Le Joli Mai (Chris Marker & Pierre Lhomme - 1963)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Répondre
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Le Joli Mai (Chris Marker & Pierre Lhomme - 1963)

Message par Thaddeus »

Phnom&Penh a écrit :En discutant avec un forumeur qui se reconnaitra, bonjour Tom :) , je me demandais si je préférais Chronique d’un été à Le Joli Mai.

Les films sont contemporains (1961/1962), et les meilleurs témoins de ce qu’on a appelé le cinéma-vérité. Le film de Jean Rouch et Edgar Morin profite de l’expérience du sociologue, le film de Chris Marker profite de l’universalité du poète.
Le Joli Mai n’est pas facile à voir. J’ai eu la chance de le voir à la Cinémathèque Française en novembre dernier. J’étais accompagné de Yaplusdsaisons, ce qui m’a permis, en sortie de salle, de confronter mes idées avec un débateur énergique.
Sauf que Yaplusdaisons, ce soir là, en sortie de salle, n’était pas très énergique. La belle poésie rend facilement sourd et muet. Je n'avais pas grand chose à dire non plus. Les beaux films demandent du temps pour qu'on en parle.

Le Joli Mai est un film, qui, comme souvent avec Chris Marker, est basé sur la bande son, principalement son texte, avec une musique de Michel Legrand. Un jour, j’ai retrouvé l’intégrale des textes du Joli Mai, c’était dans le livre de Guy Gauthier, Chris Marker, écrivain multimédia. Le film est monté en deux parties. La première s’intitule « Prière sur la Tour Eiffel »
Cela commence ainsi (avec la voix d’Yves Montand) :
Sommet de la Tour Eiffel.
Bruits de cloches et de sirènes.
« Est-ce la plus belle ville du monde ?
On voudrait la découvrir à l’aube sans la connaître, sans la doubler d’habitudes et de souvenirs.
On voudrait la deviner par les seuls moyens des détectives de roman, la longue vue et le microphone.

Rumeurs urbaines, voies radio.
Paris est cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire, où l’on voudrait revenir après un très long temps pour savoir si les serrures s’ouvrent toujours aux mêmes clés, s’il y a toujours ici le même dosage entre la lumière et la brume, entre l’aridité et la tendresse, s’il y a toujours une chouette qui chante au crépuscule, un chat qui vit dans une île, et si l’on nomme encore par leur nom d’allégorie le Val de Grâce…, la Porte Dorée…, le Point du Jour…
C’est le plus beau décor du monde. Devant lui, huit millions de Parisiens jouent la pièce ou la sifflent, et c’est eux seuls, en fin de compte, qui peuvent nous dire de quoi est fait Paris au mois de Mai »
.

La façon très drôle dont Chris Marker quitte le lyrisme, après un très beau texte de Jean Giraudoux qu’il récite lui-même, pour tomber dans le cinéma-vérité est fabuleuse.

Et puis vient la seconde partie, plus grave mais avec de grands moments de « vérité » : Le retour de Fantômas.
Que vient faire Fantômas dans cette histoire, en dehors du fait qu’il introduit les fantômes dans le film ?
Rien. Et tout aussi. Fantômas est un fantôme et les fantômes sont présents sur la pellicule aux origines du cinéma. André Breton, Jean Cocteau, Max Jacob, les Frères Prévert, Claude Mauriac, bref, tous les artistes écrivains de la première moitié du XXe siècle ont été des admirateurs inconditionnels du personnage inventé par Feuillade. Chris Marker aussi.

Une longue ballade dans le Paris de 1962 se termine sur le texte suivant, dont l’édition est toujours à mettre au crédit de Guy Gauthier :
« Travelling rapide dans les rues.
Nous avons rencontré des hommes libres. Nous leur avons donné la plus grande place dans ce film, ceux qui sont capables d’interroger, de refuser, d’entreprendre, de réfléchir, ou simplement d’aimer. Ils n’étaient pas sans contradiction, ni même sans erreur, mais ils avançaient avec leurs erreurs, et la vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route.
Mais nous en avons croisé d’autres, en grand nombre, sur lesquels le regard du prisonnier s’arrêterait, un peu incrédule, car chez ceux-là, la prison est à l’intérieur.

Succession de visages tristes, préoccupés.
Ces visages que nous croisons tous les jours, faut-il l’espace d’un écran pour qu’apparaisse ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué ? On a envie de les appeler , de leur dire : qu’est-ce qui ne va pas, visages ? Qu’est-ce qui vous fait peur, que nous ne voyons pas et que vous voyez, comme les chiens ?
Est-ce l’idée que vos plus nobles attitudes sont mortelles ? Les hommes se sont toujours su mortels, ils en ont même tirés des façons inédites de vivre et de chanter. Est-ce parce que la beauté est mortelle, et qu’aimer un être, c’est aimer le passage d’un être ?

Statues de parcs publics.
Les hommes ont inventé la naphtaline de la beauté. Cela s’appelle l’art. C’est quelquefois un peu hiératique dans ses formes, mais c’est quelquefois très beau.
Tableaux. A nouveau visages fermés.
Alors qu’est-ce que c’est ? Vous êtes à Paris, capitale d’un pays prospère, au milieu d’un monde qui guérit lentement de ses maladies héréditaires, qu’il prenait pour des bijoux de famille : la misère, la faim, la fatalité, la logique. Vous ouvrez peut-être le deuxième grand aiguillage de l’histoire humaine depuis la découverte du feu. Alors ? Avez-vous peur de Fantômas ? Est-ce, comme on le dit beaucoup, que vous pensez trop à vous ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’à votre insu vous pensez trop aux autres ? Peut-être sentez-vous confusément que votre sort est lié à celui des autres, que le malheur et le bonheur sont deux sociétés secrètes, si secrètes que vous y êtes affiliés sans le savoir et que, sans l’entendre, vous abritez quelque part cette voix qui dit : tant que la misère existe, vous n’êtes pas riches…, tant que la détresse existe, vous n’êtes pas heureux…, tant que les prisons existent, vous n’êtes pas libres. »

La séquence des visages est filmée de façon extraordinaire. Il n’y a pas que le texte. Regardez autour de vous un matin, ayez l’âme poète et vous ferez du Marker. Cela m’a fait penser à un texte de Max Jacob, que Chris Marker connaissait sans doute bien :

"Quant-au véritable amour pour le genre humain, je ne le connais pas! J’ai pu m'amuser de l'espèce humaine, m'y intéresser, je ne crois pas encore avoir connu l'amour. Sinon un soir que je rentrais dans le métro: c'était peu après la seconde apparition et je me sentis comme au-dessus de la foule et disposé à compatir avec elle. Les figures de chacun m'apparurent dans leurs ressemblances telles qu'en elles-mêmes je sentais aussi les âmes. Moment unique, hélas! et que je n'ai pas su retrouver. L'amour doit être cela: mansuétude et clairvoyance».
julien a écrit :J'ai vu le film que j'ai apprécié. Au passage, j'ai trouvé que les cadrages de Lhomme étaient particulièrement inventifs. Il se focalise aussi sur des détails qui peuvent paraître parfois anodins, comme l'araignée qui vient se glisser sur la veste de l'un des interviewé ou encore ce plan où la personne interrogée est filmée de 3/4 dos tandis que l'on voit face caméra un jeune couple qui manifestement ne fait pas partie de l'interview. Visuellement c'est assez ingénieux. C'est beaucoup plus "vivant". Je me demandais sinon qui était le journaliste qui posait les questions. Parce que j'ai l'impression qu'il ne s'agit pas de Marker. A mon avis, la qualité du film lui doit beaucoup. Il interroge vraiment les gens en profondeur et il est même parfois assez caustique. Je pense que pour l'époque ce ton légèrement désinvolte devait être assez mal perçu. Ce qui explique sans doute la volonté de censurer le film par le gouvernement de l'époque.
Père Jules a écrit :Enfin découvert Le joli mai ! Et le moins que l'on puisse dire, c'est que ce fut largement à la hauteur de mes attentes !
Cette petite merveille pourrait durer trois, quatre ou cinq heures supplémentaires que ça passerait comme une lettre à la poste. A l'instar de Chronique d'un été et de son expérience de cinéma-vérité, Chris Marker et son acolyte Pierre Lhomme interrogent au hasard des rencontres des hommes et des femmes, riches ou pauvres, français de souche ou immigrés, cheminots ou boursicoteurs, dans le Paris du printemps 62. Les événements d'Algérie sont derrière eux, la vie et son lot de tracas quotidiens, de petites joies et d'insouciances, suit son cours. C'est émouvant et passionnant, c'est drôle et tragique. Le joli mai s'impose comme un formidable témoignage d'un passé définitivement perdu (pour le pire et pour le meilleur), bercé de ci de là par la voix-off d'un Yves Montand conteur-poète, qui offre un supplément d'âme à ce film qui est beaucoup plus qu'un simple documentaire.

En prime, ce parisien, le premier à être interrogé. Il vaut son pesant de cacahuètes !

Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6181
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Le Joli Mai (Chris Marker & Pierre Lhomme - 1963)

Message par Thaddeus »

Image



Chronique d'un printemps


En ce mois de mai 1962, Paris jouissait par tous ses monuments célèbres, tous ses badauds inconnus, de cette dispense de pesanteur qu’accordent seulement la naissance des bourgeons et la paix retrouvée. Ce matin de demi-soleil, à Mouffetard, un bougnat au verbe inspiré parlait de ses vieux quartiers, de la sympathie, de tout ce qui mène le commerce de la houille à son point suprême, le gaspillage du diamant, tandis qu’ailleurs des poètes qui ressemblaient à des forains lâchaient des vers boiteux et des colombes tristes. Dans les boulevards un général chef d’État, grand voyageur devant l’éternel, tentait de prouver la stabilité par le mouvement, pareil en cela aux philosophes éléates et aux maris coureurs, et saluait à gestes larges — dernier avatar kaki du télégraphe optique — une foule clairsemée, donc démocrate. Dans un désordre trop beau pour être un effet de l’art, Paris, champ labouré de signes des paysans surréalistes, appariait sans façon, en des dialogues prolongés ou des échos furtifs, les êtres et les choses les moins faits pour se rencontrer : la réparation des taxis et la peinture non figurative, la rêverie et les ingénieurs-conseils, la lectrice de L’Express qui croyait en Dieu et l’ex-prêtre devenu syndicaliste qui n’y croyait plus. Les éventaires disparates se succédaient comme le long du marché aux puces. Dans un bidonville délabré, l’écran de télévision, calme bloc venu d’un désastre lointain, le progrès technique, ouvrait sur cette taupinière le seul coin de ciel possible, celui des space operas, apportant aux derniers hommes de Cro-Magnon le salut des Martiens, leurs voisins de banlieue. Le chanteur anarchiste d’un théâtre de poche domptait le zoo le plus fermé de la ville, groupant l’unique crapaud-buffle de la rive gauche, et ce sphinx en étole qu’on voit rôder, de neuf à onze pour dérouter les suiveurs, en ce district de la connaissance où les salles d’avant-garde se serrent comme des remorqueurs bruyants autour de leur traduction solennelle et édulcorée, le Panthéon.


Image


Ce printemps des floraisons et des métamorphoses donnait à la jeunesse tous les visages. Gentilles frimousses de Janson-de-Sailly, qui haussaient d’un ton par bravade, c’est-à-dire par pudeur, donc par faiblesse, les gestes et les vœux éternels des adolescents. Ils gravaient sur leur pupitre "O.A.S." au lieu de "Ninette", criant dans les cours "Algérie française" pour "Les cahiers en feu". L’étudiant africain, voyageur incertain entre deux vieilles terres de barbarie, le Dahomey et le racisme, rôdait aux frontières des Blancs avec le charme d’Orphée. Quant à Mouloud, il racontait ses malheurs si sereinement que dans le terme d’"ouvrier algérien", association des deux plus irréparables décris, se glissait pour la première fois le sentiment donné par les rescapés contre toute attente. C’était en effet d’un naufrage qu’il émergeait, de cette zone louche où, plus encore que dans son atelier de tourneur, les rayons du soleil n’avaient pas pénétré depuis des années : le mépris. Au premier étage d’un restaurant pour noces, une jeune mariée, camouflée telle les déesses de l’Iliade dans un nuage de distinction candide et de tulle blanc, gardait la pose distante d’une brodeuse de Vermeer égarée dans une beuverie de Frans Hals, trop docile pour ne pas déjà mêler le romantisme de l’idylle avec les ripailles bourgeoises, le clair de lune de Werther avec celui de Maubeuge. Mais le bonheur était peut-être dans l’insouciance de ce couple ô combien attendrissant, le conscrit en permission et sa petite fiancée, ivres de béatitude, estimant que si tout le monde s’aimait comme eux, la vie serait tellement simple. Plus sûrement encore à cet avant-poste d’Aubervilliers où une famille nombreuse (huit enfants, sans compter la dernière adoptée) voyait se réaliser ses rêves les plus fous, le lit individuel, la vue imprenable sur l’herbe. Et son émerveillement faisait de ce HLM la Babylone aux jardins suspendus dont quelques architectes visionnaires dressaient déjà les plans, méditant à imposer à l’immeuble de rapport, temple de l’épargne et de la spéculation, ces accessoires bienfaisants que sont les arbres, l’espace et la bonne humeur.

C’était un temps où, pour la première fois affranchies du pied qui les ankylosait, les caméras pouvaient se caler sur une épaule, dévaler les marches et courir le pavé. Jean Rouch et Edgar Morin avaient ouvert la voie avec Chronique d’un Été. Ils frappaient à la porte d’amis, arrêtaient des piétons et leur demandaient à brûle-pourpoint ce qu’était le bonheur. Deux ans plus tard, Chris Marker et son chef-opérateur Pierre Lhomme se lancent à leur tour dans une circumnavigation de la métropole francilienne, avec pour objectif d’offrir un vivier aux futurs pêcheurs de passé. À la charge de ces derniers — nous aujourd’hui — de trier ce qui marque véritablement et ce qui n’aura été que de l’écume. Le Joli Mai est simultanément le véhicule d'un voyage temporel, un traité poétique et une enquête de sociologie. Les premiers plans, vues d’ensemble alliant l’harmonie des formes et la majesté des sites, sont ceux d’un maître urbaniste. Du haut de la tour Eiffel, on découvre ces quelques centaines de mètres carrés, ce quadrilatère unique au monde où a germé et s'est épanouie la fleur d'une civilisation. Mais Marker se refuse à ne voir dans Paris qu'un panorama, une légende ou un musée. La ville pour lui est un organisme peuplé d'êtres vivants. Aussi invite-t-il à redescendre dans la rue, à ouvrir les yeux et les oreilles, à flâner là où il n'est pas habituel de le faire, à interroger non plus les rois de France, ses grand artistes ou le baron Haussmann, mais les passants qui se bousculent à la sortie du métro, ces hommes et ces femmes qui respirent le même air et que l’on connait si mal. Il interroge au hasard de la promenade des inconnus dont la sincérité, la naïveté, la conviction, les doutes ou l’enthousiasme colorent de nuances savoureuses les déclarations. Autant d’entretiens constituant des documents multiples, des morceaux de puzzle, des éléments de mosaïque liés les uns aux autres par un commentaire (que récite Yves Montand) élégant, subtil, spirituel, émaillé de formules heureuses.


Image


Deux amis, Henri Crespi et Henry Belly, vont donc à la rencontre des citadins ordinaires. Ils engagent avec eux une conversation d’égal à égal, n’hésitent pas à les taquiner, à pointer leurs contradictions, à leur laisser les rênes de la discussion, en tablant sur la force de leur bagout. Pour organiser cette substance vive, Marker assemble les séquences sur le modèle du jeu des kyrielles. Ainsi le réparateur de pneus qui s’adonne à la peinture de tableaux abstraits conclut la présentation de ses œuvres par une pièce représentant un astronaute. Et voilà qu’on est transporté au Palais de la découverte où un petit garçon ému chante les louanges du courageux John Glenn. Or sa capsule spatiale n’est pas sans rappeler le sous-marin de poche inventé par l’affable M. Rousseau, qui a su se tirer in extremis de tant de situations périlleuses. Il partage ce don de la débrouille et ce goût de l’innovation avec le concepteur du stabilisateur de voitures légères qui, lui-même… Toutes les thématiques sont visitées (le logement, l’argent, l’amour, le travail, la violence, la politique). Parfois une question ouverte rapplique : mais au fait, c’est quoi la beauté ? Le cinéaste y apporte ses petits cailloux. Elle se loge dans le regard d’une chouette, dans les cases d’une BD de science-fiction, dans les pots de fleurs d’une ruelle insalubre, dans l’épuisement ébloui d’un danseur de twist. Les perles s’enfilent. Une jeune fille à la beauté fadasse qui insulte une colombe : "Vilaine !" La petite araignée qui grimpe en douce le col de l’inventeur occupé à vanter le grain de folie de ses pairs. "Si je vous comprends bien, ils ont tous une araignée au plafond", lui lance, goguenard, l’interviewer. Lorsque deux futurologues sont invités à donner leur vision de l’avenir, leurs discours sont ponctués par de faux contrechamps de chats aux mines renfrognées et sceptiques. Et quand ils évoquent les "improductifs", Marker montre fugacement quelques copains : Rouch et Morin à la terrasse d’un café, Godard et Karina dans une automobile, Resnais à un carrefour. Ce ton facétieux, cette liberté ludique du montage signalent qu’en matière de sciences humaines, la vérité n’est pas un fait mais une valeur dialectique, insécable du jugement porté sur la matière qui la supporte et la transmet.

Voilà comment le spectateur actuel devient un citoyen de l’an 1962. Dans l’étroit intervalle entre la déroute et la dignité correspondant à la section Charonne-République, Paris se réveille, découvre que Fantômas est l’autre nom de la bêtise et que celle-ci, semblable au taureau mythologique ou à sa variété casquée, le CRS, charge quand elle a peur. Sans doute arrive-il aux Parigots de cadenasser leur vertu, de laisser circuler, au lieu de cette encaisse-or, un mauvais papier monnaie ; de confondre un peu, selon qu’ils sont agioteurs, lycéens ou tourtereaux, la Française des Pétroles avec le patriotisme, le stand de tir de Vincennes avec la révolte adolescente et le mariage gai avec l’amour heureux. Menacés par le confort ménager et les secousses de l’histoire, par ces agaceries imprévisibles du destin que sont les coups d’état et les traites mensuelles, ils s’efforcent néanmoins de garder la tête claire et le cœur net. Ils essaient, avec le sourire du charbonnier ou de la couturière, de conjurer la vente du tergal et le mépris des valeurs vraies, l’arrivisme et le goût des fleurs en plastique. À égale distance du bricolage et de la mystique, pointant leur Dame de Fer bonasse contre un ciel peuplé de dieux grecs, comme des Titans qui auraient eu la patience de découvrir le meccano, ils opposent les petites inventions aux grandes fatalités. Ils jouent, sur ce tapis vert tendre que le joli mai déploie déjà dans leurs squares, la seule mise non perdante, la félicité contre les maléfices, la générosité contre l’égoïsme. Et Marker d’offrir le portrait kaléidoscopique d’une ville (et d’un pays, puisqu’on est en France jacobine) au bord de la prospérité. On y entrevoit l'inévitable (le triomphe de la consommation, la défaite du partage) et ce qui aurait pu être (une utopie tantôt socio-économique, tantôt écologique). On y admire surtout une manière respectueuse et exigeante de filmer l'autre, la mise en pratique d’une démarche donnant à voir la réalité avec une clarté et une évidence telles qu’on se demande si l’on n’était pas aveugle avant que l’artiste-médium, par son intuition, son intelligence, sa lucidité, ne l’illumine pour nous.


Image



Répondre