Cela faisait bien longtemps que je ne l'avais pas revu. Je dois dire que j'aime bien
Always. Ce n'est certes pas un cru majeur dans la filmographie de Spielberg, mais il contient suffisamment de qualités pour que le spectateur y trouve matière à enchantement, au premier titres desquelles ces incroyables choses que Spielberg manie divinement qui sont la magie et le talent.
Always intervient dans une phase, depuis le milieu des années 1980, où le cinéaste tente d'explorer de nouveaux horizons, de délaisser les grosses productions pour opter pour des sujets intimistes, plus "respectables" aux yeux d'une critique qui ne voit alors en lui qu'un réalisateur commercial, comme Hitchcock dans les années 1950. La trajectoire qu'a entrepris Spielberg à l'issue d'
Indiana Jones et le Temple maudit, sommet déchaîné de virtuosité, se veut plus apaisée, plus contemplative, et dans une perspective qui conduira le cinéaste de
La Couleur Pourpre (1985) et
Empire du Soleil (1987) à l'aboutissement définitif et sans retour possible qu'est
La Liste de Schindler (1993), s'intercale cette étape, a priori mineure, mais en fait importante dans le cheminement de Spielberg, qu'est
Always.
Gardons-nous bien d'assurer que cette trajectoire, d'une manière générale, constitue une rupture dans l'œuvre du réalisateur, car ce serait faire fausse route : d'une part parce que la rupture implique une césure nette, alors que les choses sont plus compliquées dans le cas d'un cinéaste qui, on a souvent tendance à l'oublier, a commencé sur des œuvres sombres et violentes ; et d'autre part parce qu'un peu à la manière d'un Cronenberg, Spielberg a, à plusieurs reprises, redéfini son cinéma sans en trahir l'essence, que ce soit d'un point formel ou thématique. Un film important comme
Empire du Soleil, par exemple, témoigne toujours de l'intérêt de son auteur pour l'enfance, pour (la perte de?) l'innocence, pour la filiation, pour les tragédies de l'Histoire. Il serait donc plus judicieux de parler de continuité novatrice pour ce tournant indistinct des années 1980 qui annonce les chefs-d'oeuvre graves des années 1990-2000. Et, sans vouloir surestimer son rôle et son poids,
Always est intéressant dans ce cheminement, car il illustre la volonté de son auteur de s'inscrire dans la tradition et l'héritage des grands maîtres de l'Age d'or hollywoodien (il s'agit d'un remake d'
A guy named Joe de Victor Fleming, un des films favoris de Spielberg et Dreyfuss), et de le faire avec une simplicité et une apparente modestie qui n'empêchent pas d'évoquer des sujets pas franchement joyeux, comme le deuil, la renonciation, la souffrance d'avoir perdu un être cher et la difficulté de tourner la page - soit autant de thèmes que Spielberg avait peu voire pas du tout évoqué jusque là.
Always est hanté par la mort, par l'au-delà, par l'entretien du souvenir des disparus - oh, certes, de manière relativement optimiste, apaisée, aérienne - et il est regrettable que le succès de
Ghost, à la trame similaire, ait effacé des mémoires le ton plus mélancolique et méditatif du film de Spielberg. Son regard s'ouvre à une forme de "désenchantement" qui, sans que l'humanisme du cinéaste en soit affecté, ira grandissant. On peut ainsi considérer qu'
Always représente un palier, ce qui est un peu la position étrange dans laquelle est placée Pete dans le film, mort mais pas au Paradis.
Pendant longtemps, je me suis demandé ce qui avait pu pousser Spielberg à tourner ce "petit" film, aujourd'hui assez injustement méconnu. Mais c'est finalement cohérent.
Always représente pour Spielberg l'opportunité de croiser certaines de ses passions et de prendre une hauteur, comme pour réfléchir sereinement sur la tournure de son cinéma. Cette prise de hauteur se ressent, volontairement ou involontairement, dans cet espèce de rythme paisible, cotonneux, qui apporte au film une sagesse sourde. Fracture du récit (le héros meurt au bout d'une demi-heure), couple amoureux brisé par le destin, filiation mentor/poulain, importance de la vie humaine et de sa sauvegarde, fin qui plonge le personnage dans une éternelle solitude... tous ces éléments prophétisent des figures bientôt récurrentes chez Spielberg. En schématisant un peu, on pourrait voir dans le personnage de Pete (Richard Dreyfuss) une métaphore du Spielberg de la fin des années 1980, dont la part d'insouciance serait morte (mais il ne le sait pas encore, comme Pete ; d'ailleurs Spielberg pensera pouvoir ensuite faire
Hook, ode à l'enfance et au merveilleux, et échouera logiquement), et en passe d'accéder à quelque chose d'immense, à une plénitude qui nécessite de s'abandonner totalement à la mission qu'on porte en soi (inspirer, transmettre) : c'est bien sûr la prise à bras le corps courageuse, après une décennie de tergiversations, de
La Liste de Schindler, et la transmission de la mémoire des survivants de l'Holocauste.
Mais à un degré de lecture moindre,
Always reste ce qu'il avait l'ambition d'être : un beau mélodrame à l'ancienne. Le film passe pour être sirupeux et gentillet mais ces accusations me paraissent personnellement un peu injustes. Beaucoup de scènes sont émouvantes précisément parce que Spielberg ne force pas sur le pathos (je pense par exemple à cette scène silencieuse, pratiquement hors-champ, où John Goodman vient aux côtés de Holly Hunter après l'accident, aux retrouvailles entre Dreyfuss et Holly Hunter dans sa maison, où à cette étrange scène où le chauffeur de bus passe pendant quelques instants de l'autre côté du miroir). Revoir
Always c'est prendre conscience de la grande délicatesse du film, de son humilité, sa pudicité, contrairement à un
Ghost qui a tendance à ratisser large et à sortir les violons. Spielberg ne cherche manifestement pas à faire un chef-d'oeuvre, il raconte juste une histoire simple et émouvante, avec son exceptionnel talent de conteur et de réalisateur. On le sent impliqué et lui-même touché par le drame du couple Dreyfuss/Hunter, dont les scènes sont les plus réussies et donnent lieu à une attendrissante sincérité. Sa mise en images épouse cette indolence, cette sérénité. Sauf lors des séquences aériennes qui demeurent impressionnantes de réalisme.
Le problème d'
Always est que l'ensemble apparaît un peu trop long et inégal. Je pense que c'est un problème de scénario, qui appuie parfois trop la nécessité de connivence entre Dreyfuss, Hunter et Goodman (tous trois excellents), alors qu'à l'image, les acteurs dégagent déjà une grande complicité, et qui force le trait sur une teinte humouristique curieusement insatisfaisante. De la même manière, le personnage de Brad Johnson n'est pas franchement bon, ce qui pose problème dans la mesure où il doit succéder à Pete dans le cœur de Dorinda. Du coup, en résulte effectivement des scènes où Spielberg se laisse un peu aller à une sensiblerie qui ne lui est pas coutumière, alors que d'autres sont admirables d'émotion retenue : les apparitions très dignes d'une Audrey Hepburn angélique, la dispute entre Hunter et Dreyfuss la nuit avant qu'il ne parte à la mort, la danse invisible, la déclaration d'amour de Dreyfuss à Hunter dans l'avion, à la fin. Le film ne trouve donc pas toujours son équilibre. On sent Spielberg hésitant. Par ailleurs, un tel film demande une fin à la hauteur, or je trouve personnellement que celle d'
Always est en partie entachée par une musique pas extraordinaire de John Williams et une réplique finale insuffisamment percutante, et dont il aurait peut-être été plus sage de se séparer. Résultat : le film est juste un bon film. Un Spielberg mineur, mais qui recèle des trésors épisodiques de grandeur.