3.
Le ciel est à vous de Jean Grémillon (1943) :
Avec Madeleine Renaud, Charles Vanel, Jean Debucourt, Léonce Corne, Raymonde Vernay, Anne Vendenne, Michel François, Raoul Franco... Scénario d'Albert Valentin – Adaptation et dialogues de Charles Spaak – Musique de Roland Manuel – Genre : aventure – Production française – Date de sortie : 02/02/1944
Mon avis :
Pierre et Thérèse, un couple marié, éprouvent une passion commune pour l'aviation. Ils délaissent vies familiale et professionnelle pour se consacrer aux courses aéronautiques, elle au pilotage, lui à la mécanique.
Un film emblématique de la période trouble durant laquelle il fut tourné. Revu aujourd'hui, il est fascinant à analyser. Déjà parce que vichystes comme résistants ont revendiqué les valeurs défendues par le film, tout en occultant ce qui n'entrait pas vraiment dans leur ligne de pensée. D'un côté les collaborationnistes saluaient cette famille modèle (couple marié avec deux enfants studieux et belle-mère à charge) retroussant ses manches pour travailler à la gloire du pays et respectant les valeurs en vigueur tout en étant constructif, de l'autre les gaullistes saluaient cet appel à l'évasion et au refus des conventions de l'ordre établi. Au milieu, les communistes ne pouvaient que relever l'ardeur de ce couple en bleu de travail à travailler de ses mains sans apports financiers, compensant par sa passion et sa sueur un manque de moyens chronique. Bref, tout le monde s'y retrouvait, à condition de ne voir que ce qu'on avait envie d'y voir... Il y a sûrement un peu de tout cela dans ce film, même s'il est difficile de deviner les pensées de l'auteur.
Pourtant, à y regarder de plus près, Grémillon parsème son film de signes plus ou moins forts (la censure veillait, d'autant que le tournage était surveillé, histoire qu'il ne vienne pas à l'idée de quelqu'un de s'envoler vers d'autres cieux avec un des appareils) pour que l'on penche vers l'appel à la résistance.
D'entrée, le plan du troupeau de moutons croisant un groupe d'enfants défilant au pas d'un curé jette un certain trouble car en quelques secondes tout est déjà dit : la France est un troupeau de moutons mené par son berger (sous-entendu Pétain) qui n'admet qu'une autre foi, celle envers le Seigneur, et son avenir, ce sont les enfants qu'il faut faire et élever pour le bien futur du pays. D'ailleurs, le schéma qui se dessine autour du couple rappelle étrangement la situation d'alors : l'épouse passionnée incarne l'esprit de résistance, le mari inquiet et hésitant la majorité silencieuse courbant l'échine sans prendre parti, la belle-mère la sévérité héritée de Vichy ne tolérant aucun détour de la morale obéissante, quant au village, grondant et menaçant, c'est la représentation des armes du parti dans un niveau croissant de répression : réprobation bienveillante, puis délation, pour finir par la violence.
Autre signe, mais là il faut s'y connaître un peu en aviation, le petit avion que pilote Thérèse est un Caudron Aiglon (de conception française) et elle va battre le concurrent favori, le Messerchmitt 108 (de conception allemande).
Grémillon maquille tout ceci dans une apparente servilité, car tous les ingrédients vichystes y sont dès le début : France rurale et besogneuse, éducation religieuse, enfants, respect de l'ordre (au début, la famille se fait exproprier dans la bonne humeur... ). De plus il utilise l'argument de l'histoire vraie (un peu arrangée il est vrai) puisque le scénario s'inspire en partie de la vie d'une pilote, Andrée Dupeyron.
Mais au-delà de ces arguments (et peut-être aussi ces arguties) politiques plus ou moins sous-jacents, il ne faudrait pas oublier l'aspect artistique de l'œuvre. Car Grémillon s'attache à décrire des gens simples et attachants, maladroits aussi (voir comment ils délaissent petit à petit leurs enfants, notamment la passion pour la musique de leur fille : encore un aspect qui ne va pas vraiment dans le sens de Vichy... ), dans leur passion encombrante.
Car il parle là de passion, comme dans ses films les plus connus comme
Gueule d'amour (1937) ou
Remorques (1939). Sauf qu'ici elle est double : celle pour un besoin presque physique de quitter le plancher des vaches pour des sensations inédites et fortes, et celle d'un amour au quotidien d'un homme qui abandonne tout pour voir sa femme s'épanouir, même sans lui, deux passions qui convergent vers une seule finalement, celle d'un couple qui a but commun, peut-être pas pour les mêmes raisons, mais suffisamment complémentaires pour qu'ils y trouvent leur secret du bonheur.
Un film exalté et exaltant, l'un des plus beaux tourné sous l'occupation, porté par les prestations de Madeleine Renaud et Charles Vanel.
Étoiles : * * * *. Note : 16/20.
Autour du film :
1. Le personnage de Thérèse est inspiré d'Andrée Dupeyron. Cette aviatrice avait créé l'évènement en mai 1938 en battant avec son Caudron le record féminin de vol en ligne droite entre Oran (Algérie) et Tel El Ahan (Irak), ce qui donne une distance de 4360 Km. A l'époque, avec les moyens de navigation et de transmission existants, et sans ravitaillement en vol, c'était un véritable exploit. Comme dans le film, elle était l'épouse d'un garagiste.

2. Une autre aviatrice française célèbre est citée dans le film, c'est Elisabeth Lion, surnommée « La Lionne » qui battit le 14 mai 1938 le record de distance féminine, qu'elle ne garda que 2 jours puisque Andrée Dupeyron fit mieux. Le Caudron utilisé dans le film est l'appareil avec lequel Elisabeth établit son record. Elle passa son brevet de pilote à 30 ans, en 1934. Elle enchaine ensuite les compétitions : première au classement féminin des 12 heures d'Anger en juillet 1936, gagne la coupe Hélène Boucher (autre grande aviatrice française) lors de la course Paris-Cannes le mois d'après, obtient le record féminin d'altitude en décembre 1937, et elle en pulvérise deux autres du même genre ce mois-ci, et elle multiplie ainsi les tentatives. Le 29/12/1938, elle est élevée au grade de Chevalier de la Légion d'Honneur. En 1945, Charles Tillon, ministre de l'air, décide de créer un corps de pilotes militaires féminin : elle fait partie des 5 pilotes sélectionnées, ce qui en fait l'un des toutes premières pilotes féminins de l'armée de l'air. Hélas l'expérience tourne court faute de budget, et on perd la trace de l'aviatrice. Elle décède le 09/01/1988.

3.
Le ciel est a vous fut un succès populaire à sa sortie, le dernier de Jean Grémillon, qui ne tournera plus que trois longs-métrages, dont
L'étrange Madame X (1951). 1944 fut une année plus que mouvementée pour la France (débarquements de Normandie et de Provence, libération de Paris... ), aussi les chiffres du box-office de cette année ne sont hélas pas disponibles, du moins sur les sites du net spécialisés.