The Yards (James Gray - 2000)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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MJ
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Message par MJ »

The Yards de James Gray
Ah oui, quand même. :shock:
Venant du cinéaste qui avait réalisé Little Odessa à 24 ans on pouvait s'attendre à un prodige, mais là ça dépasse toutes espérances! Mise en scène (vive le clacissisme), interprétation, ampleur scénaristique. C'est pas tous les jours qu'on voit d'aussi belles réussites. Alors certes on ressent très lourdement l'influence de Coppola (le bureau du patriarche, le dialogue à travers un grillage, la party à la Godfather Part III), n'empêche qu'est-ce que c'est bon. Même avec une filliation très marquée, Gray ne doit sa réussite qu'à lui-même. De Howard Shore à Mark Wahlberg tout le monde fait des miracles, la photo de Harry Savides est la splendeur même, Charlize Theron n'aura jamais été ni aussi sublime ni aussi convaincante... On est pas loin de la tragédie grecque. Même pensé à Malraux à un certain moment: la séquence à l'hôpital, Leo soulevant le rideau n'est pas sans rappeler Tchen et sa moustiquaire.
Pour une fois le sujet de la mafia n'est pas un simple prétexte, mais est véritablement traité en profondeur. Ils sont rares les films où l'on ressent autant le malaise qu'implique une telle vie. The Funeral de Ferrara serait le premier à me venir à l'esprit.
Commentaire un peu emphatique mais bref, ça fait du bien.
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Je suis sur le cul.
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Grimmy
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Message par Grimmy »

MJ a écrit :The Yards de James Gray
Ah oui, quand même. :shock:
Venant du cinéaste qui avait réalisé Little Odessa à 24 ans on pouvait s'attendre à un prodige, mais là ça dépasse toutes espérances! Mise en scène (vive le clacissisme), interprétation, ampleur scénaristique. C'est pas tous les jours qu'on voit d'aussi belles réussites. Alors certes on ressent très lourdement l'influence de Coppola (le bureau du patriarche, le dialogue à travers un grillage, la party à la Godfather Part III), n'empêche qu'est-ce que c'est bon. Même avec une filliation très marquée, Gray ne doit sa réussite qu'à lui-même. De Howard Shore à Mark Wahlberg tout le monde fait des miracles, la photo de Harry Savides est la splendeur même, Charlize Theron n'aura jamais été ni aussi sublime ni aussi convaincante... On est pas loin de la tragédie grecque. Même pensé à Malraux à un certain moment: la séquence à l'hôpital, Leo soulevant le rideau n'est pas sans rappeler Tchen et sa moustiquaire.
Pour une fois le sujet de la mafia n'est pas un simple prétexte, mais est véritablement traité en profondeur. Ils sont rares les films où l'on ressent autant le malaise qu'implique une telle vie. The Funeral de Ferrara serait le premier à me venir à l'esprit.
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Je suis sur le cul.
The yards est pour moi l'un des plus grands films de ces 10 dernières années. Mal accueilli par la critique à l'époque, il est aujourd'hui reévalué à sa juste valeur. Et c'est tant mieux. Mais quand même, les difficultés qu'à James Gray a monter ses films montre bien combien il est de plus en plus dur d' être un "auteur" à Hollywood. Perso, j'attends "We own the night" ave beaucoup beaucoup d'impatience. Et j'espère que James Gray tournera un jour avec Nicholson et Pacino.
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Zelda Zonk
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Message par Zelda Zonk »

MJ a écrit :The Yards de James Gray
Ah oui, quand même. :shock:
Venant du cinéaste qui avait réalisé Little Odessa à 24 ans on pouvait s'attendre à un prodige, mais là ça dépasse toutes espérances! Mise en scène (vive le clacissisme), interprétation, ampleur scénaristique. C'est pas tous les jours qu'on voit d'aussi belles réussites. Alors certes on ressent très lourdement l'influence de Coppola (le bureau du patriarche, le dialogue à travers un grillage, la party à la Godfather Part III), n'empêche qu'est-ce que c'est bon. Même avec une filliation très marquée, Gray ne doit sa réussite qu'à lui-même. De Howard Shore à Mark Wahlberg tout le monde fait des miracles, la photo de Harry Savides est la splendeur même, Charlize Theron n'aura jamais été ni aussi sublime ni aussi convaincante... On est pas loin de la tragédie grecque. Même pensé à Malraux à un certain moment: la séquence à l'hôpital, Leo soulevant le rideau n'est pas sans rappeler Tchen et sa moustiquaire.
Pour une fois le sujet de la mafia n'est pas un simple prétexte, mais est véritablement traité en profondeur. Ils sont rares les films où l'on ressent autant le malaise qu'implique une telle vie. The Funeral de Ferrara serait le premier à me venir à l'esprit.
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Je suis sur le cul.
Je te rejoins MJ. Effectivement, ici la filiation "mafia" tient plus de Coppola que de Scorsese, tant dans le classicisme de la mise en scène que dans la photo crépusculaire ou encore la thématique du déchirement familial, déjà présente dans Little Odessa. On est, là aussi, pas loin du film-opéra, dans la lignée du Parrain.
Mon film du mois de Mai, une sacrée claque (deux visionnages en 3 jours, histoire de tendre l'autre joue) et l'un des meilleurs films de ces 7 dernières années à mon sens.
End of story.
Nestor Almendros
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Re: The yards (James Gray, 2000)

Message par Nestor Almendros »

Revu en blu-ray. Que dire sinon que j'aime toujours ce style classique épuré et pesant, l'ambiance oppressante pour un héros qui voit le monde autour de lui se resserrer inexorablement, ces personnages fraternels qui, derrière une façade familiale, feront fi de toute honnêteté et de toute morale, retournant leurs vestes et trahissant leur prochain. Pas grand chose à dire en fait.
Bien aimé mais un peu moins, j'ai l'impression, que LA NUIT NOUS APPARTIENT revu très récemment. Dans ce dernier, la confrontation entre le patriarche et ses fils m'a semblé peut-être plus cohérente, moins "facile", moins "clichesque" (attention aux guillements: c'est seulement un point infime de comparaison :wink: ). Certainement à cause de la densité familiale encore plus exacerbée que dans THE YARDS, où cela reste un peu plus une toile de fond (en comparaison avec LA NUIT où c'est réellement le centre du drame). Vivement le prochain Gray.

Beau master, pas un "top démo" mais propre, granuleux quand il faut, et bien étalonné (avec aussi une utilisation étrange des filtres: Joachim Phoenix semble parfois bien "glossé"...).
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Jeremy Fox
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Re: The yards (James Gray, 2000)

Message par Jeremy Fox »

L'un des plus beaux films du monde !
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Watkinssien
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Re: The Yards (James Gray, 2000)

Message par Watkinssien »

Une oeuvre majeure en effet, qui représente plus la forme de la tragédie grecque, et en cela le film est l'un des plus brillants descendants des Godfather de Coppola !

Interprété à la perfection, le film est bouleversant et rare !
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Milkshake
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Re: The Yards (James Gray, 2000)

Message par Milkshake »

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Une grande tragédie sous forme de boucle urbaine ou la noirceur règne.


Dès le premières secondes plongé dans le noir du métro New-yorkais, James Gray révèle en plein lumière le visage d'un jeune homme à la recherche d'un repère. Dès son retour au cocon familial, son intégration sera partagé entre le désir de la société, la volonté de sa mère et sa nature propre. The Yards trace le portrait d'âmes profondément insatisfaite d'une figure paternelle coincé entre profession et famille à un couple autodestructeur, Léo sera ballotté par les liens du sang réagissant à l'instinct. Mark Walhberg trouve ici son meilleur rôle tout en sobriété contenu privilégiant les murmures au côté d'un Joaquin Phoenix parfaitement fébrile, instable et une Charlize Theron rebelle, torturé : le casting est dirigé d'une main de maître.
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Family & Business
Ayant comme décors les rues usées et immeubles crépis du Queens, The Yards est dans la parfaite continuité de Little Odessa tout en approfondissant ses thèmes et sa mise en scène James Gray annonce déjà l'aboutissement de son travail atteint avec We Own The Night. Son petit frère The Yards partage de nombreuses scènes d'une infiltration étouffante à une soirée en boite de nuit enivré jusqu'aux destin de deux hommes prendront tout à tour la place de l'autre. Jouant beaucoup plus la carte de l'intimisme que son grand frère, le réalisateur assèche sa narration pour être au plus près de ses personnages ancrant son récit dans un réalité palpable trouvant son apogée dans un long combat à main nue.
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Le voile des apparences
James Gray fait état d'un système ferroviaire corrompu ou chacun tente d'obtenir sa part du gâteau, au menu hypocrisie, tension et oppression. Dans cette environnement fait d'ocre et de vert, le réalisateur crée une ambiance sombre pour jouer sur le contraste qu'apporte les ombres à ces personnages. Dès qu'il le peut Gray coupe la lumière supporté par les élans hypnotique de sa bande son, le réalisateur peint une tragédie crescendo ou chaque protagoniste délivre une prestation finale bouleversante.
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Un drame sombre et puissant plongé dans l'ombre.


9.5/10
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Alligator
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Alligator »

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http://alligatographe.blogspot.com/2011/03/yards.html

Je ne me souviens plus trop de la teneur de mes sentiments après avoir vu "We own the night", vu il y a quelques années. Je crois, je ne suis pas sûr du tout, mais je crois que je n'avais pas été très emballé par le film, son histoire, la manière de filmer de James Gray. Cependant je me souviens très bien avoir adoré la scène où, sous une pluie diluvienne, une limousine était attaquée, séquence esthétiquement formidable et au montage superbement millimétré.

Pendant un certain temps, au début de ce film, j'ai craint de ressentir à nouveau un manque d'investissement de ma part, voire un certain ennui mais progressivement le travail sur la photographie avec des dosages sensés d'ombres et lumières, des cadrages pensés, m'a d'abord intrigué puis complètement charmé. De plus, l'excellente écriture scénaristique s'est révélée de plus en plus équilibrée avec des personnages denses, pas trop schématiques, des relations complexes et une dramaturgie subtile malgré l'aspect mélodramatique indéniablement lié à la thématique de la rédemption impossible, mystique et religieuse dont le film s'empare dès le départ.

Ajoutez à cela une bande de comédiens très bien dirigés proposant des personnages fouillés, sans esbroufe, avec beaucoup de retenue ("Theron, ch'adowre!") et vous obtenez un précipité de film remarquable et qui fera sûrement date. Très belle œuvre!

Quelle impiété que le transfert aussi merdique de ce dvd "Bac Films"! Ça bave de partout sur les mouvements. A croire que c'est fait exprès pour qu'on achète le blu-ray. Que je continue de trouver le film esthétiquement appréciable malgré la médiocrité du dvd relève du miracle. Volontiers pointilleux et râleur sur la forme, j'ai plutôt la dent dure, je le confesse, avec les dvds qui sabordent des films, une habitude presque toujours injuste qui fait beaucoup trop la part belle à un certain nombrilisme que ce blog illustre malheureusement de manière aussi édifiante que récurrente. Tiens, prends encore un autre paragraphe auto-centré dans les gencives! Je me dégoûte... Vite, revenons à ces "Yards", ce film néo-noir qui emprunte également à la mythologie cinématographique du "Parrain". Je ne dis pas cela parce uniquement parce que la distribution compte James Caan dans ses rangs, non non, mais bien parce qu'il met justement en scène ces liens familiaux plus ou moins factices qui unissent les individus parfois malgré eux, les attachent à un destin commun tourmenté et pour certains même fatal.

Film noir multi chromatique dont les couleurs ne sont jamais vives bien entendu, mais passées, quand elles ne se dissimulent pas dans l'ombre, film magnifique que je crois pouvoir recommander, sans une hésitation. Ouaip, carrément!
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Nass' »

Un drame massif, taillé dans le marbre des meilleures fresques d'un Coppola à qui james lui doit beaucoup. On retrouve ce souffle baroque, cette tragédie parfaitement canalisée qui s'égoutte avec maîtrise et contrôle. Il n'y a pas de surenchère à proprement parler dans le pathos, tout est question de non-dits. Voir Léo, figure innocente, inséminer le chaos malgré lui dans sa famille véreuse et retourner dans le métro comme si de rien était est un cycle narratif qui me file des frissons à l'heure d'aujourd'hui. Il est innocent mais pourtant, la succession des événements auxquels il participe le conditionne et l'oblige à tout faire imploser. C'est l'innocence satinée de culpabilité, James gray relativise cette frontière si ténue, imbrique ces notions l'une dans l'autre pour en éclater une source de jouvence dramatique vertigineuse. Ca va même plus loin : les préoccupations criminelles peuvent infecter un innocent qui ne demande qu'à s'en sortir dans la vie. La conjoncture, par ses tentacules, manipule à sa guise quiconque oserait s'en approcher et l'embrasser.

Le sourire jaune de James Caan qui subit les révélations au tribunal de Léo, Joaquin Phoenix qui tue sa soeur après un non-dit immense dans la cage d'escalier, son effondrement lors de son arrestation,... Une tragédie qui souffle à 200 km/h avec des idées de mise en scène profondément travaillées, des séquences qui pèsent une tonne de réflexions, rien ne s'écoule par hasard. Un putain de grand film !!!!!!!!!!!!!!
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Jeremy Fox
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Jeremy Fox »

Je viens de le revoir pour la 5 ou 6ème fois et je continue à penser que ce film est un modèle de perfection à tous les niveaux. A nouveau sidéré par tant beauté et de fluidité. Un grand film tragique.
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Thaddeus
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Thaddeus »

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Le fils trahi


Voix de gorge éraillée : "Petit, maintenant, tu fais partie de la famille…" Non, ce n’est pas ça, on n’est pas dans la saga dynastique du Parrain. Out, Coppola. On n’est pas non plus dans la bouffonnerie pathétique des Affranchis, on ne mange pas les spaghettis de la mamma avec un cadavre dans le coffre de la Chrysler. Out, Scorsese. On est dans The Yards, le deuxième long-métrage de James Gray. Quelques points lumineux filent au fond d’un trou noir. Puis pleine lumière : le métro vient de sortir du tunnel. Assis dos à la vitre, Leo Handler mate de côté un flic debout. Il a le visage hagard, l’air inquiet, l’œil aux aguets de l’éternel hors-la-loi. Vieux réflexe incontrôlable. Après un séjour d’un an derrière les barreaux, il rentre chez lui, dans un de ces quartiers pourris de New York où naissent les bonnes histoires de polars sociaux et où l’on étouffe au berceau le "rêve américain", expression aussi crédible qu’une promesse électorale. En réalité, il n’a plus rien à se reprocher. La violence des règlements de comptes, la crainte d’être arrêté, la solitude du gangster, tout cela est resté derrière lui, dans cet obscurantisme qui fonde la loi du silence. Et il est bien décidé à mener désormais une vie terne mais honnête. La sortie du tunnel comme symbole de la rédemption, le voyage surveillé comme motif de l’épreuve, le métro comme véhicule des passions : tout est déjà là. La fluidité dans le mouvement, la précision silencieuse des cadrages, l’expression fermée de l’acteur respirent l’évidence de la fatalité en marche. On devine que cette introduction annonce un drame (tout retour du fils prodigue est chimérique), un passage qui n’apportera que malheur et chagrin. D’emblée, on pressent que l’on se trouve devant un film somptueux. Entre pur suspense et radiographie d’une fin de règne, entre Amérique et Europe, entre hier et aujourd’hui, la suite confirmera magistralement cette impression. Six ans de mûrissement après son impressionnant galop d’essai, James Gray sort le grand jeu.


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Le printemps du Queens a succédé à l’hiver de Brooklyn qui engourdissait Little Odessa. Les couleurs sont plus chaudes, les personnages plus nombreux et nuancés, le délié réaliste de la mise en scène l’emporte sur la déflagration onirique. Des nombreuses similitudes rapprochant en revanche les deux films, la plus saillante est le mal insidieux qui ronge la cellule familiale et qui vient de loin, comme d’un anathème ancestral. Il y a bien sûr les signes de la santé défaillante de la mère, les manières trop attentives du meilleur ami Willie, l’état vaguement dépressif de la cousine Erica, le regard fixe et dur de la tante Kitty, qui s’est remariée à un richard, Frank Olchin, avec sa gueule de travers et ses sourcils de prophète. Tous sont venus pour accueillir le rescapé taiseux qui n’a dénoncé personne. Retrouvailles, embrassades, effusion. Et déjà un sombre présage : une panne d’électricité ayant remplacé les lampes par les chandelles, l’ambiance qui s’élève est celle d’une veillée mortuaire, creusée par des attitudes flottantes qu’on devine abîmées dans les gouffres d’un passé encore présent. Pour Willie, les affaires sont florissantes. Affaires louches, c’est inscrit dans sa voix et dans son comportement. Mais Leo, qui bénéficie d’une sortie conditionnelle, souhaite arrêter les combines. Il est pourtant rapidement mis au parfum et embarqué malgré lui dans la corruption généralisée sur laquelle s’appuie son oncle Frank, pourvoyeur de boulot mais d’abord caïd du truandage politico-financier. Son entreprise de maintenance a la haute main sur les travaux publics et les marchés d’équipement du métro, et c’est Willie qui exécute ses basses œuvres en se chargeant d’arroser les élus municipaux et de saboter les sociétés concurrentes. La machine à moudre des billets verts tourne lentement, sûrement, inexorablement. Et le destin n’est pas un barbu aveugle ni un dieu en rogne mais l’amas des circonstances qui camoufle d’énormes tas de pognon à se faire. Le grain de sable dans un sabordage de routine, un geste malheureux et voilà "l’innocent" qui fait vaciller tout le système frauduleux. Tiraillé entre sa conscience et son allégeance de sang, Leo va bientôt connaître la relégation et se livrer à une douloureuse guerre des tranchées.

The Yards est une œuvre exemplaire de la souveraineté du cinéma de genre lorsqu’il est bien compris, ambitieux, capable de réactiver le pacte d’intelligence qui le relie au public, de transmuer instantanément le particulier en universel, le prosaïque en mythologique. Gray focalise sur la mise à nu des mécaniques diverses dans lesquelles les individus sont happés puis broyés, le plus souvent sans l’avoir choisi, mais avec leur consentement. À l’instar d’artistes aussi différents que John Ford, Elia Kazan ou Francis Ford Coppola, il explore la famille et questionne à travers elle le mystère des origines, celle des siens, celle du pays qui les a accueillis. Et comme eux, il préfère suspendre son interrogation juste au moment où il commence à comprendre : aller plus loin, ce serait tomber dans la complaisance. Or son film est un modèle d’exigence, d’épure, de retenue. Sa précision maniaque à dépeindre le fonctionnement sclérosé des institutions new-yorkaises, de la police au tribunal en passant par les commissions d’arbitrage de la métropole américaine, constitue pour lui une manière détournée d’exhiber la faillite de la loi. De L’Ennemi Public au Scarface de De Palma, les rites de l’initiation criminelle sont devenus familiers : Gray place la relation entre Leo et Willie sous le signe d’un tel apprentissage. Mais la complexité et la richesse psychologiques des personnages, si elles n’égratignent pas ce motif classique, lui donne une épaisseur rare. Impossible de ne pas être tétanisé par l’effet miroir de la juxtaposition du tabassage du policier par l’un avec le meurtre du veilleur de nuit par l’autre. Le glaive glacé de la justice passera dans les chairs pourrissantes du corps clanique aux solidarités délétères et à l’influence pernicieuse. Dans ce processus quasi cornélien, Leo élabore une stratégie de ponts coupés et à la fin, il n’y a ni victoire ni défaite mais un sentiment océanique d’être seul à jamais, contre tous et avec soi.


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Pour construire méticuleusement ce cérémonial mélodramatique, cette apothéose de la désolation, le cinéaste invente un récit mezzo forte au climat feutré, dont la matière semble parvenir avec la force vacillante d’une chandelle au fonds d’un puits. Cet effet funèbre est parfois déchiré d’éclairs écarlates (la scène en boîte de nuit), drapé d’un halo vertical (celle de l’hôpital) ou noyé dans une nuit d’encre pour quelques combats douteux et sans éclat. Ici pas de fuck off en rafales ni de guns braqués à tout bout de champ. Un mélange de gravité et de flottement caractérise cette œuvre lente, crépusculaire, saturée de postures d’adulation ou d’accablement, de confidences à mi-voix, de regards dans le vide. Gray verrouille sa mise en scène à un découpage strict et à des plans vissés-serrés. La beauté enténébrée de chaque image, assurée par la main jalouse qu’il garde sur ses moindres recoins (intensité de la pénombre, densité des contre-jours, relief des détails) prend d’une seule pièce la violence des péripéties du scénario dans la musculature d’un style capable d’étreindre nos poitrines à les rompre. L’achèvement plastique du film repose sur le respect des figures imposées et leur transcendance par un raffinement discret et rigoureux : si le noir domine l’écran, une lumière dorée vient découper vivement des lambeaux clairs où les êtres se débattent comme à l’intérieur d’une prison, toujours coincés à leurs entournures, délimités par des encadrements de portes ou des cages d’escaliers (c’est justement par un judas qu’est vue la séquence où un visiteur nocturne oblige Leo à cacher sa mère chez des voisins de palier). Maintenant une note d’une tension permanente, la caméra caresse les décors glacés et miroitants que découpe New York sur des ciels d’acier. Quant à l’adagio désintégré d’Howard Shore, il résonne comme une subliminale et soupirante complainte. Larmes, asphyxie mais aussi, quand l’étau se desserre enfin, catharsis et libération.

Parvenir à de tels sommets, avec cette classe-là, lorsque l’on a trente ans, c’est déjà avoir accompli un chemin considérable que la suite de la carrière de l’auteur n’a pas démenti. Peut-être plus encore que Paul Thomas Anderson et Wes Anderson, les deux autres surdoués de sa génération, Gray s’est imposé comme un maverick altièrement indépendant, en lutte contre la logique des studios et l’adversité que représente la forteresse d’Hollywood. S’il investit ici les codes du film noir, c’est pour les remettre à plat et les congédier dans un geste de profonde lassitude. Une certaine légende mafieuse mord la poussière et meurt dans ce tombeau sans la moindre fanfare, dans cette tragédie compacte au classicisme intransigeant qui réclamait ces rôles de mères éprouvées, ces décors de voies ferrées rectilignes et ces clairs-obscurs en souffrance d’où émane la palpitation sourde d’une émotion réprimée. Le casting en or associe gloires des années 70 (James Caan en paternante crapule, Faye Dunaway et Ellen Burstyn en pietàs contemporaines) et nouvelle génération : Mark Whalberg (Leo le pur, le saint, le voyou soudainement rédimé), acteur minéral, sobre, concentré, Joaquin Phoenix (Willie le métis, le maudit, l’archange brutalement déchu), méchant malgré lui qui s’accommode de réflexes délictueux comme on supporte une cicatrice, et Charlize Theron en brune, dont la superbe stature vient moderniser et anoblir davantage la grandeur de l’ensemble. Le dénouement ne fait nulle apologie de la délation, suspicion résurgente attachée au souvenir du chaos maccarthyste : il montre au contraire un acte de maturité à l’amertume pleinement mesurée, mais dont l’accomplissement inévitable permet de conduire l’enchaînement terrible des évènements à une forme d’assainissement politique et social. Pour Gray, il faut sortir de la famille avant qu’elle ne vous étouffe. Il boucle ainsi le genre en le faisant basculer dans l’âge de la raison. Et qui dit âge de raison dit bien sûr âge de trahison, de renoncement à une partie de soi-même. La mélancolie lancinante de The Yards tient à ce balancement entre le rêve d’air pur et la rouille de la réalité. Le seul soleil visible marche au néon : il donne le teint blafard du deuil des illusions.


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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par El Dadal »

Thaddeus a écrit : 5 sept. 23, 17:35 Le dénouement ne fait nulle apologie de la délation, suspicion résurgente attachée au souvenir du chaos maccarthyste : il montre au contraire un acte de maturité à l’amertume pleinement mesurée, mais dont l’accomplissement inévitable permet de conduire l’enchaînement terrible des évènements à une forme d’assainissement politique et social. Pour Gray, il faut sortir de la famille avant qu’elle ne vous étouffe. Il boucle ainsi le genre en le faisant basculer dans l’âge de la raison. Et qui dit âge de raison dit bien sûr âge de trahison, de renoncement à une partie de soi-même. La mélancolie lancinante de The Yards tient à ce balancement entre le rêve d’air pur et la rouille de la réalité. Le seul soleil visible marche au néon : il donne le teint blafard du deuil des illusions.
Très beau texte, comme souvent, mais questionnement intéressant concernant le paragraphe cité, sachant que cette fin, que je trouve également admirable, est le fait d'Harvey Weinstein et fut reniée par Gray - elle n'est plus présente dans le director's cut. Quelque part, le montage du réalisateur, plus resserré, me semble moins harmonieux, son équilibre remis en cause. Ce moment "Kazan" est particulièrement beau et tragique dans ce qu'il ose justement déclarer, mettre à jour, prendre parti. La fin voulue par Gray reste par trop intime, du genre du drame de chambre et moins de la tragédie moderne.
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Ouf Je Respire »

Thaddeus a écrit : 5 sept. 23, 17:35 Le seul soleil visible marche au néon : il donne le teint blafard du deuil des illusions.[/justify]
Magnifique conclusion. Chapoba.
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Thaddeus
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par Thaddeus »

El Dadal a écrit : 5 sept. 23, 22:00cette fin, que je trouve également admirable, est le fait d'Harvey Weinstein et fut reniée par Gray - elle n'est plus présente dans le director's cut.
Je n'ai pas vu ce director's cut. L'objet de mon texte est la version cinéma de The Yards, que j'ai découvert avec éblouissement lors de sa sortie en salle et revu avec le même enthousiasme depuis.
Cette notion de version alternative, voulue par le réalisateur, est quand même très problématique. J'ignore quelle est la teneur exacte de cet autre montage, mais si le sens du film en est changé, si la signification (morale, politique, émotionnelle) du dénouement en est travestie, cela pose question.

@ Ouf : cimer. :wink:
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nunu
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Re: The Yards (James Gray - 2000)

Message par nunu »

En revanche Gray n'a pas céder sur the Immigrant, ou Weinstein voulait lui faire changer la fin mais Gray à refuser ce qui a repoussée la sortie du film aux Etats Unis.

Par contre sur Ad Astra la fin lui a été imposé
« Quand des hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. »
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