"Chroniques américaines" et "Chroniques européennes", de Pauline Kael : les crimes d'amour de Pauline Kael
Le Monde | 04.11.2010 à 11h28 • Mis à jour le 04.11.2010 à 12h54 | Par Thomas Sotinel
En découvrant, traduits en français pour la première fois, les textes qui ont rendu Pauline Kael célèbre, on croit un instant aux fulminations d'une adolescente sacrilège. Son apologie du Bonnie and Clyde d'Arthur Penn en 1967 ou sa mise en pièces de Blow Up de Michelangelo Antonioni, la même année, sont parcourues d'émotions si violentes - admiration, excitation, indignation, ennui - que l'on ne peut deviner que l'auteur, née en 1919, approchait alors de la cinquantaine.
Après un long travail de sape, entamé sur la Côte ouest, dans une station de radio de San Francisco, en programmant une salle de la même ville, Pauline Kael a débarqué à New York au milieu des années 1960. Le système des studios arrivait au bout de son agonie. Des réalisateurs venus de la télévision, comme Sidney Lumet ou Arthur Penn, peinaient à prendre la relève des géants des années 1940. C'est alors qu'avec l'aide de Pauline Kael, une génération de cinéastes - Scorsese, Coppola, De Palma - parvint à resquiller dans la file et se retrouva en première ligne.
En 1965, son premier recueil de textes, I Lost it at The Movies ("Je l'ai perdu au cinéma" - tous les titres des livres de Kael impliquaient un lien très fort entre plaisirs sexuel et cinématographique), connaît un succès commercial imprévu, et Pauline Kael est invitée à écrire pour le magazine féminin McCall's (qui n'apprécie guère son irrespect pour Lawrence d'Arabie ou La Mélodie du bonheur) puis dans la publication de gauche The New Republic.
En 1967, l'immense majorité des critiques établis expriment leur horreur face à la violence chorégraphiée de Bonnie and Clyde. Pauline Kael propose un long texte défendant vivement le film de Penn. Elle retourne les critiques avec brio : "Parmi les meilleurs films américains, certains laissent voir leurs coutures, les compromis confus dont ils sont le fruit laissent des traces, et s'ils tiennent la route malgré tout, c'est parce qu'ils ont assez d'énergie pour porter le public au-delà de leurs faiblesses, d'une scène forte à une autre." Elle cite très précisément les séquences de Bonnie and Clyde qui illustrent ce propos, et met aussi bien en valeur l'importance des scénaristes qu'elle détaille finement le jeu de Warren Beatty et Faye Dunaway. Au passage, sans une trace de pédantisme, elle convoque quelques exemples issus de l'histoire du cinéma. En pleine guerre du Vietnam, elle conclut ainsi : "Ce couple d'amants gangsters a réveillé en nous la conscience de la mort."
Ce tour de force est refusé par The New Republic et aussitôt publié par le New Yorker. Jusqu'en 1991, date de sa retraite, Pauline Kael sera la critique de l'hebdomadaire. L'essentiel des textes publiés dans ces deux volumes ont été écrits pour l'organe de l'intelligentsia de Manhattan, et pourtant ils tranchent violemment avec le ton habituel du New Yorker.
Une férocité effrayante
C'est que l'exemple longuement cité plus haut ne représente qu'une petite partie de la production de Pauline Kael. La plupart de ses articles sont d'une férocité effrayante pour les films, les réalisateurs et les acteurs. Il ne faut pas attendre une théorie unifiante qui embrasserait d'un coup le cinéma. Mais, à chaque film, le recommencement de la même exigence de plaisir, d'émotion et d'intelligence. Pauline Kael fait de la critique cinématographique un travail de force et un crime d'amour. Cette intensité se paie cher : il suffit de peu pour qu'un film perde toute valeur à ses yeux.
Allergique à la prétention, elle la discerne dans les réflexions métaphysiques le Raging Bull de Scorsese, qu'elle étrille alors qu'elle avait encensé son Taxi Driver quatre ans plus tôt. Le retour de Jean-Luc Godard avec Sauve qui peut (la vie) est salué avec dérision, en mémoire de l'émotion qu'avait suscitée le parcours du réalisateur, d'A bout de souffle à Week-end.
Ces deux livres ne représentent qu'une petite partie de la production de Pauline Kael. Forcément incomplets, on leur reprochera surtout de ne pas couvrir la dernière décennie de son travail. On aurait ainsi pu partager l'enthousiasme avec lequel elle accueillit Pedro Almodovar. Ou opposer à son agacement face aux aspirations bergmaniennes de Woody Allen (avec deux textes forts méchants sur Intérieurs et Stardust Memories) son exquis éloge de l'illusion cinématographique, écrit à l'occasion de la sortie de La Rose pourpre du Caire.
Enfin, la navigation dans ce petit millier de pages n'est pas sans risque. On perdra, à son corps défendant, bien des illusions. Comment se perdre à nouveau dans le regard délavé de Kris Kristofferson après avoir lu (dans la critique des Portes du paradis, de Cimino) : "Quand il parle, son regard porte très loin, comme s'il essayait de lire un prompteur installé de l'autre côté de la rivière" ?
CHRONIQUES AMÉRICAINES et CHRONIQUES EUROPÉENNES de Pauline Kael. Préface de Gilles Jacob, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Aurélia Lenoir, Philippe Aronson et Fabrice Pointeau. Sonatine, 570 p. et 378 p., 24 €.
Thomas Sotinel
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