Hantise, Gaslight (George Cukor) - 1944
Une jeune chanteuse, nièce d'une femme assassinée, épouse son pianiste accompagnateur. Sitôt rentrés à Londres, la jeune femme semble perdre petit à petit la tête, et son mari change d'attitude.
Attention spoilers un peu partout !
Quatre ans après l'adaptation anglaise de la pièce par Thorold Dickinson, George Cukor s'attèle à la même histoire. Pourtant le traitement est très différent, naturellement certaines scènes clés sont identiques, comme celle où Paula va chercher le tableau qui a disparu, le décor de la maison est d'ailleurs très semblable, il y a évidemment la scène de la broche qui disparaît mais qui est traitée différemment dans la première version, elle ne peut la mettre quand elle va assister au concert, dans cette version, le mari lui offre avant d'aller visiter la Tour de Londres, mais aussi la scène du concert et de la disparition de la montre où la jeune femme craque. Il y a aussi la fameuse scène où la cuisinière et la femme de chambre viennent embrasser la bible pour assurer qu'elles disent la vérité. Par contre le côté très religieux de la famille disparait, et la Bible n'apparaît qu'à ce moment-là, alors que dans le premier opus, le couple se rend à l'église, récite des prières avant de passer à table mais qui ne ressemble pas à un simple benedicite. S'il y a donc ces fameuses scènes incontournables, l'esprit est totalement différent, où dans la première version, il n'y avait aucune relation entre la jeune femme et la victime, ici, Paula est la nièce de la cantatrice assassinée, car ici la victime est célèbre, et vivait avec sa tante, et les relations entre les deux époux sont bien plus développées.
Si la version anglaise était concentrée sur la vie des époux dans la maison et la "folie" progressive de l'épouse, ici on suppose la rencontre entre les deux futurs époux, et on voit leur vie de couple avant leur retour à Londres, ainsi Paula est-elle montrée en train de prendre des leçons de chant, partir seule à Come, et devenir la femme de son accompagnateur. D'ailleurs Cukor apporte de nombreux éléments autres à cette histoire, notamment avec une vieille dame voisine curieuse du couple et rencontrée dans le train et qui va servir quelque part de fil conducteur jusqu'à l'ultime scène. Le couple est montré assez différemment que dans la version anglaise qui finalement se limite à la partie purement angoissante, avec un couple qui suscite des interrogations dès son arrivée, alors que là il y a toute une grande scène qui montre le déclenchement de la machination de l'époux, avec la découverte de la fameuse lettre qui n'est qu'évoquée dans le premier film, on a aussi tout le decorum de cette vieille cantatrice avec le tableau, la vitrine, la partition, en réalité Cukor développe tous les points ébauchés précédemment et brode autour avec cette histoire de cantatrice, d'admirateurs, de nièce, etc. Il change aussi complètement le rôle de l'homme qui va aider Paula. Si dans la première version, l'ancien policier croit reconnaître dans l'époux quelqu'un de mêlé à l'assassinat de la vieille femme, ici l'homme est troublé par la ressemblance de Paula avec sa tante qu'il a connue enfant à l'époque de son meurtre. Il ne cherche pas non plus à trouver pourquoi l'époux agit bizarrement; il ne comprend les agissements du mari qu'en allant parler avec son épouse, alors que précedemment, il suppose tout ce qui est, et cherche les preuves de la culpabilité, il se demande plus pourquoi l'épouse ne sort pas, et a des attitudes étranges comme lors du fameux concert. Les relations sont donc celles d'un triangle "amoureux", entre mari, amoureux et femme !
Ce qui change aussi énormément et ne fait pas de ce Gaslight un remake servile, est le traitement des personnages. Dans le premier Anton Walbrook est assez monolithique complètement détestable, on ne comprend jamais vraiment comment son épouse a pu tomber amoureuse de lui tant il montre un visage haineux, plein de dédain et de mépris, alors que Charles Boyer ne campe pas du tout le même personnage, il est plus hypocrite, plus mielleux, prenant plus les choses sur le ton d'une plaisanterie amère, voire très amère ou alors distillant petit à petit son venin et créant les doutes de son épouse. Il ne devient véritablement odieux qu'après la scène du concert avec cette dispute où lui le coupable accuse sa femme de s'être ma conduite. Il y aussi dans la version Cukor, le côté romanesque qu'instille Charles Boyer à la folie de sa femme, en lui faisant croire que sa mère était, elle-même folle et qu'elle montrait exactement les mêmes symptomes.
Paula est aussi très différemment traitée, Ingrid Bergman semble beaucoup plus névrosée et infiniment plus fragile que Diana Wynyard, quelque part elle devient très, voire trop vite complètement soumise à son mari. Elle frôle même quelque part l'hystérie dans certaines scènes, là où dans la première version Diana Wynyard semblait épouvantée mais pas folle. Ce qui est aussi à noter, c'est qu'ici, le mari ne paraît pas immédiatement responsable des agissements de sa femme, on se demande vraiment si l'épouse n'invente pas les choses. L'ultime face à face prend par contre un tout autre sens, si dans la première version, on se demande si la femme ne va pas tuer son mari dans un véritable accès de démence, dans cette version, on voit une épouse qui prend sa revanche sur toutes les insinuations de son mari. D'ailleurs, elle n'a pas réellement de doutes devant les révélations de l'homme, alors que dans le premier, elle semble avoir encore quelques sentiments pour ce mari et semble vouloir l'épargner, car c'est celui qu'elle a épousé !
Joseph Cotten a donc un rôle totalement différent, car il s'intéresse à Paula par amour et non par vengeance ou souhait de voir une enquête se cloturer. Autre personnage traité totalement différemment et pourtant fort important celui de la femme de chambre. Dans la première version, elle semble encore se tenir et même si elle a des relations avec le mari, elle ne semble pas participer à l'humiliation de l'épouse, ce qui est le cas dans cette seconde version ! Si Ingrid Bergman est un peu too much par moment dans son jeu, Charles Boyer est absolument admirable dans son rôle, tout comme Joseph Cotten qui est tout de même quelque peu sous-employé. Quant à Angela Lansbury, elle est vulgaire à souhait dans ce rôle de femme de chambre, tout comme Dame May Whitty apporte toute sa faconde à son personnage de vieille fille curieuse.
Sans doute film américain et casting obligent, les personnages devaient-ils être traités de manière différente, par contre, si au niveau de l'intrigue, le premier film est plus resserré et plus "policier" - il ne dure d'ailleurs qu'1h20 contre 1h50 pour le remake - le second est plus traité dans une atmosphère angoissante (même si les fameuses scènes de baisse du gaz sont moins longues) et esthétiquement est bien plus abouti avec cette scène, où une dispute n'est montrée qu'à travers des ombres, ou encore des cadrages bien plus artistiques. De plus, Cukor rend admirablement l'ambiance anglaise que ce soit dans les décors (même s'il n'y a pas la scène du cabaret typique), et naturellement dans le fameux brouillard londonien. A noter aussi qu'il n'y a pas ce côté social du premier opus, ici le couple évoque dans son monde. Et jamais il n'est fait allusion aux pauvres de Londres. Alors si les deux films sont semblables dans les grandes lignes, ils sont tout de même fort différents dans leurs traitements. Maintenant si le premier film est un très bon film d'ambiance, le second est une oeuvre beaucoup plus aboutie, à tous les niveaux.