Le Temps des Gitans (Emir Kusturica - 1988)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Répondre
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Le Temps des Gitans (Emir Kusturica - 1988)

Message par Thaddeus »

Mama Grande! a écrit : 26 juin 07, 01:17Les 1eres minutes font craindre l'hommage trop appuyé à Fellini, pour la description d'un endroit sous forme de chronique poético-onirique. Puis plus le film avançait, moins je pensais à Fellini. Je suis encore sous le choc. Comment peut-on rester indifférent à ce bouillonnement d'énergie et de poésie, ce talent de conteur, ces vies qui s'épanouissent et se brisent devant nos yeux? De la chronique sociale on passe rapidement à un opéra stylisé et aussi éblouissant que cruel et bouleversant. Le personnage principal a beau se comporter comme un salaud et mériter une bonne partie de ce qui lui arrive, on ne peut s'empêcher d'être profondément ému par son histoire, de lui trouver une beauté quasi héroïque. Le film est interminable et pourtant on ne s'ennuie pas. Mieux, on aimerait qu'il ne se termine pas, tant on se sent proche de ce monde qui nous était si étranger au début. Dans cette manière de raconter, cette intrusion du merveilleux et du fantastique, j'ai à plusieurs reprises pensé à un équivalent cinématographique de Garcia Marquez. Suis-je le seul? Mais peu importe, on a pas forcément envie de faire des longs discours, comme tout spectacle, Le Temps des Gitans est tout d'abord à voir, aucun texte ne pourra faire comprendre à celui qui ne l'a pas vu sa grandeur. On pourrait énumérer toutes les scènes d'anthologie, mais ça ne servirait pas à grand chose. Les Parisiens, allez-y, le voir en salle est une occasion à ne pas louper!!!!!!!!
-Kaonashi Yupa- a écrit : 25 juin 07, 22:23Découvert Le Temps des gitans hier soir au cinéma.
C'était mon 3e Kusturica.
Il se place sans problème pour moi à côté d'Arizona Dream : film barré, dingue, poétique, drôle, poignant... Kusturica a le don pour construire ses films sur des première scènes chaotiques, c'est impressionnant.
Et la musique de Goran Bregovic continue de hanter l'esprit longtemps après la séance. Je connaissais bien la chanson "Ederlezi" depuis plusieurs années, ce qui rendait encore plus fort mon envie de découvrir le film. Cette ressortie est tombée à point nommé.
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Le Temps des Gitans (Emir Kusturica - 1988)

Message par Thaddeus »

Image



Roms, vies ouvertes


Au début de tout, le Ciel a rencontré la Terre et de leurs infinies disputes sont nés l’ouragan, la tornade, le raz-de-marée et la recette de l’omelette norvégienne (la glace en feu). Le cinéma d’Emir Kusturica, aussi. Où se situe-t-il donc, ce continent où les dindons sont des anges à plumes, les vieillardes des préposées aux machines de l’univers et les jeunes filles des fées célestes ? Sur la carte, cela a l’air assez simple, le jeune réalisateur de trente-quatre ans ayant la magnanimité d’offrir plusieurs jalons. En abscisse, des pays évidents (l’ex-Yougoslavie, l’Italie). En ordonnée, des noms de villes connues (Sarajevo, Ljubljana, Milan, Rome). Et pour plus de sûreté encore, il est permis de se raccrocher à quelques signes de culture universelle, donc familiers : même au fin fond de la Bosnie-Herzégovine, même dans le plus pauvre des bidonvilles, les gosses se prénomment Rambo, les hommes sont accros au kung-fu et les tontons marrants miment Charlot pour amuser la galerie. Jusqu’ici tout va bien. Mais à la croisée de ces repères, les fils s’embrouillent subitement et le paysage se trouble (ni vraiment la ville ni vraiment la campagne mais les deux à la fois, une urbanité ruinée, une structure sociale en extase, immobile dans le mouvement). Voilà une foule, un mariage de village qui dérape dans la boue, une mariée éléphantesque en pétard, un mari ivre mort qui gît dans une brouette, des coups qui pleuvent, un orphéon qui bat la cadence, des chèvres, des poules, des oies, un triporteur et, dans le coin d’une guitoune lépreuse, une partie de dés qui n’arrive pas à abolir le hasard. Ça ne va plus du tout, ça tourne trop fort, on a le vertige. Plus tard, malgré l’intrusion des noms propres, cela ne s’arrange guère : Baba, la grand-mère magicienne qui guérit de la mort ; Merdzan, son fils niqueur fou traversé de réminiscences d’Allemagne ("Deutschland ! Verstehen !") ; Perhan, son petit-fils faux-borgne qui voit double ; Azra, la fiancée enceinte du Saint-Esprit ; Daca, la petite sœur, médaille d’or des olympiades de la gentillesse et atteinte d’une méchante tumeur à la jambe droite. Encore plus vite, en marche arrière, la tête à l’envers : des nains tricheurs, des putes de quinze ans, des maquereaux violeurs, la cour des Miracles sous une autoroute italienne, une maman fantôme flottant sur la voiture, une accouchée en lévitation le long du chemin de fer et, ressuscitée sous hallucinogène païen, une bacchanale nautique où l’accessoire zoulou (collier de fleurs en plastique) le dispute à la chambre à air de semi-remorque. Pour tous ceux qui espéraient encore que ces fantaisies soient seulement inventées, il est dit, formule magique et théorème du cauchemar : "Depuis que je mens, je ne fais plus confiance à personne." Alors là, c’est l’apothéose : des familles de drame antique (naissance, mort, vengeance, malédiction) pataugeant dans les nausées du XXème siècle (trafic d’enfants, tiers-monde sous les fenêtres). Cette inflation d’humanité fait tellement tempête sous un crâne qu’on en attraperait presque la migraine. On a la cervelle en compote, les nerfs qui lâchent, les yeux qui pendent des orbites, on voudrait bien descendre en marche. Trop tard, il faut y passer. Et à la fin, on se sent liquidé mais incroyablement heureux, rassasié, épanoui.


Image


Le Temps des Gitans est un film fou, fiévreux, ébouriffé, un cyclone d’émotions et de sensations traumatiques où Kusturica déchaîne, en bon fellinien, les fauves qu’on a domestiqués en nous (chimères à tête de serpent, monstres de foire, prodiges du Grand Guignol...). Il raconte le parcours de Perhan, fils bâtard d’un soldat slovène et d’une bohémienne, qui vit dans un taudis de la banlieue de Skopje, en Macédoine. Dans la collectivité des manouches, il n’a aucun avenir. Son seul ami est un dindon apprivoisé qui lui a été offert par son aïeule ridée et bienveillante, gitane un peu sorcière dont la peau est un cuir et les yeux des diamants. Ce don, acte inaugural de la fiction, canalise le torrent du récit, le fait passer de la genèse à l’histoire, du Jérôme Bosch tzigane au Tod Browning sous acide. Sur les conseils d’Ahmed Dzida, un truand qui le prend sous sa coupe, Perhan part à l’étranger faire carrière dans la criminalité puis rentre au pays fortune faite. Mais ses aspirations au bonheur, au confort et à l’intégration sociale se heurtent à la cruelle réalité : sa sœur infirme, qu’il croyait en sécurité à l’hôpital, a été enlevée pour faire le tapin, et Azra, la jeune femme aux seins prometteurs qu’il a toujours convoitée et finit par épouser, meurt en couches. Lui-même sera abattu après avoir tué les frères Dzida. L’enfant qui lui survit et vole les pièces d’or sur son cadavre atteste pourtant d’un optimisme irréductible face à ce qui perdure par rapport à ce qui disparaît. Le rêve s’accomplit : avant d’expirer, Perhan voit le dindon redevenu albinos voltiger au-dessus de lui, image renvoyant au voile de la mère prête à accueillir son fils dans l’éternité. Au-delà de la violence, du sordide, du fangeux, le film témoigne ainsi d’un profond vitalisme, à l’unisson de la partition déchirante de Goran Bregovic qui dit les délabrements du corps et de l’âme en même temps que l’exubérance intacte de la vie et le pari avec un Dieu refusant d’entendre les appels qui lui sont adressés. Le temps des gitans, c’est un temps suspendu, hors des fausses valeurs : la noblesse est ailleurs, dans la négation du dénuement matériel et l’exaltation d’une richesse intérieure intacte, un pouvoir d’apprivoiser le réel par la force de l’imaginaire et les visions enchanteresses.


Image


Du plus loin de l’Histoire, du tréfonds des inquiétantes légendes, il y a un destin qui court dans ce peuple rom et conjure tous les malheurs du monde. Kusturica saisit la tribu à l’heure planétaire, au moment où les satellites ont abrogé les frontières (le portrait d’Elvis trône dans la roulotte d’Ahmed et CNN diffuse sur une télé portable In Search of Secret of Life). Il brosse le portrait d’un groupe ethnique marginal qui semble représenter une altérité extrême pour l’Européen bien-pensant, l’œil rivé sur la ligne bleue de 1993. Les romani relèvent d’un phalanstère coloré et brouillon n’obéissant qu’à ses lois, planté, avec ses traditions et ses mythes, au cœur de l’état post-communiste. Fiers de leur indépendance, ils se meuvent dans le corps social sans jamais perdre leur identité, réfractaires à une normalisation qu’ils refusent même lorsqu’ils se sédentarisent. Leurs fêtes sont le ciment de la communauté, leurs cérémonies des manifestations d’épiphanie dont la superbe scène du fleuve traduit le caractère mystique : les hommes et les femmes sont plongés à mi-corps dans l’eau, les bougies flottent sur des plaques de liège tandis que des gamins juchés sur des radeaux font tourbillonner des feux au bout d’une corde. L’accouplement de Pehran et Azra atteint une dimension presque cosmique : c’est Adam et Ève au paradis, l’union indéfectible, la tâche indélébile gravée dans le corps, l’amour à mort. Mais le tableau, loin d’être uniforme, se métamorphose et dérange toute vision idyllique : la contrebande d’êtres humains, le vol organisé, la mendicité, la prostitution renvoient l’image d’une Yougoslavie en sous-développement, à l’orée des systèmes, où les plaies du socialisme bureaucratique s’allient aux déchirures du capitalisme sauvage. Comme Daca ayant besoin d’une opération coûteuse pour marcher droit, c’est le pays entier qui boîte : la jambe de la fillette trahit la perte du peuple gitan, son errance, son rêve européen impossible. Toute l’œuvre tourne autour de l’enfance disloquée, de la fratrie perdue, du clan en péril, de ces existences trouvées, volées, vendues, transplantées et prises dans des représailles qui ne se tarissent jamais. Les protagonistes sont des rêveurs pragmatiques mais trop faibles et en transhumance perpétuelle. Pour relater cet arrachement, Kusturica agit au fer rouge. Son romanesque effervescent tire des entrailles du réel les destins fracassés de ses personnages. Leurs expériences ressemblent à des volcans en éruption et les pires épreuves exultent dans la musique, l’ivresse, la marmaille, la ménagerie de basse-cour, des éclats de rire en cascades et des flamboiements jamais vus. Toutes les pulsions sont à vif, la vie et la mort se lisent dans le ciel bleu nuit et les torches qui brûlent.

Le film surgit ainsi des temps primitifs de la tragédie (l’odeur du bouc), emprunte la voie tortueuse du feuilleton, explose dans le roman familial on the road, revêt les oripeaux du cinéma américain (Ahmed grimé après sa crise cardiaque comme le Brando/Vito Corleone du Parrain). Il tombe très bas (l’ellipse de quatre ans entre la mort d’Azra et les retrouvailles de Perhan avec son fils) pour remonter très haut (l’intensité mélodramatique du troisième acte). Le suivre au gré de ses virages abrupts et de ses turbulences chaotiques s’apparente à un tour de montagnes russes : on approche le septième ciel (excitation sensorielle pure, perte de conscience, jouissance) pour mieux retomber brutalement sur terre (rationalité d’une narration faite de bric et de broc). Tout est dans la discontinuité, l’alternance des rythmes, la répétition asymétrique. Chaque élément produit un effet de miroir schizophrène où le reflet est différent du sujet. Aucune morale ne le traverse, et s’il y en avait une, ce ne serait pas celle des calotins car c’est une tout autre forme de sacré qui l’auréole. L’atroce se mêle au cocasse, l’âpreté à l’attendrissement, la fable à la farce. Le Temps des Gitans est un poème saoul et baroque où les petites cuillères se déplacent par la seule force de la volonté, où les horloges se remontent à l’envers, où les maisons décollent en pleine nuit sous une pluie diluvienne. C’est une évocation emblématique de la grandeur et de la damnation de ces Romanichels persécutés à travers les siècles, dont les fripes bariolées rappellent qu’ils descendent de l’Inde ancienne. C’est une complainte tumultueuse sur les idéaux bafoués, l’appartenance et le désir inassouvi, les euphories et les chagrins d’un quart-monde oscillant entre misère et mafia, turpitudes et transcendance. C’est une fresque tissée de chaleur et de générosité qui convertit la détresse la plus douloureuse en ferveur échevelée, qui appelle les cris, la joie, les larmes. C’est un hymne bouillonnant à la famille humaine, une épopée au lyrisme tempétueux à travers laquelle un artiste brandit ses origines et donne tout un peuple, une grand-mère, des enfants, à aimer pour toujours. Car même lorsqu’ils ne sont plus en chœur, les chants d’amour et de désespoir ne vieillissent jamais.


Image


Dernière modification par Thaddeus le 8 avr. 23, 11:35, modifié 2 fois.
Avatar de l’utilisateur
Watkinssien
Etanche
Messages : 17126
Inscription : 6 mai 06, 12:53
Localisation : Xanadu

Re: Le Temps des Gitans (Emir Kusturica - 1988)

Message par Watkinssien »

Toujours difficile de passer devant les textes passionnés de Thaddeus.

Le temps des Gitans est effectivement un très beau film de Kusturica, enivrant, envoûtant, émouvant.

Porté par la magie des images, des sons, des mouvements individuels et collectifs, ce maelström de sensation fait partie des meilleurs films de son réalisateur. Et quelle musique!
Image

Mother, I miss you :(
Répondre