Le Fils (Jean-Pierre & Luc Dardenne - 2002)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Thaddeus
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Le Fils (Jean-Pierre & Luc Dardenne - 2002)

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Le menuisier miséricordieux


Dans le cadre obstrué de sa masse, il n’y a que lui. Un homme en salopette bleue et polo lie-de-vin, le visage claquemuré derrière d’épaisses lunettes translucides semblables à deux ronds de colle. L’objectif scrute ses gestes, examine ses traits, pèse sur sa nuque, son dos, ses épaules. La caméra l’étreint, voit ce qu’il épie, s’arrête avec lui, prend un peu de recul pour le situer dans des espaces fractionnés où il introduit comme une poussée de tension qui affole la matière même. Olivier est professeur de menuiserie dans un lycée d’apprentissage professionnel. Ce n’est pas le fils du titre mais le père : Jean-Pierre et Luc Dardenne ont d’ailleurs failli appeler leur film ainsi. Puisque tout y est affaire de nom impossible à donner aux choses et aux gens, la tergiversation était de mise. Qui est donc le fils ? Il y en a deux. Le premier est celui d’Olivier. Il est mort et nourrit chez ce dernier la souffrance d’une privation tragique. Le second est un élève mutique de seize ans, nouveau venu à l’atelier sur lequel l’enseignant jette son dévolu. L’adolescent, placé là après cinq années d’enfermement dans un centre de détention pour mineurs, se prénomme Francis mais n’a droit qu’à du "Toi !" marmonné sur un ton impératif. Chargé de graver un signe distinct sur son mètre, il ne comprend pas le sens du mot "initiales" et ne peut exécuter la consigne. Tout en s’acharnant à lui faire croire qu’il n’est le fils de personne, le maître va peu à peu le traiter comme son propre enfant. En lui transmettant son savoir-faire. En guidant ses pas, jusqu’à la traque fantomatique. Car un secret suffocant le lie à ce garçon : Francis est le meurtrier de son fils. Après l’assommoir d’une telle révélation, le film pourrait voler en éclats. Mais il choisit de se concentrer et ne laisse d’autre choix que d’assister à l’impossible rencontre de la victime et du bourreau, de mesurer l’intervalle qui les sépare et la puissance du drame qui les rapproche. Il arpente très concrètement ces distances invisibles, mouvantes, ambiguës qui connectent, rejoignent et éloignent deux êtres tout en échardes dont les positions peuvent s’inverser sur l’échelle des expériences : de quelle (im)maturité se prévaloir quand on tué quelqu’un, de quel savoir se réclamer lorsqu’on a tout perdu ?


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La Promesse était un triangle, Rosetta une droite solitaire. Le Fils est un duel. Entre les trois longs-métrage, il n’y a pourtant pas l’épaisseur d’une feuille morte. Un même froid d’automne griffe l’épiderme blafard des personnages, qui traversent sans répit cette saison où tout se désagrège. Leurs lèvres tètent les gobelets des thermos, leurs narines expulsent des fumées de brouillard. Ce sont d’écrasantes présences animales qui occupent l’espace d’un seul bloc. Des terriens solitaires qui déboulent dans des scènes d’ouverture tripales, sans prolégomènes et très intenses physiquement. Toujours le même brasier alimente la filmographie des Dardenne et donne son sens profond à leur vocation : élaborer la grammaire d’une nouvelle initiation sociale. Ils cherchent à conjuguer une croyance immémoriale en des valeurs menacées de désuétude (le legs, le souci des autres, la proximité militante, l’artisanat utile) et une lucidité sévère sur la réalité du monde moderne et sa misère, du visage de laquelle ils arrachent sauvagement le moindre faux pansement. Un monde qu’ils n’inventent pas puisqu’ils en viennent : celui de la banlieue industrielle de Liège, qui est leur lieu de naissance et de scolarité et qui est restée leur port d’attache. Comme les kartings casse-cou qu’ils trafiquaient à l’adolescence, leur cinéma est le fruit de cette complicité unique qui peut unir deux frangins lorsqu’ils sont décidés à agir ensemble. Ils le conçoivent de la manière dont ils alchimisaient sans doute leurs redoutables pétrolettes, dans une discrétion absolue et une solitude d’autant plus supportable qu’elle est partagée. Laboratoire du capitalisme européen depuis deux siècles, la Belgique a conservé sa fonction d’éprouvette sociopolitique, dont les auteurs sont certes les témoins à charge mais aussi les héritiers artistes. À cette nuance près que lorsqu’ils s’accouplent pour leur chaste fécondation, ils ne procèdent pas in vitro mais in vivo, dans la lumière métallique et crue de Seraing, et au milieu de son peuple. De ce peuple comme des frères, Le Fils est l’un des plus beaux enfants.

Le processus complexe de restauration morale que le film s’attache à décrire transite d’abord via ce monstre d’acteur qu’est Olivier Gourmet, himalayen, tétanisant d’humanité. Parce qu’il sait rendre compte de la banalité de son personnage à travers un souci du détail qui ne laisse rien au hasard, parce que ce travail de vraisemblance n’est accompli que pour dégager l’espace du doute et de l’imprévu, de cette catastrophe nouvelle qui survient dans une vie dont on réalise qu’elle est un champ de ruines, on aime Olivier, on est saisi d’empathie et d’inquiétude pour lui. Et on sait immédiatement que cet homme-là est un juste. Admirable est l’idée de la ceinture de maintien en cuir qui enceint ses reins, instrument de contention jugulant son corps autant que ses passions. Éloquents sont la nudité austère de son appartement qui répond à sa déshérence spirituelle, les exercices de musculation lombaire qui l’aident à tenir à la fois debout et psychiquement, le rôle de l’ex-épouse qui vient lui annoncer qu’elle revit, qu’elle a trouvé un nouveau souffle, qu’elle attend un enfant, ce qu’il approuve. Chez ce façonnier à la vue basse, à la colonne vertébrale électrocutée de douleurs, les mains effleurent le bois mais aussi le crépi des murs, les dalles de béton jointes par des filets de ciment, le carrelage des douches, les carreaux des portes vitrées. Lentement, il comprend que certains matériaux absorbent la lumière et que d’autres la renvoient. Lui qui vivait reclus, imperméable aux autres, découvre alors qu’on peut recevoir et donner. Les réalisateurs n’ont pas choisi pour des nèfles son métier, qui est celui des chiffres, de l’épreuve à l’équerre, du compas dans l’œil. Une nuit sur un parking, Olivier dit à Francis l’écart exact qu’il y a entre eux : 4,11 mètres. Lorsque, monté en haut d’une échelle, l’apprenti perd l’équilibre, il le soutient et amortit la chute. Ayant grandi sous les ombres de la défaillance parentale, de la violence commise et de l’enfermement, le jeune garçon a cinq années à rattraper et veut construire sa vie, pas la perdre. Désormais sans méfiance, il est logique et normal qu’il se mette sous le contrôle d’un homme qui lui en transmette les clés. Si Francis s’en sort un jour, ce sera grâce à des personnes telles qu’Olivier.


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Entre l’adulte aussi bourru que fragile, oppressé comme un lion en cage, et le gamin saccadé, tapi dans une terreur sans nom, aucune frontière infranchissable n’est donc dressée : ils s’attirent, se repoussent, s’espionnent, s’apprivoisent et continuent d’arpenter conjointement la même aire, soudés par une superbe mais terrible promiscuité. Résolu à affirmer sa souveraineté blême mais tenace face au Mal, Olivier réfute les puissances de la rage et de la folie qui sommeillent en lui. Il décide, par un décret personnel qu’il ne s’explique pas, d’apprendre à Francis cet art de la mesure et des marques à respecter. Il le fait pour sa dignité d’homme. Il active ainsi le récit d’une rédemption laïque prenant les formes successives de la coexistence butée, de la confrontation torve ou de l’explication virile (la formidable scène du baby-foot). En évidant les images des représentations sociales usuelles, en les démeublant de tout décor ou personnage illustratif, les cinéastes expriment comme une vérité catégorique du monde : "Le ciel au-dessus de soi et la justice au fond de soi", selon la formule de Kant. Le stress et l’obsession du début se solidifient alors dans la densité rare d’un western existentiel en apnée, d’un véritable thriller métaphysique. Chaque élément du quotidien devient vecteur de suspense, chaque plan est chargé comme une grenade. La conclusion du Fils est celle d’une parabole, si simple qu’on pourrait presque la broder sur un napperon : le pardon est plus fort que la loi du talion. Mais cette vue de l’esprit est neutralisée par l’humanisme exigeant des Dardenne, qui leur permet de s’avancer sur un terrain en friche. Car leur méthode développe une critique en actes du fatras idéologique encombrant si souvent les discours sur la criminalité, la délinquance, la réinsertion et la jeunesse. À la convergence de leurs parcours abrupts, erratiques et nerveux, Olivier et Francis se rejoignent enfin pour accomplir une tâche de deuil, chacun la sienne, mais ils le font ensemble.

C’est ce double apprentissage que le film met en scène avec un à-propos qui laisse sans voix : tracer, calculer, millimétrer, trouver les points d’équilibre, apprécier les angles justes, raboter les bosses, encadrer les sentiments dans une géométrie technique et humaine, leur fixer des garde-fous, en arpentant toujours la ligne de démarcation intangible entre le réalisme et l’action. En un temps où l’agressivité sécuritaire voudrait passer pour du bon sens, les cinéastes suggèrent que, chez le méchant, la méchanceté n’est pas définitive. Que chez le vengeur, le goût de la vengeance n’est pas inéluctable. Le Fils raconte la naissance d’un nouvel homme, transformé par son chemin de croix, sauvé par la rémission. L’exercice pratique qu’il propose à ses élèves (soulever un long madrier sur l’épaule, un genou posé par terre) évoque irrésistiblement l’épisode de la passion du Christ. L’image est forte, évidente. Mais ni lourde ni sulpicienne. Loin des déclarations d’intention ou des illustrations pieuses, c’est dans la réalisation des gestes et des actes, dans la constance du corps que le film s’approche de la transcendance qui est celle de l’art. Aussi hermétique à l’angélisme ouvrier qu’au chantage à l’émotion, il n’a rien d’un panneau de catéchisme sur papier canson. Il décrit simplement le magnifique mouvement de quelqu’un qui avance et va jusqu’au bout de la voie dans laquelle il s’est engagé. C’est l’histoire d’un sac de copeaux laminés se reconstituant pour devenir un arbre. Bien plus que les nombreux saints, religieux ou non, dont le grand écran a dessiné le portrait, Olivier est un "athlète de la foi" travaillant de ses muscles et tendons et affrontant du même élan un combat éthique et un défi de cinéma. En soutane ou en bleu de travail, l’aventure reste la même. Sous le regard haut, rigoureux et bienveillant des frères Dardenne, elle devient bouleversante.


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