses fleurs, elle avait des rubans dans les cheveux, la jupe flashante et le panier d’osier à la saignée du coude. Là, elle est en robe à pois, moins olé olé, plus recentrée.
Elle reste assez sociable, ne s’est pas retranchée du monde. Se sent «plutôt à gauche» mais semble s’en fiche comme d’une guigne. Se dit catholique non pratiquante mais aime entrer dans les églises, pour une fois en phase avec ces petits êtres imaginatifs et impressionnables que sont les actrices.
Elle vient de relire la comtesse de Ségur. Elle aime la Normandie de Maupassant, les «atmosphères vaporeuses» de Modiano et Mes amis d’Emmanuel Bove. Et aussi ce qu’écrivent ses copains, François Jonquet, François-Marie Banier ou Simon Libérati. Avant de filmer l’histoire de son père, elle va parler des autres hommes, ceux de ses 20 ans. Cela pourrait s’appeler Le Roman des amants.