Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Répondre
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Thaddeus »

Image


Après une tentative de suicide, Claude Ridder se prête à une expèrience scientifique : un voyage dans le temps. Il est ainsi projeté dans son passé, et se retrouve heureux, auprès de sa femme Catrine, un an auparavant...


La chronique du site, signée Justin Kwedi.

Max Schreck a écrit : 11 févr. 07, 14:01Tourné en Belgique, Resnais signe là un étonnant film de science-fiction, foncièrement poétique. Claude Rich, rescapé d'une tentative de suicide, sert de cobaye à un institut mystérieux qui a inventé une machine à voyager dans le temps. Plus précisément on va lui donner l'occasion de revivre une minute de son passé, un an plus tôt. Après cela il est censé revenir dans le présent, la machine imposant un temps de décompression de quatre minutes avant que l'on puisse l'en sortir. Mais rien ne va se passer comme prévu, et Rich ne va dès lors cesser de faire des allers-retours dans le temps, apparemment condamné à vivre et revivre des événements tantôt heureux tantôt dramatiques, jusqu'à l'épuisement.

Entre Slaughterhouse-five pour la construction temporelle aléatoire et Eternal sunshine of the spotless mind pour la reconstitution douloureuse d'un passé amoureux, le film propose au spectateur de littéralement plonger avec le protagoniste dans l'expérience. La toute première scène qu'il est amené à revivre n'est pas pour rien une scène de plongée sous-marine lors de vacances sur la côte méditerranéenne. Comme l'explique un scientifique au début, on lui a administré un traitement qui l'obligera à assister depuis son propre corps à ce passé en toute passivité, tel un dormeur éveillé. On est dans une logique incontrôlée, où l'on peut basculer à tout moment d'un événement à l'autre. Resnais utilise un montage cut, sans effet, et déroule ainsi son récit de façon totalement déconstruite. Les séquences semblent s'enchaîner dans une chronologie aléatoire, avec souvent des redites.

Rich est ici vraiment parfait, traînant son cynisme et son humour grinçant. Le film est d'ailleurs rempli de petites réflexions existentielles souvent très amusantes. Les dialogues sont signés Jacques Sternberg et on devine que l'homme aime les chats. Au final, il manquera encore des pièces au puzzle. C'est finalement un film assez dépressif, marqué dès son ouverture par la mort. La très belle musique de Penderecki, faite de choeurs, apporte une couleur très mélancolique. La construction éclatée nuit sans doute un peu à l'émotion en créant malgré tout une certaine distance, mais c'est vraiment un film à part, qui se révèle vite fascinant.
-Kaonashi Yupa- a écrit : 21 févr. 07, 22:59Excellent film, je trouve que c'est à partir de Je t'aime je t'aime que la filmo de Resnais est un peu moins froide. Si effectivement il reste une distance, comme tu le dis, je trouve que là, et contrairement à Hiroshima mon amour ou Muriel, on s'attache au personnage principal, et le jeu sur le montage et la narration est plus efficace, fonctionne mieux. Peut-être est-ce une impression totalement personnelle, mais ce brassage des souvenirs par ces entrecroisements et répétitions de séquences du passé reproduit à merveille ce qu'on peut ressentir dans un état second, ou simplement quand on se remémore des jours passés.
Miss Nobody a écrit : 2 févr. 08, 14:17Film étrange et méconnu où Renais flirte avec la science-fiction, « Je t’aime, je t’aime » mérite pourtant amplement qu’on s’y attarde. Une expérience curieuse cherchant à contrôler le temps sert de prétexte à un voyage dans la mémoire d’un homme-cobaye, détruit par une histoire d’amour singulière, à la fois glauque et passionnée, qui le conduira deux fois à la mort. Dans une atmosphère cauchemardesque d’une autre époque et d’une autre dimension, emprunte d’une mélancolie peut être un peu trop pesante, Claude Rich se perd dans un inconscient labyrinthique, dans un passé boueux qu’il est à présent condamné à revivre. A l’image de son amour souffreteux, de ses phrases sombres et spirituelles, de sa mise en scène éclatée, « Je t’aime, je t’aime » est une œuvre déstabilisante, intellectuelle, à la fois belle et profondément tragique.
Le prisonnier a écrit : 11 avr. 09, 17:13Je trouve que la science-fiction dans ce film n'est qu'un prétexte scénaristique pour pouvoir proposer une narration éclatée. Et ça gêne beaucoup l'amateur du genre que je suis ! Le film n'a pas besoin de sa longue introduction, de tout ce décorum pseudo-scientifique, complètement inutiles. D'ailleurs d'autres cinéastes (je pense bien sûr à Lynch) arrivent très bien à faire des films labyrinthiques sans justification scénaristique.
Je n'ai pas accroché au film (je pense que j'ai un problème avec le cinéma de Resnais), que je trouve distant et vain, à l'image de ces dialogues bien trop écrits. Je ne retiens que la magnifique musique de Penderecki, et cette incroyable lettre surréaliste que lit le personnage de Claude Rich (lettre dont j'aimerai bien trouver le texte...)
Federico a écrit : 11 sept. 10, 23:21J'ai également de plus en plus de mal avec le cinéma de Resnais, y compris avec des oeuvres que j'avais plutôt aimées par le passé. Mais Je t'aime, je t'aime, malgré ses défauts est très émouvant. Une des rares incursions du cinéma cartésien français dans la SF, même si il s'agit avant tout d'une oeuvre poétique et mélancolique (à rapprocher, même si je mets ce dernier bien plus haut, de l'atmosphère du Solaris de Tarkovski). Un film qui doit aussi beaucoup au scénario de Jacques Sternberg. L'éditeur Eric Losfeld en avait publié le découpage en 1969, accompagné de nombreuses photos, superbe bouquin épuisé depuis des lustres mais qu'on doit pouvoir encore dégotter d'occas'.

Quant au texte de la lettre pataphysique et oulipienne, le voici :

Cher monsieur,
Nous avons bien reçu votre honorée du 24 courant et nous adraptons d’y druiser filistre. Nous sommes enclaptés de trécoindre que vous n’avez jamais surflenger le doulet pustrule que nous vous avons galopté le 12 de ce pystre. Etant donné les amistrèzes, nous allons sans galare vous trifler un autre flyndre et nous articlusons que vous le lomifrez cette tyre dans les ostres les plus grafs.
Avec tous nos ramyres les plus clestrés, nous vous creptons d’ensilencer nos estancyles ptérofuges.


Inutile de préciser que lue par Claude Rich, c'est un régal total. A part lui, seul l'autre grand Claude (Piéplu) aurait pu réussir à prononcer de telles phrases absconses avec le sérieux d'un clerc de notaire allumé.
Anorya a écrit : 8 déc. 08, 13:35
Resnais qui s'aventure dans la science-fiction, ce n'est pas sans rappeler quelque chose de similaire par son ami Chris Marker, lequel à d'ailleurs un peu contribué car il aidait le scénariste et écrivain Jacques Sternberg sur le film de Resnais. Et comme pour La Jetée, nous avons affaire à une histoire de voyages dans le temps qui se concentre là aussi sur l'amour mais avec un certain désenchantement et une noirceur similaire pour traiter aussi moins brutalement (mais tout aussi insidieusement) de la mort. Claude Rich apporte un humour formidable à sec et paye de sa personne pour livrer une très bonne prestation sur des musiques belles et surréalistes de Penderecki et malgré quelques longueurs, c'est un bon Resnais à redécouvrir.

Là où le drame rejoint la réalité c'est que le film parle de suicide en toile de fond (le personnage de Claude Rich a tenté de se suicider dès le début du film d'où le fait qu'on le récupère comme cobaye pour les expériences temporelles vu qu'il n'a plus rien à perdre) et que plusieurs années plus tard, les deux actrices principales mélancoliques de ce film se sont suicidées. Comme si Resnais l'avait d'instinct plus ou moins senti et voulu graver leur visages tristes sur la pellicule.
Un bon Resnais malgré quelques longueurs vers la fin. 4,5/6
Joe Wilson a écrit : 4 mars 12, 14:19Mes impressions sont partagées...j'ai trouvé que les conditions de l'expérience scientifique étaient décrites avec trop d'insistance, donnant au film une rigidité pesante alors qu'il parvient à s'épanouir dans l'effervescence créative.
Claude Rich livre par contre une interprétation magnifique, et saisit la variété des émotions de son rôle avec une formidable aisance. Le temps s'évanouit sous ses yeux, dévoilant le visage de l'euphorie, de l'insouciance, puis de la désillusion. Le montage de Resnais est exemplaire, à la fois circulaire et construit sur des ruptures, déroutant et fascinant dans les détours qu'il emprunte.
Demi-Lune a écrit : 28 oct. 13, 09:56Il y a quelque chose de tout à fait fragile et en même temps fascinant dans le déroulé de ce film. La déstructuration de la narration, les scènes parfois réduites à de simples fragments cognitifs, les effets volontaires de répétition, comme un disque rayé... il y a toujours le risque d'être irrité ou lassé par ce procédé très théorique (mais pas si hermétique que ça). On peut d'ailleurs trouver qu'il s'essouffle dans les vingt dernières minutes, pourtant les plus capitales, à force d'embrouillements discutables.
Mais la manière dont le montage émiette comme un puzzle les instantanés d'une vie, qui ne s'appréhende dès lors plus de façon linéaire mais par vue d'ensemble d'associations illogiques, est franchement magistrale. C'est probablement l'un des plus grands travaux de montage que j'aie vus. Eternal sunshine of the spotless mind lui doit pratiquement tout de ce point de vue. Resnais bouleverse les repères et les perspectives narratives, propose une expérience incroyable de temps relativisé, dans le sillon de L'année dernière à Marienbad. Les chœurs bidouillés de Penderecki, cette capsule-tumeur improbable, une souris sur une plage... l'équilibre reste ténu et je comprends que cela puisse paraître atrocement auteurisant (les dialogues Nouvelle Vague, le jeu neutre de Rich, etc).
La limite du film tient sans doute dans son extériorité aux événements : on assiste en spectateur à l'émiettement des souvenirs d'une vie, mais souvent sans chaleur, sans émotion... sans incarnation. De sorte que j'ai personnellement du mal à voir dans ce film autre chose qu'un objet expérimental, certes génial, mais qui aurait pu être bien plus. A cet égard le parallèle de Père Jules avec La jetée est fondé : en vingt minutes et images fixes, il y a une vague émotionnelle qui fait à mon sens défaut au film de Resnais, par ailleurs très quelconque en termes esthétiques (il est loin le noir et blanc hypnotique des premiers films).
Federico a écrit : 28 oct. 13, 11:01Bien vu ton rapprochement avec Eternal sunshine of the spotless mind. Les similitudes sont même parfois énormes, et pas qu'en terme de montage. C'est un des films de Resnais que je préfère tout en lui reconnaissant ce que tu as noté : une froideur et une distanciation constante qui ôte une grande part d'émotion (tout en étant tout de même moins glaçant que L'année dernière à Marienbad). Plus incarné, cela aurait pu devenir tarkovskien, façon Solaris. D'un autre côté, cet aspect presque mortifère est cohérent du point de vue du personnage central : un homme qui n'attend plus rien de la vie, un suicidé pour la science qui s'offre en cobaye parce que perdu pour perdu, c'est sa seule chance de revoir sa compagne disparue. Et puis Rich est génial dans la scène du courrier oulipien. :D
Je serais un peu moins sévère sur l'esthétique. Certes, l'image est un peu "brûlée" mais j'aime énormément le design de la capsule qui annonce le Moebius des années 70.
Alibabass a écrit : 15 mai 18, 14:36Je t'aime je t'aime est absolument sublime, avec un système mental de découpage bordélique (ce qu'on pense au début) mais qui est d'une logique implacable. J'ai vu le film il y a quelques jours sur Ciné+Classic, et dans une version restaurée de toute beauté.
Barry Egan a écrit : 18 oct. 20, 11:05Le mouvement de la pensée qui se souvient, l'exaltant, le bon, le triste, l'anodin, le lourd et le léger. La condition terrestre encore plus que la condition humaine. Tous des souris qui donnons notre langue aux chats. Et parfois on sourit.
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Thaddeus »

Image



5 septembre 1966, 16h02


D’emblée, la curiosité est taquinée et l’attention captive. Musique chorale de Penderecki, lettres rouges de passion sur fond noir de trépas. De courtes phrases énigmatiques prononcées par un chirurgien au sujet d’un patient qui aurait survécu. Un taxi immatriculé en Belgique. Un dialogue dit partiellement en flamand. Un héros détaché de tout, acceptant d’être le cobaye d’une expérience jadis imaginée par H.G. Wells et dirigée ici par des chercheurs bruxellois. De ce voyage risqué, l’homme n’a que faire. "Je m’en fous. Que voulez-vous qu’il m’arrive encore ?" Le retour en arrière sera douloureux, comme dans Hiroshima mon Amour. Alain Resnais est un savant fou et ses films ressemblent à des navires aveugles : au cadran de la boussole, l’aiguille est bloquée sur le point ailleurs. Pour les décanter, il est recommandé de partir des noms propres de lieux les parsemant comme autant de signes métaphoriques (pour ne pas dire sémaphoriques). Ainsi celui du village qui, dans Je t’aime, Je t’aime, résonne à la manière d’un sésame : Crespel. C’est assez dire que l’auteur, s’il apprécie les pouvoirs de l’image, croit aussi fort à ceux du mot, et particulièrement du vocable géographique, en tant que facteurs de dépaysement. L’inconnu le tente, l’inattendu l’attire comme un aimant, le bout du monde est à portée de sa main, de sa caméra, d’un songe un tant soit peu organisé. L’itinéraire poétique passe à ses yeux par cette cristallisation nominaliste. On peut penser à Proust, enfermant "dans le refuge des noms" tout ce à quoi aspirait son imagination. Ainsi Nevers pourrait être la transposition inconsciente de l’anglais never, et Crespel une contraction volontairement incongrue de C.N.R.S. et de Saclay. Mais ce symbolisme n’est qu’un point de départ, un détonateur. Il permet à la rêverie de se libérer pour mieux s’épanouir, majestueusement et sans entrave.


Image


Rescapé d’un premier suicide manqué, le mélancolique Claude Ridder se trouve l’outil parfait pour accomplir son dessein : une machine à voyager dans le temps. Celle-ci, étrange sphère rétractible hérissée de tubulures, ressemble à un tubercule géant ou à un cœur humain. Son intérieur obéit au règne du moelleux, de l’arrondi, du bombé, de l’onduleux, de l’enroulé. On y installe Claude en compagnie d’une souris de laboratoire. Le test consiste à le projeter un an dans son passé, pour une durée d’une minute. Cette minute, il ne va cesser de la ressasser, de la bégayer, car il cherche à conjurer la fuite de toute heure, fût-elle d’or. Maître monteur, Resnais orchestre la reprise en virtuose, par un système de faux raccords et de dissonances, une temporalité haletante, saccadée, compressée. Les saynètes hachées et discontinues se répètent (jusqu’à six fois pour la plus récurrente), tournées sous autant d’angles différents, reliées par associations de mouvements (Claude se redresse la nuit dans un lit, poursuit le geste dans un autre et se recouche dans un troisième, le matin, auprès de Catrine). Le raccord peut s’effectuer via des mots repris ensuite ou via une image suivie d’une parole en écho. On est ballotté de pièces de puzzle en bribes d’action. Tandis que l’expérience déraille, que les savants (si superstitieux sous leurs grands airs définitifs) se montrent impuissants à reprendre le contrôle de la machine détraquée, la rationalité scientifique cède le pas à la fantasmagorie. Une charmante jeune femme se prélasse dans une baignoire surmontant un bureau. Un homme téléphone en glougloutant dans une cabine remplie d’eau. Ridder est accueilli à un portail par un hôte arborant le masque horrifique de la créature du lac noir — il n’en est aucunement surpris. Tout n’est plus qu’une course de temps, ainsi qu’il le constate en regardant les cadrans de trois montres posées devant lui. Et le film de devenir un grand jeu qui permet de supporter l’inéluctable, comme à Marienbad.

Cette savante architecture ne souffre nulle obscurité, nulle contradiction, nulle image qu’on ne saurait situer à sa place exacte, nulle approximation dans le calcul des "retours", ordonné selon un rythme qui le rend parfaitement clair. La Resnais’s touch, c’est l’intelligence absolue. Des plans sont disséminés pour marquer l’enchâssement des épisodes d’une avancée régulière de la fiction, au sein desquels se discernent exposition, nœud et dénouement. D’autres, ainsi qu’un certain nombre d’amorces et de rappels de la ligne principale, sont ventilés autour de la colonne vertébrale, selon le principe aléatoire de l’emplacement libre. L’œuvre exprime ainsi l’amertume d’un temps perdu, morcelé, émietté, disloqué, que Claude s’efforce désespérément de recoller pour faire face à la vie qui lui échappe, enchaîné volontaire à l’instant qu’il refuse de voir s’évanouir. D’une part s’imposent le vert glacé et "expérimental" des couloirs et des pelouses de Crespel, où il viendra expirer pour la seconde fois ; le vert glauque de la mort, symbole de l’avant-naissance ; le vert épinard de l’accablement qui englue peu à peu l’élan vital ; le vert "cimetière" de l’oubli. Il est dit explicitement que le vert provoque l’usure des cellules. D’autre part éclatent le jaune du tramway sillonnant la ville, le rouge sanguin de la couverture dans laquelle se pelotonnent les amants. Entre ces deux teintes chromatiques, le héros hésitera longtemps. Vie contre mort, présent contre passé, amour d’aujourd’hui contre amour d’hier, marée haute contre marée basse : tout Resnais est dans ce conflit douloureux, exaspérant, sans doute insoluble, de l’homme contre lui-même. Il a beau balbutier "mon amour", il y a toujours un "Hiroshima" pour anéantir ce beau rêve. À Marienbad, quelque chose était peut-être arrivé, mais c’était l’année dernière. Et Catrine, laissée pour morte dans une chambre froide de Glasgow, ne sera jamais atteinte, sinon sous la forme d’une éternelle, d’une lancinante, d’une pathétique absence de l’être.


Image


Car nul n’échappe au temps ni à son destin. Et surtout pas au conditionnement. Toute tentative d’y remédier est vouée à l’échec, comme le prouvera plus tard Mon Oncle d’Amérique. Toute survie passe donc par l’imaginaire (Providence, La Vie est un Roman, On Connaît la Chanson). Toute existence appelée à être revécue, volontairement ou non, ne peut que se réitérer, mot pour mot, fait pour fait, image pour image. Dérapages, désagrégations, sauts dans le vide : le cinéaste a l’obsession de ce qui happe, désarçonne, transforme le corps et l’âme en franges d’interférences, pareilles à celles que susciterait un projecteur lumineux à orientation pluridimensionnelle (si ce monstre existe quelque part). Le retour au passé s’effectue ici par à-coups, par pointillés successifs, l’aveuglante lumière sous-marine venant perturber en folles secousses le repos du dormeur. Et le fragment de ciel entrevu ne se maintient, la première fois, qu’un quart de seconde. Le soleil ni la vie (comme dirait à peu près Louis XIV) ne peuvent se contempler sans un lent et difficile accommodement. L’échappée sur le monde est aussi douloureuse qu’un accouchement. De quoi donc est-il peuplé pour tant effrayer cet intrus qu’est l’individu raisonnable ? De serpents de mer, de quelques requins, de méduses géantes, comme le répète à satiété le nageur sortant de l’onde ? Ce ne sont pas ces ennemis, vecteurs de l’illusion bienheureuse, qui s’avèrent les moins apprivoisables. La souris non plus, compagne familière retrouvée au gré des caprices et des cahots temporels. C’est qu’elle vit dans le présent, toujours dans la machine, sans rêve ni remords bien qu’en quête — vaine — de liberté. Claude, au contraire, rencontre tôt les murs de sa prison dorée, se cogne contre la vitre. Il voit s’écouler les jours, se crevasser les murs, disparaître ses plus beaux souvenirs. Il fabule, ment, s’exalte et retombe, prostré. Le temps ronge sa relation avec Catrine, même s’il la voit exempte de cet asservissement et aime penser que c’est elle qui est marécage, qui l’enlise, l’érode, l’oxyde, elle l’élément permanent et mystérieux face à l’homme fugace.

Tout cela, au demeurant, paraît fort triste. Or le film distille un humour facétieux, une drôlerie heureuse qui se manifeste autant par le dialogue (la dictée de la réponse délirante à une lettre non encore reçue) que par les situations (le guide Michelin des cimetières). Comme bien d’autres opus du cinéaste, il revêt les couleurs de la féérie. Marienbad, c’était déjà un peu La Belle au Bois Dormant avec une pointe de Cendrillon (que l’on se rappelle la fuite éperdue loin des lumières du bal et l’escarpin brisé), auxquels on ajouterait bien L’Oiseau Bleu en pensant à la femme emplumée. Si est légitime de voir en Resnais un archange à l’œil martien, alors on peut conclure que Je t’aime, Je t’aime n’est pas de ce monde. Pour reprendre une boutade du protagoniste lui-même, sa constitution se partage en un quart animal, un quart végétal, un quart minéral, un quart sidéral. D’autres qualités, plus immédiates, émeuvent autant. Comme la présence ineffable et chaleureuse de Claude Rich, son regard perdu, sa haute taille un peu dégingandée, son visage d’écorché vif, sa voix rauque et musicale qui murmure le texte tel un langage intérieur : tout ce qu’il dit semble cotonneux, provenir de son subconscient plus que de ses lèvres. Comme celle obsédante d’Olga Georges-Picot, ses yeux sombres, étranges, évasifs, faussement paisibles, son corps élancé et superbement proportionné, ses longues jambes plusieurs fois sobrement dénudées sur le sable comme au lit. Couple fait pour l’amour, défait par la mort ; à lui seul, un hymne à la précarité de la vie. Grâce à eux, le passé n’est plus une mosaïque d’évènements banals tirés de l’anonymat mais un courant souterrain qui emporte irrésistiblement de l’ombre à la lumière. Film doux-amer sur le présent éternel, articulé autour de nombreux temps morts quotidiens et composé dans la parfaite simulation de l’écriture automatique chère à André Breton, Je t’aime, Je t’aime fusionne la sensibilité et la raison, marie la fermeté de la construction et la griserie de la liberté, la rectitude intellectuelle et la fantaisie poétique. C’est aussi (inutile de chercher plus loin que son titre) une simple et belle histoire de sentiments, de celles mille fois racontées : un homme trouve la femme qu’il pense idéale mais leur union s’use inexorablement. Ils se lassent, se disputent, se quittent et en meurent. On connaît bien des sujets plus rares et plus mauvais. Comme le demande Catrine à Claude, le 5 septembre 1966 à 16h02 : "C’était bien ?" Très.


Image
Dernière modification par Thaddeus le 15 janv. 24, 17:30, modifié 1 fois.
Avatar de l’utilisateur
Alexandre Angel
Une couille cache l'autre
Messages : 14078
Inscription : 18 mars 14, 08:41

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Alexandre Angel »

:shock:
J'aurais juré, mais alors juré, que tu avais déjà écrit sur ce film!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Thaddeus »

Tu ne te trompes pas, Alexandre, je te rassure. J'avais déjà posté le texte, mais sur le topic Resnais.
Je n'exclus pas de procéder ainsi pour d'autres films dans la même situation.

EDIT
Je précise, puisque j'en en ai envie là maintenant tout de suite, qu'Alain Resnais est sans doute mon réalisateur français préféré et l'un de mes 10 favoris toutes nationalités & époques confondues. Je ne cesse d'être émerveillé par le génie de cet homme.
Avatar de l’utilisateur
Alibabass
Assistant opérateur
Messages : 2679
Inscription : 24 nov. 17, 19:50

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Alibabass »

J'avais vu une version 4K du film sur Ciné+Classic en 2019, mais, à l'heure actuelle, aucune prévision de sortie en BR du film en France :twisted: :twisted:
Avatar de l’utilisateur
Alexandre Angel
Une couille cache l'autre
Messages : 14078
Inscription : 18 mars 14, 08:41

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit : 26 déc. 23, 13:32 Je précise, puisque j'en en ai envie là maintenant tout de suite, qu'Alain Resnais est sans doute mon réalisateur français préféré et l'un de mes 10 favoris toutes nationalités & époques confondues. Je ne cesse d'être émerveillé par le génie de cet homme.
Ça se passe à peu près pareil pour moi. C'était un immense artiste doublé d'un érudit comme pouvaient l'être Bertrand Tavernier, Michel Ciment ou Umberto Eco avec une prédilection gourmande et particulière pour le théâtre, l'opérette, le musical et la bande dessinée.
L'écouter parler était un plaisir rare et tous ses films se ressentent de ces goûts éclectiques, fantasques jusqu'aux plus sérieux d'entre eux comme Nuit et brouillard, Muriel, Hiroshima mon amour et La Guerre est finie.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17125
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Re: Je t'aime, Je t'aime (Alain Resnais - 1968)

Message par Watkinssien »

Alexandre Angel a écrit : 26 déc. 23, 18:28
Thaddeus a écrit : 26 déc. 23, 13:32 Je précise, puisque j'en en ai envie là maintenant tout de suite, qu'Alain Resnais est sans doute mon réalisateur français préféré et l'un de mes 10 favoris toutes nationalités & époques confondues. Je ne cesse d'être émerveillé par le génie de cet homme.
Ça se passe à peu près pareil pour moi. C'était un immense artiste doublé d'un érudit comme pouvaient l'être Bertrand Tavernier, Michel Ciment ou Umberto Eco avec une prédilection gourmande et particulière pour le théâtre, l'opérette, le musical et la bande dessinée.
L'écouter parler était un plaisir rare et tous ses films se ressentent de ces goûts éclectiques, fantasques jusqu'aux plus sérieux d'entre eux comme Nuit et brouillard, Muriel, Hiroshima mon amour et La Guerre est finie.
Je rejoins votre équipe!

Quant à Je t'aime, je t'aime, c'est une réussite, certes déconcertante, mais ô combien attachante, narrativement captivante.
Image

Mother, I miss you :(
Répondre