Jules et Jim (François Truffaut - 1962)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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L'utopie amoureuse


Au début des années soixante, la France vécut à l’heure Truffaut. Beaucoup de nouveau-nés furent prénommés Jules et Jim. Les femmes aimèrent plusieurs hommes à la fois, portèrent de charmants bibis et des casquettes à carreaux, chantèrent à tue-tête Le Tourbillon de la Vie, récitèrent comme une prière la liste de nos grands crus et sautèrent parfois dans la Seine en sortant du théâtre. Les jeunes gens louèrent pour les vacances des chalets dans les vaux alsaciens, où ils échangèrent leurs lits et mirent l’amour en communauté. Six ans avant les barricades, ce fut une manière de faire triompher le bonheur conquis contre les lois de la morale, les guerres et l’usure des sentiments. Et si la presse catholique et conservatrice n’eut pas de mots assez sévères pour vouer au bûcher ce film "scandaleux" qui profanait le modèle conjugal traditionnel et les sacro-saintes vertus de la fidélité, Jean Renoir — le "Patron", comme le surnommaient respectueusement les ténors de la Nouvelle Vague — y vit non sans raison la plus précise expression de la société française contemporaine. Henri-Pierre Roché vivait encore quand François Truffaut choisit de porter à l’écran son roman autobiographique, qui avait échappé aux professionnels mais qu’il avait su distinguer. L’ex-critique redouté devenu cinéaste prodige venait de tourner Les Quatre Cents Coups et entrait dans sa vingt-huitième année. Il avait eu un coup de foudre pour Jules et Jim, l’allitération de son titre, sa prose rapide et lapidaire, ses héros joyeusement libres et sa situation affranchie de tout schéma conventionnel. Lui et l’écrivain correspondirent, se consultèrent, s’estimèrent. Au vieil homme négligé par ses pairs, oublié de la gloire, le jeune réalisateur non seulement rendit justice, mais donna sur le tard l’inestimable bonheur d’être lu, compris et associé au projet du scénario. Le 8 avril 1959, deux jours après avoir admiré la photographie de Jeanne Moreau, choisie pour devenir à l’écran la Kathe de ses lignes, Roché s’éteignit tranquillement. Il y a dans cette adaptation la ferveur d’une dette et la grâce de qui veut honorer un mort. Le roman y est présent jusque dans son texte, sec et essentiel, lu en voix-off par Michel Subor. Truffaut voulait que ce fût, plutôt qu’un film littéraire, un "livre cinématographique". C’est dire l’attachement qu’il portait à Roché, l’admiration qu’il vouait à ce "Cocteau paysan" qui, un demi-siècle après avoir partagé avec Franz Hessel le cœur d’Helen Grund, avait su en rédiger la fidèle et vibrante relation.


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Mais pourquoi donc Jules et Jim alors que le moteur de l’œuvre et sa tête d’affiche résident dans la figure de Catherine ? Le choix n’est pas neutre. Il s’agit d’abord de construire une amitié qui frappe par sa noblesse et n’a pas d’équivalent en amour : adéquation intellectuelle et affective fondée sur une transparence absolue autorisant aussi bien de partager que d’interdire. Amitié marquée par l’emploi du sylleptique "ils" pour désigner le Français Jim et l’Autrichien Jules, devenus non seulement Don Quichotte et Sancho Pança, mais que l’on soupçonne, dans la transposition romanesque qu’en propose Jim, de "mœurs spéciales". Dans le Paris bohème du président Fallières, où brûlent les derniers feux de la Belle Époque, ils flânent au gré des rues, fréquentent les cafés, philosophent sur l’art et la vie, se traduisent mutuellement leurs poèmes et se présentent leurs conquêtes respectives. Le rythme du film est précisément construit sur ce lien fusionnel dans lequel chacun est nécessaire à l’autre : vingt minutes initiales qui dilatent deux années (et justifient que Truffaut ait choisi de resserrer le temps entre la rencontre et le début de la guerre) où les autres n’existent que comme figures de passage ou prénoms du passé. Il fallait à cette amitié fraternelle un corps catalyseur pour qu’elle demeure effervescente, qu’elle conserve son éloquence et sa vitalité. Catherine survient, que Jules aime d’abord en en étant aimé, que Jim aime ensuite alors que Jules aime toujours Catherine, qui l’aime autant et qui demeure près de lui, tout en aimant Jim… et les fugues de temps à autre. Étrangère à toute hypocrisie, la flamboyante jeune femme est faite pour rester épanouie et ravie, gourmande et fantasque, extasiée et caressée, pour mordre de toutes ses dents dans les fruits de la vie, avec un besoin éperdu d’affirmation de soi, de disponibilité et d’indépendance. Son exubérance naturelle se met au service d’un non-conformisme sincère, mais qu’elle tempère par une gravité passagère dont elle a bien soin de jouer à propos. Il se manifeste dans ses foucades un désir à la fois de cohérence, d’unité et de pluralité, désir de la présence de Jim son amant, celui de garder ce qui peut être préservé avec Jules, et désir de céder aux émotions qui s’offrent à elle ou même d’aller au-devant de celles-ci quand l’évasion lui est nécessaire, car elle ne voit absolument pas au nom de quoi elle refuserait d’y céder.

Les héros de Jules et Jim ne sont donc pas des jouisseurs tartuffards, des petits fonctionnaires du libertinage qui trouvent dans leurs piètres mensonges l’indispensable piment de leurs pauvres débauches. Ce sont des êtres purs, épris de franchise, de vérité, pour qui le bonheur de l’autre importe autant que le leur propre, et qui ne peuvent accéder à celui-ci qu’en éprouvant profondément, dans leurs contradictions mêmes, les sentiments puissants et authentiques qui les animent. Ils ne se rebellent pas contre les conventions bourgeoises : ils les ignorent. En décidant de vivre leur ménage à trois, Catherine, Jules et Jim ne cherchent pas des frissons nouveaux, ils ne tentent pas des expériences en vue de résoudre les problèmes de l’amour moderne. Ils assument tout simplement leur aventure le plus honnêtement possible, en ne tenant compte que des impératifs humains, sans laisser s’immiscer entre eux et leur conduite les principes abstraits de la morale orthodoxe. Avec Catherine, le sourire archaïque et solaire que les deux hommes avaient découvert sur la statue grecque, lors de leur escapade sur une île de l’Adriatique, devient chair. Voilà que Jules s’en empare — ou plutôt en est emparé, tant il est vrai que Catherine, ainsi qu’elle l’avoue plus tard à Jim, pense le guérir de lui-même, c’est-à-dire de la générosité, de l’innocence, de la vulnérabilité qui l’ont éblouie et conquise. Rien d’étonnant à cet aveu : dès le début, Catherine mène le jeu, refusant le pied caressant de Jim sous la table, suscitant celui de Jules, décidant de leur départ dans le Midi puis du retour lorsqu’elle s’ennuie de Paris. Si les deux amis avaient été attentifs à ce qu’elle leur confie après qu’ils ont assisté à une pièce d’Ibsen, ils auraient sans doute hésité à entrer dans la danse au sein de laquelle Catherine n’allait pas manquer de les entraîner. Mais ils ne peuvent, devant ce symbole qu’ils ne comprennent pas, que s’interroger vainement et considérer qu’elle est une apparition bénie pour tous.


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Dès lors, Catherine s’installe dans une attitude de fuite : fuite de la vie familiale, fuite d’une vie conjugale substitutive avec Jim qui se clôt par une métaphorique nuit comparée par le récitant à un enterrement, fuite dans des aventures d’un jour avec des hommes de passage, fuite enfin de l’existence par le suicide qu’elle met en scène, entraînant Jim dans la mort sous les yeux de Jules. Ce dernier en redoutait, sinon l’issue funeste, du moins la réalisation par une séparation définitive. La solution : offrir Catherine à son ami pour ne pas la perdre. "Jim, aimez-la, épousez-la, et laissez-moi voir" : acte d’oblation païenne entérinant le discours de religiosité sur l’amour, la déification de la femme qui sous-tend le film entier. Ainsi se construit sans ambiguïté un triangle qui fait de Catherine une reine installée entre le don de l’un et l’acceptation de l’autre, et aux deux le cadeau de sa présence. Mais la jeune femme n’est jamais là où on l’a placée : elle cherche désespérément à reprendre racine dans la vie. Le mariage avec Jules en est le premier indice tangible, son désir de maternité avec Jim en constituant l’ultime. Pour les enfants, la fatalité apporte une réponse : enceinte après une longue attente au cours de laquelle elle crie son dégoût de son amant, elle fait bientôt une fausse couche. Ne maîtrisant plus sa destinée, elle en rejette la faute sur Jim, semble reprendre résignée la voie de la vie maritale, mais se donne théâtralement à Albert avant d’organiser son trépas. Insensiblement, sans qu’aucune cassure ne souligne cette progression, la tonalité guillerette et primesautière qui irriguait la première partie du film se voile ainsi d’une mélancolie, d’une amertume, d’une tristesse indécidables. L’émiettement de tous ces moments du passé, c’est un peu le sujet du film ; c’est aussi ce qui inoculera aux Deux Anglaises et le Continent sa tonalité proustienne. Le vaudeville détourné vers le mélodrame s’achève en tragédie. Jules et Jim ou le romantisme de la révolution amoureuse avortée.

"J’ai connu beaucoup d’hommes, vous avez aimé très peu de femmes, ça fait une bonne moyenne", dit Catherine à Jules. La logique des mathématiques s’accorde-t-elle à celle de l’amour ? C’est en tout cas ce que tend à prouver cette ballade pour deux amis et sérénade à trois. Un quatrième personnage mène la danse : le poète Guillaume Apollinaire, un trépané qui n’aimait pas les virgules. Jules et Jim est sans ponctuation, avec des plans-séquences aussi longs que ceux des Amants du Capricorne et un montage aussi éclaté que celui d’Othello. Une œuvre bourrée de fautes d’orthographe avant que Truffaut ne soucie d’appliquer à la lettre les lois d’une grammaire sophistiquée : celle du récit. L’auteur la désignait comme le fruit d’un paradoxe, le film d’un jeune homme de trente ans sur le livre d’un vieillard de soixante-dix. C’est que pour lui la nostalgie est bien plus du regret que du souvenir, une manière de se déposséder de sa vie avant même de l’éprouver. Tout était déjà achevé avant que d’être vécu, d’où l’importance que prenait le scénario à ses yeux dans la genèse d’un film, comme si celui-ci pouvait se résoudre déjà dans la mécanique de l’écriture. Il aura vécu ici sa maturité par procuration, avec la certitude d’y revenir un jour. Et sans doute, parvenu au seuil de sa vie, aurait-il continué de parler de jeunesse et d’insolence avec la joie sereine de quelqu’un qui a beaucoup aimé les femmes, les livres et les films. Depuis la sortie de Jules et Jim, soixante ans ont passé. Le temps y a déposé la patine des jeunesses évanouies, des rêves qui ne reviendront plus. La petite Sabine Haudepin (que l’on a vu chez Pialat ou Téchiné) a grandi : elle ne grimace plus, ne dévale plus les collines en s’esclaffant. La pétillante Marie Dubois, qui faisait si bien la "locomotive à vapeur" avec une cigarette, s’est éteinte. On ignore ce qu’est devenu Henri Serre, ce long garçon maigre, langoureux, qui fut le comédien d’un seul film. Oskar Werner est mort la même année que Truffaut, comme s’il n’avait pas voulu survivre au cinéaste auquel il dut son plus beau rôle. Jeanne Moreau enfin, qui alterne ici rires en cascades et moues empruntées, ne justifia peut-être jamais avec un tel tempérament son statut d’égérie. La magie de l’œuvre, elle, demeure. Ce refus de la scène à faire, de juger les personnages, de s’appesantir sur leurs mobiles, de formuler leurs explications et leurs alibis, cette fragmentation de l’action aboutissant à une quasi-disparition de tout ressort dramatique participent d’un style qui ne saurait être imputable à nul autre qu’au sien. Belle jusqu’à la plénitude, la photographie de Raoul Coutard s’accorde à la superbe musique de Georges Delerue, qui elle-même épouse avec grâce la valse sentimentale échevelée des protagonistes. Truffaut filme vite le bonheur de Catherine dans les bras de Jules, de Jim puis d’Albert, comme par crainte de l’abîmer. Il s’interdit les émotions faciles, sauf pendant la Grande Guerre quand les deux prétendants, chacun dans sa tranchée, craignent de se tuer l’un l’autre. Il montre pudiquement des êtres aux prises avec les exigeantes et douloureuses intermittences du cœur. Catherine s’amuse, chante, darde sur les hommes son regard de feu et nargue son époque. Elle est entière, insoumise, ludique, libertaire. Le film est à son image, qui consume son insolente ardeur sans jamais épuiser son éternelle fraîcheur.


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