Après deux révisions successives en l'espace de trois jours, la conclusion s'impose :
Marie-Antoinette fait partie de cette petite poignée de films (
Sueurs froides,
Eyes Wide Shut,
Blade Runner...) pour lesquels je voue un amour littéralement obsessionnel. Ce film m'obsède, dépasse mon entendement. Voilà.
Le texte qui suit ne cherche pas foncièrement débat, revendique une totale subjectivité. Il s'agit juste de partager un peu de ma passion en espérant qu'elle soit communicative. Déjà à l'époque, en sortant de la salle de ciné, je tentais vainement de recoller les morceaux de mon esprit que le film venait d'atomiser... je n'avais jamais rien vu de pareil auparavant, et savais intimement que je venais de vivre une expérience inoubliable, orgasmique.
C'était le film historique dont j'avais toujours rêvé sans savoir comment le mettre en forme. Cet aveu peut paraître surprenant de la part de quelqu'un attentif au respect de l'Histoire. Mais ce qu'il y a de formidable dans l'entreprise de Sofia Coppola, c'est le numéro d'équilibriste constant auquel elle se livre dans sa vision : la volonté de rigoureusement attacher l'historicité au récit à la première personne, de ne laisser filtrer l'Histoire qu'au travers d'un parti-pris essentiellement psychologique, conditionnant ensuite les choix esthétiques, musicaux, émotionnels, spirituels.
Sans être rigoureuse avec l'Histoire (qui par ailleurs l'intéresse peu en termes événementiels), la réalisatrice conserve pourtant une unité miraculeuse sur l'ensemble de son projet, trouvant dans sa quête de la liberté stylistique une minutie, une authenticité, une vie, une incarnation, qui rendent profondément crédibles et
vrais, à défaut d'être
exacts, chacun des personnages, chacune des scènes, chacune des reconstitutions.
C'est ça qui me met K.O., et que je ne crois pas avoir revu dans aucun autre film historique : ce tourbillon de vie, cette proximité avec l'Histoire non appréhendée en tant que discipline scientifique, mais en tant que chose vivante. Extraire de la fantaisie affichée une prodigieuse justesse, une pureté, transcendant les seules considérations de fidélité. L'impression incroyable de tutoyer, de toucher ces gens... loin de les avoir désacralisés, la réalisatrice leur a rendu toute leur chair, leur humanité, leur relief, leur faculté à exister quotidiennement.
Notamment, tout le décorum (les pâtisseries, le champagne à flot, les jetons, les modes, tout l'arsenal visuel de la luxure) existe par filtrage subjectif de Marie-Antoinette, il n'est jamais filmé pour lui-même, pour le simple plaisir de la magnificence ou de faire "historique" : le film est incroyablement intimiste alors que fastueux. C'est là que réside l'essence de cette réussite : la réalisatrice ne démord jamais de son personnage-titre, ne cherche pas à mettre en images autrement qu'en adéquation de la sensibilité de sa Marie-Antoinette. C'est en épousant son point de vue que le film parvient à être si convaincant dans sa résurrection de la vie à Versailles : le château vit au travers de son regard, n'est plus une matière froide.
"Ceci, Madame, c'est Versailles !". Versailles où se conclura naturellement l'histoire. De ce point de vue la reconstitution de
Marie-Antoinette, dans toutes ses exubérances et ses anachronismes, mais aussi dans toute sa maniaquerie et l'inattaquabilité de ses décors, demeure sans doute la plus grisante que le cinéma m'ait offert en tant que spectateur. En termes artistiques mais également en termes émotionnels, le sentiment de projection étant total.
Marie-Antoinette, c'est donc bien sûr Kirsten Dunst, aussi. Charmante, adorable, enjouée, fragile, innocente. Au-delà des coiffures, son évolution physique au long du film est fascinante. Très honnêtement, je n'ai pas d'exemple récent qui me vienne en tête d'une actrice qui ait à ce point fait corps avec son rôle, au point de s'imposer dans l'inconscient. Je ne peux plus imaginer quelqu'un d'autre qu'elle. Elle est lumineuse, magnifique... évidente. Quelque chose de miraculeux se produit sur les images.
Son visage tendre exprime toutes les bonnes volontés, l'optimisme et la sensibilité d'une fille parachutée dans un monde trop dur pour elle, aliénant dans sa répétitivité ritualisée. Le film cerne la violence émotionnelle de ce monde, propose une lecture plaintive mais cohérente des états d'âme de "l'Autrichienne" en questionnant son intériorisation des déceptions et gifles essuyées. Rien de plus logique que la réalisatrice insiste ainsi sur la non consommation du mariage princier, l'étiquette, par exemple. Et rien de plus logique également que le climax émotionnel du film n'aille pas chercher du côté du sort funeste de la Reine, mais illustre sa "condamnation" par une humiliation de cette même Cour qui l'avait hypocritement adoptée : la scène de l'Opéra, où le silence et les regards, tétanisants, rappellent la violence des
Liaisons dangereuses. Je dois dire que toute cette séquence, bercée par Rameau, avec l'idée visuelle du deuil au travers des tableaux, me fait quasiment chialer à chaque fois.
C'est un lieu commun de dire que la modernité de la démarche de Coppola va de paire avec l'approche psychologique : d'un sentiment d'inadaptation, la réalisatrice tire le portrait d'un spleen adolescent dopé aux codes sociaux contemporains (le bal masqué comme virée en discothèque, les copines, l'amourette... jusqu'au dernier plan symbolique où Sofia Coppola amalgame "l'antre" de la chambre, profanée, détruite, à un état d'esprit et une condition). Ce fusionnement entre les thématiques de la réalisatrice, et l'interprétation psychologique portée sur la Reine, accouche d'un portrait de femme obsédant et plein d'empathie. L'émotion n'est jamais forcée, elle affleure constamment, grâce à l'implication de l'actrice et aux délicatesses de la réalisation. Comme disait Jack Griffin dans le topic, la fuite en avant de Marie-Antoinette émeut car elle est filmée comme une libération, alors même que le spectateur est conscient que l'optimisme de la jeune femme n'est pas promis à la durabilité. Cela crée une gêne, un attendrissement profond et mélancolique, qui, peut-être plus que la brillance formelle, la B.O. ou les décors, laisse l'empreinte la plus entêtante.

Ce film est magique.
