Il serait sympa, chic, sport et urbain de ne pas oublier cette réussite du Père Clint. En 2003, dans le cadre de la série musicale produite par Scorsese qui en réalise un opus en plus de Marc Levin, Charles Burnett, Mike Figgis, Richard Pearce et Wim Wenders, Clint Eastwood participe à l'entreprise (un tantinet trop
world à mon goût) en y posant sa contribution, que je trouve être la meilleure de la collection. Pourtant, rien de bien neuf sous le soleil des docus musicaux : les archives se succèdent et les personnalités défilent pour y aller de leurs anecdotes. Mais, s'attelant à un panorama-hommage à la musique noire pianistique, l'homme sans nom, tel qu'on ne le verra jamais aussi plaisamment disponible, introduit son affaire avec Ray Charles, et la clôt avec le même, pour nous offrir rien moins, en 1h29, que son
Voyage à travers le Piano américain (tel que l'ont pratiqué de fabuleux artistes noirs et quelques blancs au cours des décennies les plus cruciales de la musique populaire moderne). Si la construction, le "scénario" même, de l'opus sont, je le suggérais plus haut, prévisibles et si Eastwood prend le risque d'énerver les puristes en faisant de peu discrètes infidélités au blues contenu dans
Piano Blues pour parler aussi beaucoup de jazz, on ne manque pas de se dire que tout cela participe de la même engeance et que le bleu de
blues se retrouve aussi dans "blue note".
Mais il y a plus satisfaisant encore : Clint Eastwood réalise là un film qui porte bien sa marque , tel l'étendard omniscient et pourtant discret, signataire mais modeste de l'amateur passionné et amoureux de cette forme d'expression musicale. Impossible, donc, de laisser la forme du documentaire exprimer un quelconque style
eastwoodien mais il ne s'agit pas non plus d'interdire que la copie soit irriguée, des pieds à la tête, par la sensibilité vibrante du réalisateur.
Piano Blues opte pour un parti-pris qui fait fi de toute espèce de coquetterie, qui esquive le pathos, oblitère toute récupération façon "united colors" : il fonce, nous montre du piano, encore du piano, rien que du piano. Que les archives se bousculent ou que des intervenants prestigieux improvisent sous l'œil respectueux de Clint, ça ne débande pas, ça pianote tout le temps. Ça pianote tellement, que du
boogie woogie au
stride, du blues méditatif aux syncopes de la Nouvelle-Orléans, ce sont nos doigts, au bout du compte, qui finissent mentalement par danser sur des claviers surchauffés, lors d'une
jam finale, véritable parade glissante qui entremêle archives (Dorothy Donegan, Otis Spann, Oscar Peterson, Fats Domino ou Professor Longhair) et prises "en direct" (Dave Brubeck, Dr John, Jay Mc Shann et Marcia Ball aux pieds tarantiniens) avant de laisser Ray Charles conclure d'une manière un peu plus attendue.
Un cahier des charges, donc, honoré (le frustration n'y a pas sa place) et, du coup, un beau Eastwood, pour ce qu'il laisse sourdre de ce que le cinéaste a en lui de l'esthète et du poète secret.