Madame de... (Max Ophüls - 1953)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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Madame de... (Max Ophüls - 1953)

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Pour régler ses dettes, Madame de... vend à un bijoutier des boucles d'oreilles que son mari, le Général de..., lui a offertes et feint de les avoir perdues. Le Général, prévenu par le bijoutier, les rachète et les offre à une maîtresse qui les revend aussitôt. Le baron Donati les acquiert puis il s'éprend de Madame de... et en gage de son amour lui offre les fameuses boucles d'oreilles. Le parcours de ce bijou aura des conséquences dramatiques.

AtCloseRange a écrit : 25 mars 08, 12:26Bon, que dire.
Un grand film pour sûr. Alors oui, on peut rester relativement extérieur à ce drame bourgeois qui tourne autour de petits riens mais ici, tout question de style, dans cette façon de tourner autour (au propre et au figuré) de ces bijoux qui passent de main en main. Ophüls est un des rares réalisateurs dont je me régale de chaque déplacement de caméra et ça commence dès la première scène où l'on suit les mains de Danielle Darrieux à la recherche d'un objet à revendre.
On commence dans la plus grande superficialité pour aller vers le désespoir (comme le parcours du personnage de Madame de).
Mais le personnage le plus intriguant et complexe, c'est peut-être ce général joué par Charles Boyer.
Joe Wilson a écrit : 7 nov. 09, 21:04Une grande redécouverte puisque je ne gardais que des souvenirs brouillés du film.
C'est superbe, mais d'une tristesse immense, limpide dans sa course vers l'abîme. La première moitié semble repousser une prise de conscience, fascine et déroute dans sa frivolité apparente...puis une sourde gravité s'impose et hante chaque scène jusqu'au final. Darrieux, Boyer et De Sica sont magnifiques, ils font vivre leurs personnages avec une finesse et une sensibilité extrêmes. Derrière l'observation d'un contexte, d'un microcosme social, les protections des uns et des autres se brisent, pour dévoiler une mise à nu qui ne peut que signifier renoncement et destruction.
Cathy a écrit : 14 nov. 09, 20:35L'histoire pourrait faire penser à la Ronde, tant les boucles d'oreilles passent de mains en mains, naturellement, elles ne font que passer et ne sont pas l'objet d'une histoire à part. Max Ophuls réalise ici un magnifique mélodrame, comment ne pas être sensible au "drame" que va vivre Madame de, superbement interprétée par Danielle Darrieux au sommet de son art. Charles Boyer est impérial en mari jaloux, odieux tandis que Vittorio de Sica prête tout son charme italien au Baron. On admire aussi le travail de Max Ophuls notamment dans cette succession de valses où les deux futurs amants voient leurs sentiments grandir, la légèreté des dialogues, ou encore dans cette superbe vue de Madame de marchant au bord de la mer. Il est intéressant aussi de voir la composition des scènes, avec souvent des personnages qui parlent hors champ, on retrouve ici aussi ce jeu de miroir qui était si frappant dans l'Exilé. La scène d'ouverture où on voit juste les mains de Danielle Darrieux fouiller est un exemple de la maîtrise du réalisateur. Il ne faut pas aussi oublier cette valse magnifique qui sonne si lugubrement à la fin... Le roman de Louise de Vilmorin trouve une illustration absolument superbe dans ce film et dans les dialogues de Marcel Achard spirituels et dépeint aussi une société où l'hypocrisie et les convenances sont plus importantes que les sentiments humains, même si finalement ceux-ci finissent par ressurgir.
Nestor Almendros a écrit : 10 janv. 10, 10:32Comme pour Joe Wilson, ce revisionnage fut une totale redécouverte. Là encore, j'observe le travail technique d'Ophuls, sa maitrise du déplacement de caméra, son jeu de déplacement des acteurs dans des décors travaillés en ce sens (beaucoup de petites pièces concomitantes ou de parois vitrées). Mais plus encore que sur LE PLAISIR, c'est l'histoire qui m'emporte. Cathy rappelle ce leitmotiv de LA RONDE auquel j'ai évidemment pensé (malgré mes souvenirs bien diffus), mais ce jeu d'allers-retours avec les boucles d'oreilles, ce qu'elles représentent, leur valeur aux yeux de Madame de, ce drame sentimental d'une infinie tristesse, en effet, avec ce mari guindé dans ses conventions sociales et son apparat, tout cela m'a véritablement passionné. Avec mes nouvelles activités pouponnières (ça se dit?) je n'ai plus l'élan d'écriture qu'un tel film aurait mérité, je le regrette. (Peut-être un revisionnage prochain en blu-ray? :mrgreen: ).

ATTENTION SPOILERS!
Par contre une question me taraude : éternel optimiste, je trouve la fin probablement plus ambigüe que la majorité des spectateurs qui, mieux concentrés, auront sans doute compris du premier coup. Mais j'ai du mal à ne voir que dans ce plan final la mort de De Sica et le renoncement forcé de Madame de par son général de mari (qui l'obligerait au moins mentalement à se débarrasser des boucles). On pourrait aussi supposer que ce général, pour ne pas se voiler la face publiquement décide de "monter" ce duel, manquer opportunément De Sica en lui tirant dessus, au risque de se faire tuer (et de mourir avec l'honneur public, autorisant ainsi par amour pour sa femme - mais de façon biaisée, je l'admets - qu'elle finisse tôt ou tard par partir avec son amoureux).
Je sais que je vais loin dans l'imaginaire mais ces boucles d'oreille peuvent aussi être un don en remerciement des prières exaucées par Madame de et que se seront avérées efficaces par la survie de De Sica (donc : fin optimiste :mrgreen: ). D'où ma perplexité sur ce qu'ont voulu les scénaristes.

Au passage, merci à Cathy pour le Criterion. Je pensais juste le regarder puis le faire tourner lors d'une prochaine rencontre Classikienne. Je vais finalement le garder... :mrgreen: Très bons bonus, d'ailleurs, de cette édition Criterion, avec une interview passionnante d'Alain Jessua (pas encore vu celle du décorateur).
Alligator a écrit : 23 mars 10, 14:07Quand on adule, comme moi, "Le plaisir", juger ce film là sans être excessif se révèle un défi difficile à relever. L'éclat du "Plaisir" donne à cette "Madame de" une teinte un peu fade. Et c'est sûrement injuste. Je vais essayer -vœu pieu- de ne pas comparer cette "Madame de" avec "Le plaisir". Ouste, "Le plaisir" ! Oui, justement, ouste le plaisir sur cette Madame de. Sans parler d'ennui -on ne fait que le frôler- le scénario basé sur un roman de Louise Vilmorin... argh, comment ne pas regretter l'espièglerie des personnages de Maupassant ? le scénario disais-je, reste sage, tristement sage.

Encore Ophuls s'accorde-t-il à quelques rares occasions des plans savamment disposés, jouant avec fréquence avec les reflets des miroirs, glaces ou les transparences à travers les vitres ou les voiles, tentures, rideaux etc. On reconnait davantage sa patte quand il s'agit de suivre ses personnages en travelling ou bien jusque dans les escaliers. La caméra est attentive. Le découpage des séquences, aussi bien les cadrages font preuve de maitrise indéniable mais cette malheureuse histoire d'amour me semble peu convaincante. Je ne sais pas trop pourquoi au juste. Le couple Darrieux / De Sica ne fonctionne pas chez moi. Les mœurs par trop maniérées de ce monde ou bien les dialogues trop sages de Marcel Achard n'ont suscité qu'un vague intérêt pendant le visionnage.

Outre l'impeccable réalisation d'Ophuls, j'ai également pris plaisir à retrouver Charles Boyer. Dans sa langue maternelle, c'en est presque une curiosité.

Pfff, plus le temps passe et plus la déception prend une place considérable dans mon jugement. Je n'arrive pas à faire abstraction du "Plaisir". C'est plus fort que moi. Après "La ronde" que j'avais aimé mais sans tapage, cette "Madame de" me laisse en plan. Triste. Ophuls reviendras-tu ?
makaveli a écrit : 25 mai 10, 23:23premier film que je vois de ce réalisateur et il m'a donné envie d'en voir d'autres.
une très belle surprise moi qui pensait m'ennuyer.
tout est parfait dans ce film un chef d'œuvre assurément.
El Dadal a écrit : 12 janv. 16, 13:10Je viens enfin de combler une grosse lacune cinématographique en visionnant Madame de...
Sauf que je ne sais pas qu'en penser. Même après lecture attentive de nombreuses critiques. Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas retrouvé dans cet entre-deux inconfortable. J'ai autant de mal à y voir un mètre étalon qu'un film ennuyeux. Sans doute parce que la tonalité change quasi imperceptiblement et qu'on ne sait pas sur quel pied danser. Je crois qu'il me faut le revoir en fait.
Kevin95 a écrit : 20 août 17, 19:41Y aurait presque rien à dire tant tout vise le superbe. Mise en scène royale, récit simple mais déchirant, comédiens qui cajolent la caméra et la sensation d'avoir à faire à du grandiose, du vrai, pas du traficoté. Ça a l'air au premier abord figé dans la soie et la peinture qui étouffe sous la poussière et pourtant non, ça vit, ça palpite, ça s'émeut et ça émeut, dans ce ménage à trois entre un Charles Boyer digne, un Vittorio De Sica triste et sa majesté Danielle Darrieux qui n'a besoin d'aucun qualificatif. Max Ophüls retrouve la sensibilité de Letter from an Unknown Woman et donne tout son cœur avant de donner son âme sur Lola Montès (dernier film, dernière pièce imposante de la demeure Ophüls-ienne). La classe, Max !
The Eye Of Doom a écrit : 16 févr. 21, 23:15Quel chef d’œuvre !
C’est Charles Boyer qui m’a le plus impressionné. Remarquablement servi par le dialoguiste, il campe le personnage le plus intéressant du film.
La scène où il déclare son amour a Darrieux est magistrale. De même la confidence finale sur le rôle qu’elle lui aura attribué, qu’il a accepté par amour.
Couple fascinant d’une très grande intensité dans sa superficialité.
Un superbe plan-séquence que je n’avais pas remarqué : celui de la fin de bal, qui part de l’orchestre où un des musiciens s’en vas, parcours la salle jusqu’au couple enlacé puis suit le domestique qui éteint les bougies pour finir a son point de depart, sur l’orchestre où on bâche la harpe. Du très grand art !
Oui, je sais, tout le film est comme ça...
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Le mouvement, c’est la vie


"Le bonheur n’est pas gai", concluait le commentateur du Plaisir. Cette phrase pourrait servir d’exorde à Madame de..., superbe portrait d’une femme coquette réapprenant à faire battre son cœur pour un amour qui se révélera impossible. Louise rejoint ainsi les grandes héroïnes de Mizoguchi par le don absolu de sa personne et sa capacité exemplaire à aimer. Elle est au centre d’un remue-ménage mondain qui culmine et se dénoue selon les règles de la plus pure tragédie — ascendant Racine. L’impulsion romantique y atteint un point de stridence inédit chez le réalisateur de Lettre d’une Inconnue. La fluidité s’accorde au dépouillement, la gravité s’associe à la légèreté en un alliage quasi mozartien, d’autant plus émouvant que le pittoresque s’ingénie à en masquer le pathétique, sans toujours y parvenir. Et la "patte Ophüls" concentre tous ses éléments spécifiques avec une cohérence et une homogénéité sans défaut : la sophistication des mouvements d’appareil, la somptuosité du décor, le raffinement de l’esthétique, la mobilité constante de la caméra qui se joue d’obstacles visuels trouvent ici leur déploiement extrême. Jamais sans doute les caractéristiques les plus virtuoses et reconnaissables de ce style (longs travellings sinueux, plans-séquence acrobatiques, descentes et montées d’escaliers, omniprésence de portes, de bibelots et de miroirs) n’ont fait autant corps au propos même du film. Le trait de liaison le plus sûr est le rythme. À aucun moment l’attention ne faiblit, l’œil n’est nullement contrarié, la mélodie ne se perd pas un seul instant et participe, comme les nombreux fondus-enchaînés, à l’impression d’une courbe continue, d’un dessin fait sans que l’artiste ne lève jamais la plume. Les données initiales, qui auraient pu faire pencher vers le vaudeville, basculent dans un climat de haute tension dramatique. Mais le cinéaste ne force pas la note et maintient la même impression de grâce et d’élégance. Il avait certes de nombreux atouts en main. D’abord un roman de Louise de Vilmorin suffisamment mince pour que puissent être réutilisés comme un "retour aux sources" ses emprunts à Flaubert, à Maupassant ou à La Princesse de Clèves. Ensuite un dialogue de Marcel Achard, boulevardier du genre brillant, assez au courant de la chose cinématographique pour placer les meilleures répliques dans les meilleures bouches, en l’occurrence pour faire parler à chacune des vedettes du trio son langage. Enfin ce trio lui-même, emmené par une Danielle Darrieux royale, toute de féminité et d’ardeur contenue, et dont le rôle cousu main a marqué d’une pierre blanche l’ensemble d’une carrière incroyablement durable et prestigieuse.


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Ophüls délivre d’entrée toutes les clés de son intrigue par le carton explicatif cité au générique. Une habitude ancienne, généralement résolue par la présence d’un récitant : que ce soit Anton Walbrook (La Ronde), Jean Servais (Le Plaisir) ou Peter Ustinov (Lola Montès), le présentateur bonimenteur annonce et paraphrase volontiers l’argument. Cette façon de ramener la fiction à son anecdote (une banale histoire de bijoux passant de mains en mains) marque la véritable motivation de l’auteur : observer, à partir d’un personnage a priori inconsistant, l’itinéraire d’une femme arrachée à son univers par les tourments de l’amour. Il y a dans Madame de... essentiellement deux "sphères" qui s’opposent, deux catégories d’êtres, deux états d’esprit, deux positions contradictoires : d’un côté le général-comte André et sa classe sociale, le milieu auquel il appartient, superficiel mais commerçant, et de l’autre Louise et le baron Donati, leur liaison naissante, leur attirance "illégale". Fixité des principes et stabilité d’un microcosme figé contre idylle en devenir et frisson passionné des affections. Or la mise en scène se révèle incapable de figurer l’un et l’autre de ces antagonismes sans faillir un instant à son harmonie. Tout est étincelant, souple, vif, aérien, traité sur le même ton, et pourtant la société dessine une trajectoire opposée à celle qui emporte les amants. Les bals, les loges de théâtre, les cavalcades, les uniformes, l’ambassadeur en marge de ses fonctions, les équipages, les duels sans danger, le champagne, les valets, la musique, les femmes qui bavardent et flirtent, les hommes qui se rendent au club, vont à la chasse et jouent au billard forment autant d’éléments constitutifs d’un monde définitivement statique. Les soirées ne sont pas folles, délirantes, fiévreuses comme les exubérances d’un malade, ses valses n’ont rien de danses sur un volcan. Pas de petits matins felliniens, pas de réveils sordides. Parce que les nuits font partie de la règle du jeu, parce qu’elles entrent dans le système, n’en sont pas l’évasion ou l’oubli dont il faut revenir, elles ne provoquent jamais ce décalage qui fait se retrouver devant l’orchestre au grand complet, dans une salle immense au buffet regorgeant et aux lustres éclatants, seul avec Norma Desmond.

Si le film brille d’une ironie diamantine et admet la critique d’une Belle Époque oisive, une sorte de fatalité abstraite préside à la destinée de chacun des membres du trio. Le général obéit à sa fonction et à l’honneur tel qu’on le qualifie de cornélien dans les villes de garnison. Également prisonnier de sa figure de singulier aventurier de la diplomatie (il feint d’égarer son passeport), Donati ne saurait sembler que "sceptique", sinon blasé, alors qu’en fait il s’éprend du premier coup d’œil. Quant à Louise, négligée par son mari et installée dans une dévotion toute personnelle à une "sainte" qui est bien entendu son double, elle souffre sans le savoir de ses afféteries et de la séduisante facticité de sa condition. Les motifs pour lesquels elle a besoin d’argent ne sont pas signalés (une jolie femme est, selon les convenances, dépensière), mais le premier d’entre eux est indiqué en cours d’action. Elle est née pauvre dans une famille pauvre, et André l’a récupérée (et titrée). En vendant un objet auquel elle tient, elle détruit la symétrie relationnelle "bénie par l’église" qui, non sans humour, s’insinuait dès l’ouverture. Dans ce très long et très beau plan mobile sur ses mains fouillant parmi ses joyaux, le missel de la mère tombe du rayon d’une armoire. C’est qu’il y a en effet, chez Ophüls, un double jeu permanent entre le fond du décor aux qualités descriptives ou dramatiques et les avant-scènes endossant un rôle dynamique (Lola Montès représentera de ce point de vue une apothéose). S’interposant entre la caméra et l’acteur, ces éléments (piliers pleins ou croisées semi-transparentes) accentuent le rendu des travellings latéraux et permettent à l’occasion de cacher les personnages ou de brouiller une partie du dialogue. Seul maître à bord, le cinéaste opère une exhibition fastueuse de ses ressources et recourt à tous les modes d’enchaînement (faute de réaliser le film en une prise unique) pour mettre en valeur, comme par une sertissure, la série des lieux et des plans. Dans une œuvre que définit avant tout le mouvement, chaque déambulation effrénée exprime une course vers l’abîme et traduit le caractère alternatif des existences soumises aux élans intimes, la vanité d’une ronde dont les protagonistes se grisent d’illusions.


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À un moment, cet agencement qui ne laisse aucun répit au spectateur attentif transcende sa propre réussite, en une sorte de luxe suprême : lors du fameux plan-séquence des bals enchaînés, dont le tour de force technique rend sensible sa raison d’être elle-même. Louise et Donati se laissent alors gagner par une impatience dont la mise en scène égalise l’enchevêtrement avec des situations concrètes, de manière à transmettre le plaisir douloureux de cette fièvre, de ce bouillonnement, de ce qu’elle entraîne d’indifférence à son cadre sans pour autant l’abolir. La scène repose sur la contradiction entre le texte, qui souligne l’inéluctable progression temporelle ("Comment vivre une semaine... deux jours... vingt-quatre heures..."), et l’égalisation sans ruptures réalisée par les orchestres, les salons successifs et toutes les possibilités de raccord optique, comme jetées sur la table par un joueur grand seigneur, de recadrages sur la profondeur en fondus discrets, jusqu’à la coiffe de harpe qui permet de passer au noir et de conclure. Seuls les amants "hors-jeu", "hors-la-loi", parcourent leur chemin dans un monde aux murs interchangeables, aux personnages équivalents, sans dissemblances et sans écarts. Les brocarts qui les entourent ne sont que la manifestation de normes et d’un protocole dont ils se sentent miraculeusement exclus. Dans la grande salle soudain vide et débarrassée du bruit, des tourbillons, des gênes humaines et matérielles, la caméra suit d’abord un musicien qui plie son instrument, s’habille et demande du feu pour sa cigarette avant de s’en aller. Puis c’est à l’homme qui lui en a fourni, le moucheur de chandelles, qu’elle attache ses pas, d’une pièce à l’autre, d’un candélabre au suivant. Le passage de relais se poursuit jusqu’à découvrir le couple, isolé sur la piste de danse, valsant pour la dernière fois avant le retour du général. Séquence primordiale, étourdissante, où sont montrées explicitement la fin d’une liberté conjointement partagée, l’évolution de la fête débridée vers le pas de deux crépusculaire, celle d’un jeu badin vers des sentiments plus silencieux et plus affligés.

Tout le reste de cette œuvre très finement ciselée, presque sans scories satiriques (les soldats, l’amiral), reconduit au talent d’Ophüls, que la critique des sources place quelque part entre Schnitzler (l’obsession viennoise de la syphilis étant le vrai prétexte de La Ronde) et Pabst (comme Loulou, Madame de s’évanouit "à volonté", bien que son hystérie reste de bon goût et qu’elle n’ait rien d’une femme fatale). Mais plutôt qu’à ces considérations assez scolaires, mieux vaut s’abandonner à l’enchantement d’audacieuses transitions, telle cette lettre déchirée qui s’envole et se confond avec un champ de neige, parmi les sapins, tandis qu’une voix off pérore "En ce début d’année..." La construction générale du long-métrage se fonde sur un réseau de correspondances, chaque reprise d’un thème ou d’une occurrence éclairant rétrospectivement la précédente. Ainsi des trois plans de l’église : le première visite de Louise au début, venant prier la vierge avant de vendre ses boucles d’oreilles, la seconde précédant le duel pour la supplier d’épargner son amant, enfin l’image conclusive sur le monument vide après sa mort. Proche du terme de sa carrière, Ophüls achève ici sa peinture d’une société déliquescente par l’itinéraire d’un être qui en éprouve, trop tard, la vacuité et l’ennui : "La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue", constate amèrement Madame de. Il n’existe guère de grands films qui soient aussi le récit de parcours spirituels. Si, du livre à l’écran, les personnages de Vilmorin substituent au respect des convenances, que leurs gestes continuent d’assumer, l’exigence de passions auxquelles tout est sacrifié, c’est pour permettre à l’héroïne cette démarche craintive mais assurée qui la conduit de la frivolité des jeunes épouses à la lucidité des agonisantes. Sorte de pressentiment auquel son trépas apporte une vérification en même temps qu’un démenti, par un suprême artefact de mise en scène. Les bijoux, qui généraient la pulsation de la vie, finissent exposés dans une vitrine, irrémédiablement inertes. Il ne faut pas moins qu’un pareil "don gratuit" pour sortir du dédale d’arabesques grisantes, de feux (des gemmes et des amours) reflétés dans le sfumato des glaces, de courses éperdues coupées dans la brusque révélation d’un visage. Autant de volutes dont les arêtes percent par accident en surprenants éclairs, enroulées autour de ce qui, pudiquement, se développe comme une subtile, délicate et vibrante danse de trois cœurs.


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Re: Madame de... (Max Ophüls - 1953)

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Je l'ai vu il y a a peu près 1 an pour la première fois. je sais pas si j'étais pas dans l'ambiance mais je me suis profondément ennuyé et surtout j'ai trouvé que ça avait très mal vieilli et que c'était limite inregardable
« Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »
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Re: Madame de... (Max Ophüls - 1953)

Message par Alexandre Angel »

nunu a écrit : 19 déc. 23, 16:26 Je l'ai vu il y a a peu près 1 an pour la première fois. je sais pas si j'étais pas dans l'ambiance mais je me suis profondément ennuyé et surtout j'ai trouvé que ça avait très mal vieilli et que c'était limite inregardable
nunu, tu viens de parler du plus grand film français de tous les temps.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Madame de... (Max Ophüls - 1953)

Message par Watkinssien »

Alexandre Angel a écrit : 19 déc. 23, 16:43
nunu a écrit : 19 déc. 23, 16:26 Je l'ai vu il y a a peu près 1 an pour la première fois. je sais pas si j'étais pas dans l'ambiance mais je me suis profondément ennuyé et surtout j'ai trouvé que ça avait très mal vieilli et que c'était limite inregardable
nunu, tu viens de parler du plus grand film français de tous les temps.

J'espère pour nunu que c'est parce qu'il n'était pas dans l'ambiance. Sinon:
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Un des plus grands films du cinéma mondial, Madame de... est pour moi un chef-d'œuvre absolu, une merveille de mise en scène, d'une virtuosité et d'une élégance rarement égalées, interprétée à la perfection (Charles Boyer est génial dans le rôle le plus complexe à jouer à mon sens).

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Re: Madame de... (Max Ophüls - 1953)

Message par Alexandre Angel »

Watkinssien a écrit : 20 déc. 23, 08:54 (Charles Boyer est génial dans le rôle le plus complexe à jouer à mon sens).
Ah quand il cherche les boucles d'oreille à quatre pattes dans la calèche et qu'un gandin importun l'interpelle en lui demandant si il a perdu quelque chose, Boyer lui répond : "Je cherche les 10000 francs que vous me devez car vous me les devez n'est ce pas ?"

Que c'est bon!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Madame de... (Max Ophüls - 1953)

Message par Martinclassik »

Salut !

Ca m'a rappelé des souvenirs de mes après-midis pluvieuses, DVD en main, à dévorer du cinéma classique. Ce film, c'est une perle, non ? Darrieux, Boyer, De Sica... un casting de rêve. Et cette histoire de boucles d'oreilles qui voyagent, c'est comme un écho à ma propre vie, toujours en mouvement, un peu bohème en plein été, un peu partout et nulle part.

D'ailleurs, en parlant de bohème, ça me fait penser au style d'Ophüls, vous trouvez pas ? Un brin nostalgique, un brin rêveur, comme un poète avec sa caméra. Ses travellings, ses plans-séquences, c'est comme une valse, un tourbillon qui nous emporte. Et cette façon qu'il a de filmer, c'est presque une invitation à se perdre, à laisser derrière soi les conventions, un peu comme quand je pars sur un coup de tête en voyage, sans plan, juste pour sentir le vent de la liberté. Ophüls, c'est un peu le gitan du cinéma, non ?

Martin
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