L'heure d'été plus le Festival de Paris m'on contraint de différer le fameux duel au sommet réclamé supra entre l'honorable Ciment et votre serviteur. Mais je viens de rentrer et de lire ce qui s'est écrit : le terme "renvoyé dos à dos" de Solal reprend une expression que j'avais employé dans mon commentaire fantôme effacé accidentellement et que vous n'avez pu lire l'autre soir...
Sur FULL METAL JACKET, un mot bref avant que j'aille dîner et que j'écrive davantage : j'ai vu le film une bonne dizaine de fois lors de sa sortie en exclusivité. Je pense que c'est d'ailleurs le dernier film intégral de Kubrick puisque EYES WIDE SHUT n'a pas été monté ni post-produit du vivant de Kubrick même s'il avait peut-être laissé quelques indications à la Warner qui l'a "achevé" et "distribué".
Une idée intelligente et saisissante de sa part : montrer qu'en dépit de leur entrainement inhumain et excessif, les marines US ne savent finalement pas se battre correctement : faute de "communication", de "moyens", de rapidité de réactions, ils meurent très facilement devant une sniper. Mais justement on ne sait pas encore qu'il n'y a qu'un sniper et que c'est une femme.
La première partie - camps d'entrainement - est facile et caricaturale. Elle déséquilibre le film en en occupant pratiquement la première moitié. Mais elle introduit le thème de la folie qui était déjà au coeur de THE SHINING. Soit. L'effet d'angoisse recherché est obtenu. Le héros qui aide le jeune homme persécuté jusqu'à un certain point puisqu'il contribuera lui aussi à sa persécution n'est guère sympathique. Or il semble emblématique : sa lucidité, son humour à froid, sa mise en évidence de la dualité par son casque symboliquement marqué d'une antithèse... il porterait éventuellement la vision de son metteur en scène. Pourquoi pas ?
Arrive la scène de la section décimée par le sniper et qui en vient à bout : le plan de la révélation terrible qu'il s'agit d'une jeune fille est génial. Absolument génial. Son agonie est un des moments les plus forts du cinéma mondial. Le dialogue qui a lieu entre ses victimes puis bourreaux est fort. On l'achève.
Eh bien je dis que c'est là qu'il fallait couper le film. Et Kubrick ne l'a pas coupé là.
Il a continué à filmer et quoi donc ? Une voix-off du jeune héros expliquant qu'il n'a plus peur, qu'il est devenu apte à ce qu'on réclame de lui. Et on le montre non plus isolé mais intégré aux rangs de soldats anonymes ayant survécus à l'assaut - au nettoyage - de la ville. Et les derniers plans nous font entendre une chanson dédiée à Mickey Mouse....
Je dis que cette fin est moralement ignoble, qu'elle annule la valeur morale du film, valeur qui s'était portée au point le plus haut pendant près de deux heure, point vers lequel tout le film montait crescendo s'il s'était terminé à la mort de la jeune viêt-namienne. Au lieu de celà, quoi donc ?
Au lieu d'un constat ambivalent (des victimes devenant bourreaux et réciproquement) un constat de réconciliation - commenté en voix-off dans ce sens, explicite... réconciliation avec quoi ? Avec les autres commentaires émis lors de la séquence de "l'interview" - mise en abyme de la télévision par le cinéma ? Avec les commentaires émis lors de la séquence de prostitution ? Je ne sais pas trop...
Mais le film me semble faux de deux points de vue :
- du point de vue de la guerre du Viêt-Nam déjà. Kubrick a filmé dans la banlieue de Londres sa ville viêt-namienne. C'est une stylisation anti-réaliste. Mais il en avait parfaitement le droit. Constatons d'ailleurs qu'après plus de 20 ans de films sur le Viêt-Nam, toutes les possibilités de discours réalistes contemporains comme mémorialistes (de John Wayne et Ray Kellog (1968) à Ted Post (1977) en passant par Oliver Stone (ancien soldat de cette guerre) sans parler des films dont un fragment de l'autobiographie du héros est illustré (Glickenhaus, Clark, Fruet, etc.) tout avait été dit et bien dit. On ne pouvait presque plus - au fond - que fantasmer. Et Kubrick venait de tourner un film fantastique : il en restait peut-être intimement au fond de lui une trace esthétique. Certes, la séquence de l'offensive du Têt est très bien : c'est le contraire de celle du sniper d'ailleurs : elle est réaliste. Et il y en a d'autres aussi respecteuses des données historiques. Quand bien même, convenons qu'il avait le droit créateur de ne plus rien respecter... il pouvait se le donner et se l'est donné : telle séquence absurde - le mitrailleur de l'hélicoptère abattant à la M60 des civils désarmés - tournant à la caricature la plus franche.
- Du point de vue du discours tenu sur la guerre et les hommes qui l'ont faits. Discours filmique comme discours scénaristique. La fin de FULL METAL JACKETT est d'un cynisme qui frôle l'abjection. Il s'en fallait de 5' pour que le film ait été l'un des meilleurs non seulement de Kubrick mais aussi de la filmographie de cette guerre. Tout est annihilé par cette fin inconséquente psychologiquement, ignoble moralement, esthétiquement nulle.
Esthétiquement nulle parce qu'on sait que Kubrick accordait un soin particulier à tous les aspects de son film, qu'il contribuait à chaque étape technique de sa réalisation et de sa post-production - allant jusqu'à réaliser lui-même le recadrage "pan and scan" de ses films pour la télévision américaine plutôt que de les laisser massacrer par des anonymes. Or, le fait que Kubrick ait voulut ou accepté (? - cela revient au même : il était maître à bord et avait depuis longtemps la "director's cut") cette fin, n'ai pas eu conscience qu'elle remettait les compteurs à zéro, que tout ce qui venait d'être montré n'avait strictement plus aucun sens - sinon celui d'une abjection élevée en objet de spectacle et au rang de modèle de conscience donné pour tel.
Autre point gênant : je me rappelle avoir vu le film aux Champs la plupart du temps seul, puis avec une amie. Les spots de publicités - comiques - venaient de se terminer et il n'y avait guère eu qu'une dizaine de secondes d'interruption - le film commençait immédiatement. La femme qui m'accompagnait était intuitive et fine mais avait eu un moment d'inattention. Lorsqu'elle a vu ces plans de têtes auquelles on coupait les cheveux les unes après les autres, elle a éclaté de rire. Et pour cause : elle pensait voir une publicité de plus... ! Le fait m'a frappé.... il signifiait que pour un public "standard" non-cinéphile et non-intellectuel, il n'y avait pas de différence esthétique à proprement parler entre les spots minables auquels nous avions assistés et ce début d'un film de Kubrick... cela me mettait mal à l'aise pour Kubrick. Cela ne serait pas arrivé avec, au hasard, Siegel, Post, Hawks ou un autre. Mais c'est arrivé à Kubrick. Et cela aussi mériterait d'être creusé : cette absence apparente de différence ontologique d'une image de publicité de 1988 (approx) et d'un film de Kubrick de la même année.
Mais enfin le pire est bien cette poursuite du film après l'exécution de la sniper vîetnamienne : c'est cela qui m'a été, à chaque vision du film, insupportable. Une faute esthétique et une faute morale. Non plus une dénonciation donc mais une complaisance fondamentale s'étalant, se glorifiant et se donnant pour telle.
Et c'est le même qui a réalisé SPARTACUS ? J'en viens à me demander à la réflexion si l'humanité profonde de certaines séquences de SPARTACUS ne proviennent pas tout bonnement de la pression constante de Kirk Douglas sur son cinéaste. C'est le moins kubrickien des Kubrick, SPARTACUS, c'est bien connu. Mais c'est pourquoi c'est peut-être aussi le plus populaire et celui qui vieillit le mieux. Et je ne dis pas cela à cause de sa reprise collector annoncée. C'est une idée qui prend corps depuis plusieurs années à chaque vision de ce film-là.
Poursuite de réflexions sur Kubrick plus tard...
Solal m'aura peut-être précédé utilement - comme il l'a fait ici-même aujourd'hui en complétant son dialogue avec Roy. Roy a raison de pointer l'ambition cosmologique de Kubrick mais c'est une ambition avouée qui là non plus ne me semble nullement tenue - j'ai envie de dire : "réalisée".
Pour Roy / merci de la précision - je me souviens aussi de RonBass en effet... mais cela ne change rien au plaisir que j'ai à vous lire
