La Femme des Sables (Hiroshi Teshigahara - 1964)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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-Kaonashi-
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Message par -Kaonashi- »

J'ai torché quelques mots supplémentaires sur le film :

L'histoire est simple et étrange à la fois : un instituteur tokyoïte a pris quelques jours pour s'adonner à sa passion, l'étude des insectes vivant dans le sable. Croyant avoir raté le dernier bus pour rentrer chez lui, il est hébergé chez une femme dont la maison est dans une carrière de sable. Le lendemain matin, il veut partir, mais l'échelle de cordes permettant de remonter à la surface a disparu.
Les premiers plans donnent d'emblée le vertige et empêche tout repère spacial. Il y a bien un homme qui marche dans les dunes, mais la lumière forte du soleil sur les grains de sable et le point de vue brouille les perspectives. Un point essentiel du film réside dans une utilisation stupéfiante du très gros plan, sur le grain de la peau constellée de sueur, les grains de sable, les insectes, les regards.
Au final le film pousse chacun des spectateurs à faire sa propre interprétation de ce qu'il vient de voir : histoire au premier degré ou allégorie ? mais allégorie de quoi ? du couple ? du travail ? de l'esclavage ?
Personnellement j'y ai plus vu une allégorie très dure sur la vie d'employé (salaryman comme on dit au Japon), le personnage principal étant forcé de se résigner à faire ce qu'on lui dit : enlever chaque jour le sable qui s'est accumulé dans la carrière, encore et encore.

Je crois que je suis bien parti pour revenir régulièrement sur ce film. :?
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Joe Wilson
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Message par Joe Wilson »

La Femme des sables est un film absolument magnifique, dont l'un des grands mérites est précisément de laisser des interrogations, des pistes de réflexion d'une richesse inouie (et d'ailleurs tout ce qui suit est une lecture très personnelle...l'on peut très bien y voir un manifeste contraire).
La rigueur plastique est en effet sublime....les éléments naturels expriment des sensations physiques considérables, fascinent par leur mystère et leur étrangeté. Teshigahara questionne en permanence les rapports de l'homme à la nature, d'une logique d'affrontement à un possible apaisement. L'écoulement du sable ne fait que suivre l'angoisse de l'existence, cette peur tragique de la disparition et de la perte. L'homme est confronté ici à sa propre finitude et à sa continuelle nudité. Le sable se mêle peu à la peau comme la mort vient contaminer l'idéalisme de la vie.
La Femme des sables se met aussi en travers d'un certain matérialisme et des certitudes de la vie sociale. Face à celle qui accepte son labeur, l'homme ne trouvera pas d'arguments pour faire triompher "sa" conception de la liberté. Leurs conditions d'existence vont finalement mettre tout à plat, forcer un dépouillement et une remise en cause. L'homme parviendra à accepter sa situation et à l'honorer...le symbole est fort mais montre une nécessité de revenir à une simplicité, à un émerveillement. L'apaisement intérieur n'apparait alors possible que parce que l'on a renoncé à une utopie, à une volonté de contrôle qui pousse à toujours désirer davantage.
Ce renoncement est une souffrance, l'homme étant passé par une hargne et une violence désespérées, mais cette rage va accélérer la prise de conscience.
Evidemment la parabole est extrême, mais les valeurs en question prennent immédiatement une dimension universelle. L'homme s'est rendu compte qu'il s'est lui-même construit sa prison, et qu'il n'appartient qu'à lui de s'en détacher. C'est par la vision de cette barrière naturelle qu'il finit par briser une autre barrière, purement émotionnelle, et c'est parce qu'il a constaté son impuissance qu'il prend conscience de sa vulnérabilité, qui devient sa plus grande richesse.
Faut-il donc que l'homme soit poussé à bout pour qu'il accepte enfin sa condition? Pour se libérer des contraintes il faut en tout cas un cheminement existentiel d'une grande exigence.
La relation homme/femme suit également cette réflexion...l'homme cherche d'abord la lutte, affirme un désir de puissance pour renverser les statuts et quitter sa position de prisonnier. Mais il s'aperçoit de son erreur, il n'est en rien son captif...elle cependant fait preuve d'un calme, d'un renoncement, qui provoque en lui d'abord le dégoût mais enfin l'estime et la reconnaissance.
La situation de l'homme nous apparait d'abord absurde, l'on est dans un cheminement comparable au mythe de Sisyphe...mais face à une frustration permanente, ne doit-on justement pas prendre parti de notre propre faiblesse? Et dans ce cas-là triomphe finalement notre condition parce qu'elle a cessé de faire naître une ambition destructrice.
Au début du film, la nature est une menace et un ennemi pour l'homme, dans son final, elle l'accompagne et révèle sa beauté éclatante.
L'homme a cessé un combat perdu d'avance, pour mieux supporter sa vie. L'épreuve et la privation l'ont endurci pour lui faire retrouver l'humanité de l'éphémère.
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Helward
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Message par Helward »

Joe Wilson a écrit :La Femme des sables
...
Tu as donc du film une vision optimiste:
L'épreuve et la privation l'ont endurci pour lui faire retrouver l'humanité de l'éphémère.
Personnellement j'en ai fait une lecture plutôt pessimiste:
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Le personnage préfère in fine renoncer à une certaine forme de liberté physique, d'existence expansive mais contrariée par le doute, pour préférer un état statique, figé matériellement mais dont il est sûr de contrôler le déroulement et les limites (l'espace clos est plus facilement domptable, plus simple à appréhender donc débarassé du doute et de l'inattendu). Il choisi le confort de la routine quitte à perdre ce qui fait son humanité.
Mais je me rend compte que mon interprétation reste très terre-à-terre.
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gnome
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Message par gnome »

Une chose est certaine, c'est que s'ils veulent sortir le DVD du film chez Carlotta, ils feraient bien de se magner le train, vu la sortie imminente du film chez Criterion (en juillet)...

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Parce qu'il y a fort à parier qu'une grande partie des amateurs sur le forum et un certain nombre de cinéphiles ne vont pas attendre des mois avant de l'acheter et une fois de plus, faute de date correcte annoncée ou de sortie, le Z2Fr se fera doubler par un Z1 (il l'est déjà par le Z2UK). Je n'ai pas dit qu'il faut bacler le DVD au contraire mais qu'ils se magnent et nous donnent au moins une date de sortie et des spécifications, histoire de savoir ce qu'on est en droit d'attendre.

Si quelqu'un connaît des responsables Carlotta... Faites passer le message.

Je ne comprends pas la frilosité des éditeurs français... Ils viendront ensuite se plaindre que leurs sorties ne marchent pas... :?
Pourquoi attendre une hypothétique sortie d'un dvd français (puisque rien n'est annoncé ou confirmé pour l'heure) alors que le film est dispo depuis un certain temps dans de très bonnes conditions et va sortir dans une collection qui fait référence... :?:
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Boubakar
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Message par Boubakar »

gnome a écrit :Si quelqu'un connaît des responsables Carlotta... Faites passer le message.
Il y en a au moins un qui traine sur le forum (fabien b., je crois, regarde el topic Siodmak en dvd naphta). Essaie de lui envoyer un mp :wink:
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-Kaonashi-
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Message par -Kaonashi- »

gnome a écrit :Une chose est certaine, c'est que s'ils veulent sortir le DVD du film chez Carlotta, ils feraient bien de se magner le train, vu la sortie imminente du film chez Criterion (en juillet)...
Je ne vois pas pourquoi. Beaucoup de personnes intéressées n'achètenet pourtant pas de DVDs Criterion car : 1/ ils sont chers, très chers, même (vu la qualité du boulot, on va dire que c'est justifié, mais ça reste dans les 40 € quand même) 2/ il n'y a que des sous-titres anglais.
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gnome
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Message par gnome »

-Kaonashi Yupa- a écrit :1/ ils sont chers, très chers, même (vu la qualité du boulot, on va dire que c'est justifié, mais ça reste dans les 40 € quand même)
Je les ai tous eu neuf à moins de 25€, même les doubles... :wink:
Et les Carlotta ne sont pas donnés non plus... Mais la qualité se paye...
2/ il n'y a que des sous-titres anglais.
Là, tu as raison... :)
Tu as vu dans le topic "mes achats" le nombre de DVD HK, UK... sans sous-titres français achetés par les forumeurs? Je sais que ce n'est pas représentatif de tout le monde, mais ce l'est d'une certaine quantité de cinéphiles en manques d'éditions françaises correctes et qui se sont mis à l'anglais... :wink:
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Nestor Almendros
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Message par Nestor Almendros »

Il faut aussi penser à l'acheteur potentiel qui ne connait pas le film et qui se le procure en le voyant dans les rayons. Je ne sais pas si Carlotta a fait un bide avec ses coffrets Ozu mais à mon avis beaucoup de ceux qui l'ont acheté ne connaissaient pas les films, juste la réputation du réalisateur probablement (il y avait beaucoup de raretés).

Pour LA FEMME DES SABLES, j'y suis allé au ciné par curiosité: je ne connaissais pas ce film. Bon, ce n'est pas un film pour moi certes, je suis passé à côté, mais je ne vois pas pourquoi les seuls français intéressés (et connaisseurs) iraient forcément s'acheter le Criterion. On peut très bien l'acheter en tombant dessus dans un magasin. Je rappelle que les Classikiens sont des fous furieux dans le genre et qu'on n'est absolument pas représentatifs des acheteurs nationaux :wink: . Je pourrais reprendre, sur ce point, les coffrets Ozu dont les films devaient être disponibles depuis bien longtemps à l'étranger...
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Message par gnome »

Voilà un semblant de réponse qui n'est pas pour me déplaire :
Vincent Paul-Boncour , big boss carlotta dans l'interview DVDRAMA a écrit :Mais il y a aussi Teshigahara dont on vient de sortir la Femme des sables en salles qui sortira en DVD en fin d’année. Il y a aura donc une édition collector mais aussi un coffret avec deux films moins connus qui sont Le visage d’un autre et Traquenard (Pitfall).
:P :P :P :P :P :P :P :P :P :P
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Boubakar
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Re: Sunna no Onna / La Femme des Sables de Hiroshi Teshigaha

Message par Boubakar »

k-chan a écrit :Un film magnifique, fascinant... et qui me touche bcp sans que je ne sache vraiment pourquoi.
A la sortie de la vision de ce très très grand film, j'ai pensé la même chose.
Il y a une telle beauté dans ces plans...on pourrait en faire une photo et l'encadrer tellement c'est magnifique !!
(Bizarrement, dans la claustrophobie de plusieurs plans, on peut y voir l'une des sources possibles de Lettres d'Iwo Jima : dans le confinement dans lequel sont cloitrés les Japonais, Eastwood a-t-il voulu rendre hommage à ce film ?)
La relation amour-haine est aussi très bien démontrée, et le tout encore accompagnée par des plans époustouflants de beauté.
A noter aussi une film bien noire, à l'image de l'oeuvre qu'on y voit...

Une sublime découverte (comme l'ensemble du coffret proposé par Carlotta) !
Reste à voir les bonus...
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Message par -Kaonashi- »

Hé MJ, il y a toujours une faute dans le titre du topic : c'est Suna no onna, le titre japonais ("suna" avec un seul "n") ! :P
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MJ
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Message par MJ »

Corrigé. J'espère que ce chef-d'oeuvre n'a pas trop honte de moi.
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-Kaonashi-
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Message par -Kaonashi- »

MJ a écrit :Corrigé. J'espère que ce chef-d'oeuvre n'a pas trop honte de moi.
Pas grave, tu l'écriras cent fois en idéogrammes pour demain. :mrgreen:
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Message par MJ »

J'ai déjà dû grifonné le titre ce nombre de fois dans mes différents tops. :lol:
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Thaddeus
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Re: La Femme des Sables (Hiroshi Teshigahara - 1964)

Message par Thaddeus »

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Conte de la dune vague


La femme des sables, c’est Sisyphe au Pilat : dans sa pauvre baraque au fond d’un entonnoir, coincée entre d’infranchissables parois de dunes mouvantes, elle dégage le sable qui envahit constamment la masure, bastion d’un village voisin que ce coup de balai inlassablement recommencé protège de l’ensevelissement. Représentative d’une congrégation assez importante du lumpenproletariat nippon, elle est promue sentinelle avancée d’une communauté qui, du haut de la falaise friable, la tient prisonnière dans son trou et la contraint à cet épuisant labeur de termites. Entre deux ravitaillements de cruche et de boule de pain, on la gratifie un beau jour d’un cadeau inédit en la personne d’un entomologiste en vadrouille. Tandis que le voyageur captif, d’abord révolté contre cet asservissement, se résigne peu à peu après de vains efforts d’évasion, la dame solitaire trouve en cet envoyé du hasard, pour la besogne et pour la bagatelle, le Vendredi de son île déserte. Et les deux personnages de nouer progressivement des rapports de solidarité dans l’effort, d’intimité charnelle et même de vraie tendresse. Si bien que lorsque s’offrira au protagoniste, avec l’évacuation de sa compagne malade, une occasion de fuir, il retournera de plein gré dans la fosse et préférera délibérément, à une société humaine aliénante, le croupissement dans les oubliettes. La Femme des Sables est donc l’histoire d’une renonciation, de la progression d’un malaise, d’une lutte, du désarroi et enfin de l’abandon. Le film raconte la métamorphose d’un savant en insecte (ce n’est pas encore La Mouche), en attendant d’être changé en sable. Inéluctablement la personnalité se désagrège, le glacis de la civilisation s’effrite, l’homme primitif apparaît, réduit au minimum afin que s’exerce au maximum l’effet de grossissement obtenu par cette loupe perfectionnée qu’est la caméra. Ses manières deviennent rudes après la politesse raffinée du début, comme est rude son contact avec sa partenaire lorsqu’il la bâillonne. Il perd jusqu’à son identité que l’on n’apprend qu’au dernier plan, au bas d’un dérisoire certificat de disparition. Mais à quoi lui servirait-elle dans cette parabole où l’espace se peuple de légende et où la vie quotidienne revêt le manteau de l’éternité ?


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Loin d’asséner des équations sociologiques ou un quelconque message humaniste, Hiroshi Teshigahara se réclame d’un surréalisme de mode occidental et arbore des renvois précis au mouvement européen de l’absurde. Son approche n’en relève pas moins d’un profond enracinement dans l’humus de la culture japonaise. L’aspect sciemment référentiel à Luis Buñuel réside dans celui du documentaire "au premier degré" : paysage minéralogique, attachement au geste comme manifestation du conditionnement social... Mais la présence de toute une série d’éléments naturels parfaitement sélectionnés et imbriqués est d’un réalisme trompeur qui introduit dans des couches de plus en plus stratifiées. Le cinéaste impose à ses personnages une sorte d’enfer sartrien, une situation de huis-clos, de face-à-face avec une collectivité qui les observe, d’affrontement à un environnement hostile, comme le montrent les maladresses durant l’impossible escalade ou l’étreinte amoureuse suivie en plongée par un cercle de voyeurs. La Femme des Sables peut aussi faire le lien avec deux films de Shōhei Imamura qui lui sont contemporains. D’abord La Femme Insecte, sorti un an auparavant, qui s’ouvrait sur le gros plan d’une fourmi, symbole de l’ascension entêtée de l’héroïne, pauvre campagnarde montée à la ville. Ensuite L’Évaporation de l’Homme, faux reportage sur une disparition ordinaire au Japon. Car il suffit d’un coup de vent pour que toute empreinte soit effacée derrière le promeneur égaré. S’il ne se passe que quelques mois entre l’arrivée du professeur dans la crevasse et la conclusion du récit, sa barbe a poussé, sa démarche s’est alourdie. Au lieu d’une chemise à l’occidentale, il porte désormais une tunique traditionnelle. Il a vieilli, brûlé sa collection de spécimens et découvert au fond de son puits une forme de liberté intérieure. Son trajet renvoie peut-être à des initiations anciennes, à ces "Grottes matrices" du Fujiyama représentées dans les gravures de Sadahide.

L'art du metteur en scène consiste à laisser fonctionner l'implacable machine de la capture, de la révolte, du désir, de la fatigue, de la soumission, du compromis, de la folie. Il invente sa propre texture, sa propre gestuelle, son propre graphisme, de la désolation d'un filet d'eau disparaissant dans le sable à l'hypnose cauchemardesque d'une nuit de sabbat. Toutes les métaphores sont là, celles du temps qui passe, de la raison qui divague, de l'infime et de l'immense, des puissances telluriques et des jeux d'enfant. Derrière la description d’un comportement humain surgit bien sûr un large éventail de significations, et le cinéaste n’hésite pas à faire tinter ce trousseau de clés métaphysiques en comparant selon toute attente l’incessant combat contre les sables à la résistance de l’homme contre les menaces d’anéantissement qui pèsent sur lui. Telle moralité relèverait d’un sympathique discours de comice si l’on ne pouvait y ajouter tout un bouquet d’apologues : sur le développement d’une conduite schizophrénique chez les chercheurs ou les poètes, voués à l’exil et confrontés aux problèmes de la vie pratique ; sur l’affranchissement du conformisme social ; sur la force de l’habitude qui émousse le tranchant du malheur et en fait à la longue un compagnon vivable ; sur la naissance du sentiment de responsabilité chez un égoïste ; sur la conjonction, dans l’amour, d’un attrait physique élémentaire et d’un but poursuivi en commun ; sur la ténacité du vouloir-vivre et l’aptitude universelle à trouver des raisons d’exister au fond de la pire détresse ; sur le sacrifice des aspirations individuelles aux exigences du groupe ; enfin, plus profondément, sur cette manœuvre subtile du libre-arbitre consistant à assumer lucidement la forme de sa servitude. Mais le film relève moins de la thèse illustrée que d’un univers symbolique en expansion. Et sa forme résorbe la multiplicité de ses contenus dans l’unique réalité visible tenant lieu de support aux diverses implications possibles, comme si la clarté, l’évidence, l’inaltérabilité des images résistaient à la prolifération du sens dont elles portent la charge.


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La cadence des strophes, la musique des rimes, la savante ponctuation des très gros plans suscitent ainsi une irrésistible fascination. On se laisse inexorablement absorber par la puissance incantatrice de cette litanie de l’erg, de ses rides et de ses ondes, de ses coulées et de ses avalanches. De tous les matériaux filmables, le sable est le plus perfide, le plus ambigu et le moins fidèle. Mouvant, fuyant, traître, complice, il infiltre chaque chose, s’insinue dans la moindre anfractuosité, se confond avec la roche, colle à la peau, crisse sous la dent. Son polymorphisme, sa variabilité d’aspect selon l’éclairage, la distance, le milieu auxquels il est soumis, compromettent en permanence le parti pris de concrétude et font naître un climat fantastique qui ouvre les portes du rêve et de l’angoisse. Il peut évoquer de vastes surfaces pierreuses parcourues de fissures lorsqu’il est filmé de loin, homogénéisé par le recul ou tassé par l’humidité. Soulevé par les bourrasques, il se résout en fumerolles ; soumis à la déclivité ou aux ébranlements, il ruisselle à la façon de nappes aqueuses (son utilisation possible lors des troublantes scènes érotiques ne manque pas d’être retenue par le cinéaste). Plus encore : contrairement à la plupart des films sablonneux, secs et arides où l’eau, quand elle n’est pas d’origine animale, n’intervient que comme objet de désir, celui-ci est une œuvre terriblement moite et poisseuse. La découverte finale du héros n’est que l’actualisation d’un processus dont il a été victime tout au long de sa claustration : la capillarité, l’envahissement inéluctable du sec par le mouillé, de la matière déjà instable par une substance dissolvante. La saisissante intensité perceptive générée par la mise en scène tient à ce qu’elle développe des idées générales dans un contexte quasi organique de confrontation corporelle, de sueur perlante et d’âpre sensualité.

On décèle dans La Femme des Sables les données, les éléments visuels, les effets de rythme familiers à l’expression d’un Samuel Beckett. On y retrouve les efforts de cette dramaturgie pour quêter des vérités essentielles et les imposer non par un acte de connaissance réfléchie mais par une révélation immédiate utilisant, plutôt que l’intrigue ou le discours, les voies de la suggestion métaphorique, de la communication émotionnelle, d’un rituel des formes, d’un ébranlement physique par le spectacle. Cette maison de planches dans un vallon désertique, c’est le lieu du bout du monde où s’élève l’arbre mort de Vladimir et d’Estragon. Ces êtres enchaînés à la même infortune, c’est, avec moins de clownerie grotesque, le couple exemplaire en qui se résume l’humanité. Il serait aisé de poursuivre l’inventaire des analogies, depuis les actes de patience maniaque aux conséquences nulles (le piège à corbeau), la répétition obsessionnelle des mêmes gestes et le déroulement hypnagogique de la durée (le sable qu’on écope interminablement), jusqu’au motif majeur de l’enlisement et de la réclusion. Ce qu’il y a d’artificiel dans le postulat — et que le théâtre ne peut surmonter que par une stylisation renforcée et une certaine primauté du dialogue — se trouve racheté et oublié grâce aux qualités émotionnelles et plastiques de l’ouvrage. À toute une irréalité d’ensemble, que multiplie parfois un onirisme accentué (la séquence goyaesque de la ronde nocturne des paysans masqués, réunis autour de l’orage sexuel qu’ils ont réclamé), font curieusement contrepoids la présence compacte des choses, de ce sable aussi obsédant que le vent dans le film de Sjöström, et surtout l’assiduité lyrique avec laquelle Teshigahara fait échapper ses personnages, au fil de lentes séquences contemplatives, de moments d’une grâce, d’une audace et d’une pudeur étonnantes, à leur triste sort de scarabées en attente de Godot. Car lorsqu’à la fin le héros se détache sur une étroite et vague surface dont on ne sait si c’est encore la plage ou déjà la mer, la confusion sonne pour lui comme une délivrance. L’autorité tranquille de ce dénouement suggère qu’au fond, La Femme des Sables dresse peut-être le portrait d’un homme heureux.


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