Re: David Wark Griffith
Publié : 22 nov. 08, 18:42
1913
Pour en finir avec les courts métrages Biograph que j’ai vus, il me reste trois films dont la situation est assez particulière: les trois (The massacre, The mothering heart, The battle at Elderbush Gulch) sont des «deux bobines» , et offrent à notre regard un aperçu des ambitions de Griffith, qui cherche à étendre sa production, sans pour autant lâcher le public, dont on nous répète encore à l’époque qu’il n’a que très peu de capacité à se concentrer…
Tourné en novembre 1912 à Fort Lee, après Oil and water, (Le premier «deux bobines» depuis Enoch Arden) The Massacre ne sortira qu’en février 1913. Il deviendra, à sa façon, un classique du western, et doit sans doute cette position enviable à sa construction: mélange de mélodrame, de drame historique, de film d’aventures, Griffith ne choisit jamais et pose les jalons des ingrédients futurs du western. Il me déçoit toutefois, par la manipulation un peu trop voyante utilisée par le metteur en scène pour nous impliquer dans une scène de bataille déjà anthologique; le film nous conte en effet deux histoires: le départ vers l’ouest de l’héroïne jouée par Blanche Sweet et son mari interprété par Charles West, d’une part, et les pérégrinations fatales d’un régiment de Cavalerie mené par un officier à la Custer, dont un ancien prétendant de Blanche Sweet est l’un des scouts (Un guide civil, pas un ridicule gamin en uniforme youkaïdi), joué par Wilfred Lucas. Le prologue, comme d’habitude, est centré sur Blanche afin de capter le public, et l’impliquer jusqu’au bout; de fait, lorsque le simili-Custer a mené l’attaque sur un village indien, et doit subir les représailles à ce qui pourrait bien être Little Big Horn, les gens de la caravane dont font partie Blanche et son mari sont avec la cavalerie, et ces pionniers vont eux aussi subir l’attaque fatale. Le suspense est lié à la question suivante : le mari de l’héroïne préviendra-t-il les secours à temps pendant que Blanche et son enfant, protégés par les cavaliers (Et le scout, dont le sens du sacrifice est souligné) courent un danger particulièrement mortel? Non que je refuse ma part de suspense lorsqu’elle m’est donnée, mais les incohérences du récit, le côté collage (« Bonjour, amis pionniers. Nous venons de massacrer des femmes et des enfants, leurs maris doivent le savoir à présent, et ils ne sont surement pas contents. Vous joignez-vous à nous ? –D’accord. »), et la frustration du spectateur que je suis de voir Griffith lâcher en plein vol le sujet qu’il avait abordé (Nommément, le massacre de Washita, qui pré-data Little Big Horn de quelques années : il s’agissait effectivement de l’acte de barbarie qui sera à la base de la fédération de plusieurs tribus –un cas unique dans l’histoire des Amérindiens- qui donnera une victoire spectaculaire contre Custer) : la description du massacre par la cavalerie des femmes, des vieillards et des enfats est montrée ici sans ambigüité, avec tout le savoir-faire dont Griffith pouvait faire preuve, tant dans le montage que dans le dosage de ce qu’il faut voir et de ce qu’on peut suggérer. Mais l’indignation soulevée par l’anecdote ne débouche que sur le coté mécanique des représailles… C’est tout Griffith: il soulève des problèmes, il pose des questions, mais n’y apportera pas de réponse. D’ailleurs, je me permets moi aussi de soulever une question, sans y apporter non plus de réponse: de quel massacre nous parle le titre de ce film ambigu? Le film est très distrayant, et le suspense marche à fond, c’est bien le principal.
Une déception d’un tout autre ordre nous attend avec The Battle at Elderbush Gulch : un village de pionniers, sis à proximité d’un campement indien, subit une attaque mortelle de la tribu, dont la colère a été provoquée par la mort du fils de chef, abattu par un cow-boy qui voulait protéger une adolescente. A nouveau, un homme se dévoue pour aller chercher du secours. Derrière ce scénario mis en image en Californie, on a une histoire épique à la Griffith, qui est dans l’ensemble rondement menée, avec Mae Marsh en orpheline qui arrive à l’ouest (Au cours d’un prologue Dickensien) en compagnie d’un gentil couple un peu gnan-gnan, joué par Lillian Gish et Bobby Harron : ils ont un enfant, qui jouera un rôle malgré son jeune âge. L’essentiel de l’action est provoqué par le fait que le patron du ranch, dont l’oncle de Mae est l’employé, interdit à la jeune fille de garder son chiot à l’intérieur de la maison. Pendant la nuit, deux Indiens entendent le chien, et s’apprêtent à le tuer pour le manger, lorsque la jeune fille intervient, ce qui entraîne la mort du jeune fils de chef comme on l’a dit plus haut. Je me permets ici deux digressions : d’une part, Mae Marsh, en jeune préadolescente écervelée, est insupportable ; d’autre part les indiens nous sont, dans ce film, présentés comme d’abominables sauvages: ils mangent du chien, ils boivent comme des trous, ils font des fêtes païennes à s’endormir par terre en pleine danse, et ils ont dépenaillés… Tiens donc ! C’en est fini de la magnanimité décrite dans d’autres films plus anciens, mais c’est aussi bien loin de la peinture des expéditions punitives de Custer sur les femmes et les enfants… la deuxième bobine du film repose donc sur ces bases soigneusement empilées durant la première, et on assiste donc à une bataille, de plus en plus meurtrière pour toutes les parties concernées, à de micro-suspenses liés au jeune couple (Le bébé ? Ou est le bébé ?) où à la jeune fille (Tiens ? Un bébé dans les bras d’un Cow-boy mort. Si je le sauvais?); tout cela est bien rendu, mais les gros sabots l’emportent vraiment sur la subtilité. La dimension épique vers laquelle Griffith tend, avec ces deux westerns, est surtout pour lui l’occasion de grossir le trait, et en retour il ne nous gratifie pas de beaucoup : tout au plus peut-on glaner ça et là un début lyrique (Blanche Sweet, rêveuse, les pieds dans l’eau au début de The massacre), des extérieurs convaincants pour The massacre, des scènes de bataille relevées d’un fouillis de fumigènes qui accentuent le coté « boucherie héroïque » que Griffith aimait tant à souligner dans ses films, tout en s’y vautrant allègrement puisqu’il savait le public friand d’émotions fortes, etc…
Le film ressemble finalement à une ébauche de Birth of a Nation, par son racisme, son coté simpliste, et par des anecdotes précises: la cabane dans laquelle sont réfugiés les blancs est assiégée par les "sauvages", et lorsque les cartouches se font rares, les hommes s'apprêtent à sacrifier leurs femmes pour leur éviter un destin pire que la mort...
Sinon, Elderbush Gulch ressemble à un galop d’essai pour Mae Marsh, autour de laquelle est centrée l’action. Le rôle de gentille demeurée que lui a donné Griffith ne lui rend pas justice, loin delà… Tout comme Lillian Gish qui, malgré le fait que le réalisateur l’avait enfin remarquée en cet été 1913, reste cantonnée une fois de plus dans les jeunes ravissantes idiotes. Mae marsh aura sa revanche avec Intolerance, et Lillian Gish l’a déjà eue avec The mothering heart, tourné en avril de cette même année.
Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, « de femme », que sont The painted Lady ou The New York hat ; Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules : elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sur, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions. Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (Elle est, bien sur, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…). Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (Meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage : Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans Birth of a nation, True heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seuil moment ou Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.
Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine : il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (Danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites : le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit ; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.
A la veille de se frotter à d’épiques œuvres qui vont le mener très loin, mais aussi s’éloigner souvent de cette subtilité qui fut la sienne à la Biograph, on sent que Griffith a besoin de pousser les limites imposées par ses producteurs, ce qui va le mener à Judith of Bethulia, puis à tourner désormais systématiquement en format long, mais il est clair qu’il n’a pas confiance en son public : il ne veut pas trop lui en demander, et se sentira toujours l’obligation de lui mâcher un peu trop le travail : voilà sans doute le plus évident défaut de ces trois films, qui concluent jusqu’à nouvel ordre ce panorama des aventures de Griffith à la Biograph.
Pour en finir avec les courts métrages Biograph que j’ai vus, il me reste trois films dont la situation est assez particulière: les trois (The massacre, The mothering heart, The battle at Elderbush Gulch) sont des «deux bobines» , et offrent à notre regard un aperçu des ambitions de Griffith, qui cherche à étendre sa production, sans pour autant lâcher le public, dont on nous répète encore à l’époque qu’il n’a que très peu de capacité à se concentrer…
Tourné en novembre 1912 à Fort Lee, après Oil and water, (Le premier «deux bobines» depuis Enoch Arden) The Massacre ne sortira qu’en février 1913. Il deviendra, à sa façon, un classique du western, et doit sans doute cette position enviable à sa construction: mélange de mélodrame, de drame historique, de film d’aventures, Griffith ne choisit jamais et pose les jalons des ingrédients futurs du western. Il me déçoit toutefois, par la manipulation un peu trop voyante utilisée par le metteur en scène pour nous impliquer dans une scène de bataille déjà anthologique; le film nous conte en effet deux histoires: le départ vers l’ouest de l’héroïne jouée par Blanche Sweet et son mari interprété par Charles West, d’une part, et les pérégrinations fatales d’un régiment de Cavalerie mené par un officier à la Custer, dont un ancien prétendant de Blanche Sweet est l’un des scouts (Un guide civil, pas un ridicule gamin en uniforme youkaïdi), joué par Wilfred Lucas. Le prologue, comme d’habitude, est centré sur Blanche afin de capter le public, et l’impliquer jusqu’au bout; de fait, lorsque le simili-Custer a mené l’attaque sur un village indien, et doit subir les représailles à ce qui pourrait bien être Little Big Horn, les gens de la caravane dont font partie Blanche et son mari sont avec la cavalerie, et ces pionniers vont eux aussi subir l’attaque fatale. Le suspense est lié à la question suivante : le mari de l’héroïne préviendra-t-il les secours à temps pendant que Blanche et son enfant, protégés par les cavaliers (Et le scout, dont le sens du sacrifice est souligné) courent un danger particulièrement mortel? Non que je refuse ma part de suspense lorsqu’elle m’est donnée, mais les incohérences du récit, le côté collage (« Bonjour, amis pionniers. Nous venons de massacrer des femmes et des enfants, leurs maris doivent le savoir à présent, et ils ne sont surement pas contents. Vous joignez-vous à nous ? –D’accord. »), et la frustration du spectateur que je suis de voir Griffith lâcher en plein vol le sujet qu’il avait abordé (Nommément, le massacre de Washita, qui pré-data Little Big Horn de quelques années : il s’agissait effectivement de l’acte de barbarie qui sera à la base de la fédération de plusieurs tribus –un cas unique dans l’histoire des Amérindiens- qui donnera une victoire spectaculaire contre Custer) : la description du massacre par la cavalerie des femmes, des vieillards et des enfats est montrée ici sans ambigüité, avec tout le savoir-faire dont Griffith pouvait faire preuve, tant dans le montage que dans le dosage de ce qu’il faut voir et de ce qu’on peut suggérer. Mais l’indignation soulevée par l’anecdote ne débouche que sur le coté mécanique des représailles… C’est tout Griffith: il soulève des problèmes, il pose des questions, mais n’y apportera pas de réponse. D’ailleurs, je me permets moi aussi de soulever une question, sans y apporter non plus de réponse: de quel massacre nous parle le titre de ce film ambigu? Le film est très distrayant, et le suspense marche à fond, c’est bien le principal.
Une déception d’un tout autre ordre nous attend avec The Battle at Elderbush Gulch : un village de pionniers, sis à proximité d’un campement indien, subit une attaque mortelle de la tribu, dont la colère a été provoquée par la mort du fils de chef, abattu par un cow-boy qui voulait protéger une adolescente. A nouveau, un homme se dévoue pour aller chercher du secours. Derrière ce scénario mis en image en Californie, on a une histoire épique à la Griffith, qui est dans l’ensemble rondement menée, avec Mae Marsh en orpheline qui arrive à l’ouest (Au cours d’un prologue Dickensien) en compagnie d’un gentil couple un peu gnan-gnan, joué par Lillian Gish et Bobby Harron : ils ont un enfant, qui jouera un rôle malgré son jeune âge. L’essentiel de l’action est provoqué par le fait que le patron du ranch, dont l’oncle de Mae est l’employé, interdit à la jeune fille de garder son chiot à l’intérieur de la maison. Pendant la nuit, deux Indiens entendent le chien, et s’apprêtent à le tuer pour le manger, lorsque la jeune fille intervient, ce qui entraîne la mort du jeune fils de chef comme on l’a dit plus haut. Je me permets ici deux digressions : d’une part, Mae Marsh, en jeune préadolescente écervelée, est insupportable ; d’autre part les indiens nous sont, dans ce film, présentés comme d’abominables sauvages: ils mangent du chien, ils boivent comme des trous, ils font des fêtes païennes à s’endormir par terre en pleine danse, et ils ont dépenaillés… Tiens donc ! C’en est fini de la magnanimité décrite dans d’autres films plus anciens, mais c’est aussi bien loin de la peinture des expéditions punitives de Custer sur les femmes et les enfants… la deuxième bobine du film repose donc sur ces bases soigneusement empilées durant la première, et on assiste donc à une bataille, de plus en plus meurtrière pour toutes les parties concernées, à de micro-suspenses liés au jeune couple (Le bébé ? Ou est le bébé ?) où à la jeune fille (Tiens ? Un bébé dans les bras d’un Cow-boy mort. Si je le sauvais?); tout cela est bien rendu, mais les gros sabots l’emportent vraiment sur la subtilité. La dimension épique vers laquelle Griffith tend, avec ces deux westerns, est surtout pour lui l’occasion de grossir le trait, et en retour il ne nous gratifie pas de beaucoup : tout au plus peut-on glaner ça et là un début lyrique (Blanche Sweet, rêveuse, les pieds dans l’eau au début de The massacre), des extérieurs convaincants pour The massacre, des scènes de bataille relevées d’un fouillis de fumigènes qui accentuent le coté « boucherie héroïque » que Griffith aimait tant à souligner dans ses films, tout en s’y vautrant allègrement puisqu’il savait le public friand d’émotions fortes, etc…
Le film ressemble finalement à une ébauche de Birth of a Nation, par son racisme, son coté simpliste, et par des anecdotes précises: la cabane dans laquelle sont réfugiés les blancs est assiégée par les "sauvages", et lorsque les cartouches se font rares, les hommes s'apprêtent à sacrifier leurs femmes pour leur éviter un destin pire que la mort...
Sinon, Elderbush Gulch ressemble à un galop d’essai pour Mae Marsh, autour de laquelle est centrée l’action. Le rôle de gentille demeurée que lui a donné Griffith ne lui rend pas justice, loin delà… Tout comme Lillian Gish qui, malgré le fait que le réalisateur l’avait enfin remarquée en cet été 1913, reste cantonnée une fois de plus dans les jeunes ravissantes idiotes. Mae marsh aura sa revanche avec Intolerance, et Lillian Gish l’a déjà eue avec The mothering heart, tourné en avril de cette même année.
Ce film me semble, sans forcément être une réussite totale, d’un très haut niveau malgré tout : il s’agit d’une histoire domestique, psychologique dirait-on, qui renvoie à ces petits films délicats, « de femme », que sont The painted Lady ou The New York hat ; Après Blanche Sweet ou Mary Pickford, c’est au tour de Lillian Gish de se voir confier le rôle principal d’un film difficile. Elle y est magistrale, et le film repose entièrement sur ses épaules : elle y est une jeune femme récemment mariée, dont le mari rapidement lassé fricote avec une intrigante. Elle le quitte, a un enfant en son absence, et après la fin de l’idylle extraconjugale, le mari retourne voir son épouse au moment de la mort de leur enfant. Le prologue, centré sur Lillian bien sur, nous informe qu’elle a des doutes sur le mariage éventuel avec son petit ami, ce qui va renforcer le caractère sacrificiel de ses actions. Griffith avait sans doute besoin de ces précisions pour son argument, mais Lillian Gish non: le public est de son coté lorsqu’elle quitte son mari volage, et la force de son regard, principal ingrédient de son jeu d’actrice sur ce film, fait mouche dans les nombreuses scènes d’intérieur (Elle est, bien sur, une jeune ménagère, et est filmée souvent dans sa cuisine, au chevet de son bébé…). Un autre atout, qu’elle rappelle entre d’autre merveilles dans son indispensable biographie, c’est sa capacité à mettre en relation les accessoires (Meubles, vêtements, ou ici une tétine très symbolique) et les émotions de son personnage : Griffith utilise beaucoup cet aspect de son jeu dans Birth of a nation, True heart Susie ou Broken blossoms. Ici, ce talent culmine dans le seuil moment ou Lillian, filmée en plan large, se laisse aller. Dans une soudaine flambée intérieure de violence, elle laisse éclater sa rage en détruisant des arbustes avec un branchage ramassé par terre. Après quelques secondes, elle se recompose et reprend son quant-à-soi. Un moment qui fait froid dans le dos, tant les évènements accumulés ont permis au public d’épouser son point de vue la distance de la caméra laisse le public profiter du coté soudain et incontrôlable de (court) accès de colère.
Il était sans doute ambitieux de conter ce drame domestique, de montrer subtilement l’adultère, l’abandon, le sacrifice de la femme qui décide de retourner chez sa mère, tout en lui donnant raison. Mais Griffith, sans doute enivré par la performance de son actrice, a étoffé son film, et l’a prolongé au-delà des limites de la bobine : il dure 23 minutes. Le metteur en scène a fait construire un décor spectaculaire, afin de montrer la genèse de l’adultère : le mari et la femme sortent dans un lieu de plaisir un peu canaille, et la jeune femme est mal à l’aise devant l’atmosphère enfumée et avinée, mélange de sophistication et de vulgarité, symbolisée par des danses toutes plus ridicules les unes que les autres (Danses de nymphes en toge, danse apache à la Feuillade, etc…). Ces scènes, qui établissent la rencontre de l’homme avec sa future maitresse, sont assez maladroites : le montage n’aide pas l’éparpillement de l’attention du spectateur, et elle soulignent à trop gros trait les différences entre l’innocence charmante et le coté « prostituée » de la maitresse : c’est donc d’un Griffith moraliste qu’il s’agit ; on s’en serait passé, tant le drame vécu sous nos yeux par Lillian Gish est entièrement captivant et suffisant.
A la veille de se frotter à d’épiques œuvres qui vont le mener très loin, mais aussi s’éloigner souvent de cette subtilité qui fut la sienne à la Biograph, on sent que Griffith a besoin de pousser les limites imposées par ses producteurs, ce qui va le mener à Judith of Bethulia, puis à tourner désormais systématiquement en format long, mais il est clair qu’il n’a pas confiance en son public : il ne veut pas trop lui en demander, et se sentira toujours l’obligation de lui mâcher un peu trop le travail : voilà sans doute le plus évident défaut de ces trois films, qui concluent jusqu’à nouvel ordre ce panorama des aventures de Griffith à la Biograph.