J'ai lu ces derniers jours le dernier exemplaire de Trafic, numéro spécial, No 120 pour les 30 ans de la revue, Hiver 2021 pour une revue née avec son numéro Hiver 1991. Mais dernier numéro parce que c'est la fin. Reprise par Gallimard, on nous promet un numéro annuel en lieu et place du numéro trimestriel, autant dire que c'est la fin, d'ailleurs tout le comité de rédaction s'en va.
Honnêtement, le comité de rédaction lui-même ne s'en offusque pas. Il y a un stade où perdre de l'argent ne se justifie plus. Quelques grandes signatures sont revenues pour l'évènement, mais justement, on ne les voyaient plus beaucoup dans les derniers numéros. Il n'empêche que c'est la fin d'une génération, celle de critiques qui pour la plupart, tentaient de mettre l'art d'écrire au niveau des films dont ils parlaient, qu'ils les aiment ou pas.
Une génération historique, celle des passeurs, au sens daneyen du terme, et pas au sens où on le prend souvent, ne serait-ce qu'ici dans ce topic. Il y a eu la Nouvelle Vague, avec des critiques qui sont vite devenus cinéastes, et, à la fin des années 70/ début 80, des critiques qui ont fait de la critique avec dans l'idée de devenir rapidement cinéastes. C'est l'école des Cahiers. Entre les deux, dans cette même école, il y a eu des critiques qui ont pris ce métier au plus sérieux possible, et ont écrit, sans jamais avoir l'ambition réelle de filmer un jour. "A chaque jour suffit sa peine" dit le dicton populaire, et eux, qui venaient souvent du populaire, se disaient "à chaque jour suffit son bonheur" et celui d'écrire sur le cinéma, dans de belles revues, leur suffisait.
Le duo d'origine, ce sont bien sûr, Serge Daney et Louis Skorecki, le second n'ayant jamais fait semblant de n'être que le suiveur du premier, mais étant très fier d'avoir suivi Daney et d'être le premier qui a suivi le Passeur. Les deux, outre le fait d'être amis, avaient un point commun, avant même les Cahiers,
Nuit et brouillard (1955) d'Alain Resnais, court-métrage documentaire dont la force vient non seulement des images mais aussi du superbe texte de Jean Cayrol lu par Michel Bouquet.
Les deux avaient subi la guerre, de façon peut-être plus dure que la plupart des membres de la Nouvelle Vague. Skorecki est né dans le camp d'internement de Gurs en 1943, on peut supposer qu'il a été sauvé par son âge mais pas ses parents. Daney, c'est plus imaginatif. Il est né en 1944, de père inconnu. Bien plus tard, dans Persévérance, l'un de ses derniers dialogues écrits, il racontera être persuadé que son père est un juif en fuite, pris et conduit aux camps de la mort. Imaginatif, d'autant que Daney était déjà malade du Sida et promis à une mort prochaine. Il n'empêche que l'amitié entre l'un et l'autre, camarades de lycée, est venu d'une obsession pour les camps de la mort.
Obsession morbide, non, l'un et l'autre ont fui par le cinéma, comme Truffaut, même si pour d'autres raisons et un peu plus tard. Fuite qui les a conduit à Hollywood, quelques années avant Truffaut pour découvrir les Etas-Unis, le cinéma des studios et de très nombreux réalisateurs, pour beaucoup sur le déclin.
De là, une belle carrière critique qui, chez Serge Daney, deviendra une véritable grande oeuvre littéraire, pas seulement par son talent d'écrivain, mais aussi par son obstination à percer l'histoire des films, à les comprendre, quitte à se briser les yeux à lire tout ce qui pourrait lui ouvrir des portes qu'il ne veut pas qu'elles lui restent fermées. Comme il est à la fois amusant, merveilleux et émouvant de le lire raconter comment il se force à lire Lacan et en conclue que soit c'est trop pour lui, soit c'est Lacan qui est juste un fulmineux (moi, je suis passé par la case Slavoj Zizek, c'est plus rigolo même si pas toujours évident, et on en revient à la même conclusion, Lacan...laissons-le aux amateurs

).
Sur la fin de sa vie, Serge Daney élabore Trafic, la revue dont il rêvait, écrite avec les articles de ses amis et leurs proches. Il écrit dans les trois premiers numéros et meurt en Juin 1992. Voilà un passeur, gardons le terme pour cette époque et ce niveau d'écriture.
Pour l'époque et le niveau d'écriture, j'ai toujours eu une grande admiration pour Sylvie Pierre, dont le texte débute ce dernier numéro de Trafic, Les coeurs du monde. En onze pages, elle raconte la fin de Trafic, ses débuts, rend hommage à ses amis, explique le titre de ce numéro 120, "Ce que tu aimes bien demeure", et termine, parce qu'il s'agit avant tout de discuter cinéma, sur une analyse de
Hearts of the World, un film de Griffith plutôt inconnu.
Bref, un beau numéro, qui clôt une époque de la critique écrite, avec talent et panache. L'époque des passeurs est passée.