L'Impératrice Rouge (Josef von Sternberg - 1934)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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L'Impératrice Rouge (Josef von Sternberg - 1934)

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The Eye Of Doom a écrit : 31 oct. 04, 23:46L'impératrice rouge est evidement leur film le plus emblématique, le plus extravagant, le plus beau plastiquement : incontournable. C'est Mankievicz qui racontait (peut etre dans "all about Mankievicz" , je ne me souvient plus, on pourra verifier dans son coffret à paraitre sous peu) qu'on était venu le chercher un matin car Sternberg etait devenu fou... En guise de document de travail pour le tournage, Sternberg avait donné à toute l'équipe du film : acteur, decorateur, assistants divers, ... le script du film ecrit non stop sans ponctuation ni retour à la ligne : totalement illisible ! Mankievicz est allé tenter de le raisonner et lui proposer de mettre au moins des points en fin de phrase. Sternberg aurait repondu qu'il voyait ce bloc brut de mots comme sa palette dans laquelle il irait piocher les scènes et les "couleurs" de son film... Le film est à cette image : fou, genial et peut etre trop jusque boutiste. Plastiquement stupéfiant.
Strum a écrit : 3 mars 06, 18:54Excellent film, au démarrage un peu lent cependant. Si le jeu de Marlene Dietrich a vieilli, surtout dans la première partie du film, la mise en scène de Sternberg demeure étonnante, alternant les travelling aérieux savants et les travellings arrières à partir de plans moyens révélant des compositions quasi picturales au fur à mesure que la caméra s'éloigne, procédé repris des années plus tard et de manière un peu systématique par Kubrick dans Barry Lindon. La profusion de fondu- enchainés propre à l'époque est très efficace, et masque habilement, associé à des moment de montage rapide, le fait que même dans ses plans les plus larges (sauf pour un travellling latéral de paysage au début), le film est entièrement tourné en studio. Le travail sur les décors est fabuleux et plonge le film dans une vision fantasmée et baroque de la Russie tsariste et de ses souverains malades. Sternberg n'atteint toutefois pas dans la composition de ses plans la beauté théatrale des images qu'Eisenstein nous donnera à voir plusieurs années après dans son génial Ivan Le Terrible.
Nestor Almendros a écrit : 12 mai 06, 12:06Découvert pour de bon ce réalisateur (j'avais tenté il y a quelques années SHANGAI GESTURE mais sans succès, la copie était surement trop mauvaise - j'ai mon petit confort...) avec ce film qui est globalement très intéressant.

On flirte souvent avec le cinéma muet, surtout dans les jeux de regard: dans la première partie Dietrich est juvénile et son regard émerveillé est prenant, comme celui du tsar complètement benet. On appuie visuellement l'indentité du personnage. Ainsi quand Dietrich sera devenue plus mature, plus femme, son regard sera séducteur. Autre aspect de ce cinéma ancien: les personnages sont très simplifiés, j'oserais preque dire "caricaturaux": Dietrich est au début la jeune innocente, son futur mari est présenté comme idiot (il en a l'air visuellement donc, mais ça ne s'arrange pas par la suite), la future maitresse de celui-ci n'est pas non plus présenté sous un bon côté, le conseiller militaire apparait tout de suite comme un mâle viril et idéal masculin. Le jeu des acteurs est un peu outré.

Tous ces détails passent quand même très bien, c'était l'époque dirons nous. En revanche je reste un peu sur ma faim quant à la compréhension du décor du palais: rempli de statues religieuses à l'aspect presque dégénéré, elles crééent une ambiance dérangeante, un peu comme si elles symbolisaient la dégénéréscence de ce système (la famille royale est inculte, illétrée, et se moque du devenir du peuple).

Visuellement c'est très luxueux. J'accroche un peu moins sur les décors mais j'ai beaucoup aimé les costumes par exemple. Et lorsque Dietrich devient séductrice c'est extrêmement efficace: la mise en scène, les lumières ( :shock: ), le jeu avec les drapés, les étoffes transparentes marquent les esprits. Dietrich y est d'ailleurs extrêment sensuelle et belle, tout simplement.

Je regrette quand même que le discours soit si simplifié, qu'on ne nous montre jamais le point de vue du peuple (sinon qu'il se fait assassiner et qu'il est la victime du tsar) et surtout j'aurais bien aimé connaitre l'éprès du film, à savoir si cette impératrice était vraiment différente, ce qu'elle a fait. Ici on reste toujours du côté de la séduction (quand elle part de chez elle, avec le conseiller. Je n'ai pas vraiment ressenti la prise de conscience, la manipulation qu'elle exerce sur ses conquêtes qui la servirront à prendre le pouvoir.

Le master est très beau. C'est simple, pour un film de cette époque c'est le paradis. Belle définiton, compression invisible.
Ben Castellano a écrit : 2 mars 07, 21:52 Je viens de découvrir mon premier Sternberg avec L'Impératrice Rouge. Et je trouve que c'est un film tout bonnement dingue, par sa mise en scène constemment inspirée et inventive (des mouvements de caméras remarquables tout du long, dans les scènes de cérémonies ou de banquets), mais aussi son humour, ses dialogues enlevés et pleins de sous entendus, son erotismes, ses poussées presque trash (le début! :shock: ).. Les passages dialogués mettant en valeur des acteurs qui se régalent (autant Marlène que les seconds rôles tous succulents) succèdent à des grands moments de cinéma parfois basés sur le montage, qui fonctionnent presque comme des etranges envolées encore issues du cinéma muet mais qui s'expriment avec harmonie. Les séquence des bougies, j'aurai presque envie de donner ça comme définition flash du cinéma. Sofia Coppola s'est encore bien servie pour sa récente Marie Antoinette finalement. Un film incroyable, d'une rare vivacité, constemment enthousiasmant! Si pleins d'autres films du réal sont de ce niveau je crois que je vais me régaler! :D
Cathy a écrit : 7 sept. 07, 10:27Je n'avais jamais vu ce film que pourtant je possède depuis des années, et j'ai bien eu tort. De la collaboration Von Sternberg/Dietrich, je n'avais vu que l'ange bleu, il y a longtemps, à l'époque j'avais beaucoup aimé, mais depuis j'ai du mal avec.

Mairs revenons à cette impératrice. Quel chef d'oeuvre, quelle superbe mise en scène, quel traitement de l'image. Certes nous sommes dans une reconstitution baroque de la Russie des Tsars avec une musique décalée Mendelssohn, Tchaïkovsky (qui me fait penser que Sofia Coppola n'a rien inventé avec Marie-Antoinette), mais comment ne pas craquer devant tant de beautés visuelles, et l'audace de certains plans, Marlène et sa robe transparente, les scènes de séduction très évocatrices, les décors grandioses avec ces icones gigantesques.

Evidemment il y a un côté film muet fort présent dans les cartons réguliers, le jeu de Pierre, tsar complètement taré, certains plans de Marlène Dietrich, mais franchement cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un film aussi plastiquement beau, aussi génialement mis en scène. Je sais quelle scène retenir tant chaque plan fourmille de détails. Il y a une modernité de la mise en scène absolue, comme le mariage et cette union en gros plan des mains, la chute du médaillon, la vision de Marlène à travers cette gaze noire, les violences suggerées, etc.

De plus le DVD est particulièrement bien restauré et le noir et blanc éclatant. Sans doute suis-je trop superlative, mais cela faisait longtemps que je n'avais pas été aussi enthousiasmée par un film. Tout cela donne envie de découvrir d'une part les autres collaborations Dietrich/Sternberg, mais aussi l'histoire de la véritable Catherine II.
Joe Wilson a écrit : 25 janv. 10, 19:16Un film construit dans la démesure, d'un baroque tour à tour flamboyant et grotesque. Sternberg dévoile une Russie fantasmée, les protagonistes semblant en permanence happés par la grandiloquence des décors et la créativité de sa mise en scène. Le jeu de Marlene Dietrich gagne en nuances au fur et à mesure que le fil de l'histoire se noue, et son portrait de Catherine II est souvent fascinant, entre séduction hypnotisante et fausse innocence juvénile.
Seul regret, un sentiment de trop-plein qui vient parfois gêner la vision...une attention telle à la composition d'un univers que la trame du récit devient hésitante. Pas convaincu non plus par l'interprétation de Sam Jaffe, saisissante dans son apparition (tel un cauchemar), mais perdant en intensité dans la durée.
L'impératrice rouge reste cependant un film unique dans son ambiance exubérante et fantomatique.
Miss Nobody a écrit :« L'impératrice Rouge », sixième des sept collaborations entre Josef Von Sternberg et sa muse Marlène Dietrich, retrace les débuts de celle qu'on surnommera « La Grande Catherine » mais qui fut d'abord une petite princesse prussienne, épouse malheureuse de l'héritier de l'Empire de Russie...
L'histoire (la petite et la grande) y sont néanmoins très simplifiés: on a du mal à percevoir tous les rouages des prises de pouvoirs successives, tout comme on passe quelque peu à côté des réelles qualités de Catherine II (outre son charme et son appétit sexuel bien sûr)... Mais si le scénario passe totalement au second plan, c'est pour mieux être englouti par la mise en scène démentielle de Von Sternberg qui réalise une nouvelle fois une oeuvre esthétique, luxuriante et baroque, avec des décors imposants (tout à fait inauthentiques) et des costumes magnifiques (les robes à panier de Marlène sont de toute beauté notamment). Et plus encore que dans d'autres de ses films, « L'impératrice Rouge » foisonne de trouvailles visuelles: surimpressions, effets de voilages, fondus multiples ou décadrages déroutants...

L'outrance est définitivement le maître mot de cette oeuvre où chaque plan semble prêt à déborder de son cadre tant il est chargé de sculptures, bougies, babioles, ou bien de figurants. L'extravagance sternbergienne inonde jusqu'aux interprétations des personnages, notamment celle du Grand Duc qui, de jeune homme légèrement attardé et cruel, se meut en Nosferatu de pacotille. Il est vrai que les liaisons consanguines de l'époque faisait parfois naître de petits monstres, mais le trait est tout de même un peu trop appuyé ici.
L'interprétation de Marlène Dietrich, quant à elle, est inégale. En jeune fille innocente par exemple, malgré son visage sur-poudré et ses boucles blondes qui lui donnent l'air d'une poupée de porcelaine, elle n'est pas crédible pour un sou. Elle surjoue l'émerveillement et la naïveté, avec une bouche sans cesse béate, et une puérilité exaspérante (notons que Catherine est alors censée avoir 15 ans et que Marlène, âgée de 33 ans, lui en donne plutôt 12). A mesure que le film avance et que son personnage vieillit, son jeu prend néanmoins de l'ampleur et on finit par reconnaître la star: hautaine, majestueuse et séductrice.

En 1934, l'ombre du muet plane encore sur le cinéma et le film est un digne héritier de cette époque révolue. Si l'on peut regretter les trop nombreux cartons explicatifs ou le jeu vieilli des acteurs, on saura en revanche apprécier la profusion de scènes grandioses et sans parole, qui permettent de mieux profiter des fastueux décors.
Finalement, « L'impératrice Rouge » est un film d'auteur avant l'heure. Tout y est le fruit d'une grande liberté: Sternberg s'approprie l'Histoire, réinvente la Russie et bafoue la censure hollywoodienne naissante (déjà sous la coupe du code Hays, le propos libertin du film n'est nullement atténué, pas plus que les scènes de torture et de barbarie). Il livre une oeuvre déraisonnable et personnelle, que l'on peut voir revoir aujourd'hui avec curiosité ou émerveillement.
Rick Blaine a écrit : 12 juin 11, 11:05 L'arrivée du Code (très récente, le certificat du film est le numéro 16) change la donne, plus de chanteuse ou de prostituée pour Dietrich, mais Catherine II. Un changement probablement salutaire, Dietrich ayant fait le tour du rôle dans les cinq films précédents. Le film commence sur les chapeaux de roues et avec beaucoup de drôlerie, et au final, malgré un léger temps mort au milieu du film, ne quittera jamais ce rythme. Ce tourbillon d'humour, d'amour, qui se conclut par la charge époustouflant des chevaux de l'armée portant Catherine II au pouvoir, est un film fort réjouissant. Soulignons la performance de Sam Jaffe, extrêmement convaincant dans son interprétation de l'un des abrutis les plus marquants de l'histoire du cinéma. Excellent.
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Thaddeus
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Re: L'Impératrice Rouge (Josef von Sternberg, 1934)

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Barocco


Certains exégètes tiennent Les Nuits de Chicago ou Les Damnés de l’Océan pour supérieurs à la moindre étape de l’association Sternberg/Dietrich. D’autres adoptent la démarche à rebours consistant à percevoir l’apogée du cinéaste dans ces films plus tardifs que sont Shanghai Gesture ou Fièvre sur Anatahan. Broutilles et questions de goût qui ne sauraient masquer l’essentiel : l’œuvre du réalisateur viennois s’est construite autour d’une fresque en sept volets au centre de laquelle il a enchâssé sa suprême création cinématographique : Marlene. Avant-dernière pièce de l’édifice, L’Impératrice Rouge consacre la plénitude d’un artiste n’ayant cessé depuis L’Ange Bleu de lâcher la bride à ses fantasmes, et alors parvenu au paroxysme de son inspiration. Le destin de la princesse Sophia Frederica, livrée à seize ans par sa famille à un avorton dégénéré qui ne connaît que ses vices d’enfant gâté, dépêchée à la cour en grand équipage, rêvant de son futur bonheur à Saint-Pétersbourg, cherchant des compensations dans la compagnie des galants militaires, faisant des ravages au sein des casernements puis, à la mort de la reine mère, fomentant un putsch avant de se proclamer, sous le nom de Catherine II, impératrice de toutes les Russies, ne sert que d’ossature au déploiement des fastes de la mise en scène. Tout à l’effort d’exprimer les démons et merveilles de son imaginaire, Sternberg utilise l’Histoire comme un simple prétexte, semblable à l’argument du librettiste pour le compositeur d’opéra. Encore faut-il savoir avant de parler de trahison que s’il s’arrête à l’avènement du règne de la Grande Catherine, c’est que les Mémoires de celle-ci, très lâche support du scénario, s’achèvent peu avant le coup de force, comme si leur auteur accordait elle-même une importance capitale à la genèse de sa personnalité. Voilà le sujet essentiel traité ici : la découverte par une femme de son pouvoir de séduction et de la manière dont elle peut l’exercer. La conclusion du film entérine à cet égard l’aboutissement d’une prise de conscience en même temps que l’épanouissement d’un personnage.


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Sternberg y invite : ce nœud de serviette rageur qui unit les époux à la cathédrale, il faut le défaire, tout comme il faut retirer le bandeau du colin-maillard, écarter les voiles, les dentelles, les tulles de gaze qui quadrillent la peau lisse de Marlene Dietrich, se rapprocher et, par-delà les épaules nues qui frissonnent sous la neige des aigrettes, plonger dans le lac de ses yeux, tour à tour papillotants de découvrir le monde, rieurs, altiers, provocants, tentateurs, ces yeux où s'est déjà noyé le regard du démiurge, insensé qui veut garder pour lui seul son papillon pris au piège. Ce qui frappe aujourd'hui dans L’Impératrice Rouge, outre bien sûr la beauté et la démence visionnaires de ses images, l'envol de sa caméra, la profusion onirique de son style, l'autorité de ses choix et de ses trouvailles, l'audace de risques assumés avec une sorte de sûreté tranquille, c'est qu’on y lit à écran ouvert ce qui se passe dans la tête d'un voyeur de lumières : les obsessions exacerbées nourrissant la songerie presque abstraite d'un fou mégalomane sur le corps et le visage de son actrice, perdue dans cette Russie décadente telle qu'aurait pu la célébrer Pouchkine. Car le palais de Peterhof n’est pas le Kremlin-Bicêtre. Loin de la vie du peuple, c’est un lieu clos à l’air raréfié, un dédale de salles et de corridors inquiétants, oppressants, exacerbant les passions dans une atmosphère de complot. Le resserrement et l’étouffement ne conduisent nullement à l’avance inéluctable de la tragédie, comme chez Fritz Lang, mais suspendent le temps et confèrent un sentiment d’éternité. Dix-huit années pour la conquête du pouvoir se réduisent à l’attente infinie, à la fois brève et interminable, qui crée le désir. On s'épie, on conspire, on bannit, on mange lors d’étonnants festins passant de la mise en condition de Catherine, contrainte de servir les soudards de l'impératrice, à la haine quand les époux fielleux s'insultent par aide de camp interposé. C'est Ruy Blas et Lucrèce Borgia chez Boris Godounov.

L’Impératrice Rouge développe un baroquisme échevelé qui joue des formes avant de jouer des êtres, qui valorise l’excès dans un registre expressionniste dont se souviendra l’Eisenstein d’Ivan le Terrible. Le plus infime élément du décor ou des accessoires, la répartition des zones d’ombre et de lumière, le drapé des étoffes, tout s’intègre à une architecture vivante et grandiose, à une trame sans défaut. Que chacun ici s’exprime en un anglais impeccable, que les débauches de la Russie tsariste soient traitées avec une fougue dionysiaque, qu’un érotisme vénéneux commande la cavalcade finale des Cosaques gravissant les marches de la demeure impériale, hissant au pinacle leur souveraine mythifiée, habillée d’un uniforme de hussard blanc qui la virilise, rien ne saurait atténuer l’impact de cette tornade radieuse. Un accompagnement mortuaire, une pompe sépulcrale se trouvent intimement liés à l’action dans la grande séquence du repas de mariage s’ouvrant sur un squelette posé parmi les détritus de la table, qu’un travelling révèle lentement pour s’élever ensuite et, dans son mouvement de retour, faire découvrir les convives figés comme au milieu d’un banquet funéraire. La poussière qu’on secoue sur le plastron d’un capitaine, le talon qui brise le verre d’un médaillon, la traine du pardessus qui balaie le visage du tsar fou jeté à terre : autant d’images mémorables créées à partir d’un matériau feuilletonesque complètement dévoyé. Dans cette prodigieuse "Vanité", la mort saisit le vif. Les allées et venues des dignitaires et courtisans sont filtrées par de lourdes portes, sculptées, marquetées, incrustées, tapissées, des battants que dix femmes ne suffisent pas à manœuvrer afin qu'ils ne puissent s'ouvrir, par surprise, devant un spadassin anonyme. Pour Catherine seule, ces portes n'ont plus de pesanteur, ni les cachots de barreaux. Elle s'en évade, comme elle s'extrait des crinolines pour chausser les bottes de l'androgynie et, nouvelle walkyrie parée des attraits ambigus chers à Sternberg, charger au galop de son destrier dans les escaliers et les couloirs du palais d’Hiver reconquis.


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Ce serait toutefois mal connaître l'auteur que de croire que sa symbolique sexuelle se borne à ces chevaux qu'enfourche l’héroïne jusqu'à ce que pointe l'aube du matriarcat. Ce serait faire peu cas de ces automates nus sous les manteaux qu'ils entrouvrent, de ces soldats de plomb, emblèmes phalliques que le futur empereur laisse traîner derrière lui, comme au regret de ne pouvoir faire état d'attributs plus personnels et dans le dessein de les faire ramasser par sa "préposée aux plaisirs" : chacun cultive son réseau d'espions. Nabot sadique et impuissant au regard illuminé de faucon décapuchonné, qui refuse qu'on le congratule pour la naissance d'un bâtard qu'il sait bien (et pour cause) ne pas être le sien, qui surveille sa femme en forant au vilebrequin un trou se faisant jour dans l’œil d'un tableau, qui la fait mettre en joue par ses soldats, la décapite en effigie, qui dégrade le capitaine Orloff ou repousse la main d'un janissaire noir s'appuyant machinalement sur son épaule, Pierre est un véritable Lucifer à la manque, battu seulement dans le monstrueux par cette chimère à tête de rapace qui lui tient lieu de trône. Et, ainsi que des cloches d'airain prend son vol un oiseau sinistre, lourd de mauvais présages, l’héritier du royaume injurie-t-il le cadavre encore tiède de l'impératrice : "Te voilà, vieille corneille..." Dans cette ponctuation musicale où silences et soupirs sont éloquents, une seule idée manque : la buée de la respiration dans l'air froid. Sternberg la remplace par des bougies, notamment lors de la fameuse scène du couronnement à laquelle le cinéma doit une fière chandelle. Le vacillement-leitmotiv de cette lueur, seule en très gros plan avec le visage de Catherine, transmet au rythme de sa poitrine haletante les regrets, les craintes, les angoisses palpables de la jeune femme. La flamme chancelle, s'agite en tous sens au courant d'air du cœur. Va-t-elle s'éteindre ? À trois fois reprises on la jurerait morte tant la pâleur de Marlene est de cire. Puis elle est ranimée par les bouffées d'encens et les clappements de mâchoire du triste sire qui croque l'hostie avec un appétit d'apostat.

Le film fascine par ces grandes orgues funèbres, ce climat de délire et d’illusion, ce grand bal de marbre et de pierre, ce récit halluciné dont les moments les plus forts sont ceux où les personnages, jouets de l’insolence et de la dérision sternbergiennes, tendent à l’anéantissement. La naïveté de Catherine souligne l’itinéraire d’une princesse godiche métamorphosée en monarque triomphante, apprivoisant les ténèbres qui l’entourent, aspirant à répondre à l’idéalisation des hommes et à l’admiration de tout un peuple, jusqu’à s’y perdre. Le cinéaste sert pour son actrice à la fois de couturier, d'habilleur et de camériste. Si l’on retire les fourrures, les plumes, les soieries, les brocards, les belles ganses qui l’enveloppent comme une seconde peau, on découvre une carnation si translucide qu'on se demande si c'est du sang qui coule dans ses veines ou seulement des maléfices ; alors que si on ôte les vêtements d'apparat des autres créatures, on ne trouve rien — que des corps de granit. Car par-dessus tout, les statues confèrent à l’œuvre sa véritable dimension : faces étranges ou simiesques qu'on dirait frappées au milieu d'une chanson de geste, sculptures proliférantes, grotesques, grimaçantes, tordues dans des positions incroyables, qui vont du serf au seigneur ou au burgrave, dominant les sièges où l’on s’assoit et les lits où l’on se couche. Ces gisants ignorés des hommes, les voilà symptômes de leur déchéance, témoins d’un monde en convulsion, comme cette gargouille qui prête un instant ses cornes au comte Alexeï, servant d'obstacles et de repoussoirs à des vivants plus morts qu'eux dont ils sont les caricatures. Quant aux grottes modelées à même la glaise, elles semblent façonnées dans les larmes de cierges qui auraient trop coulé. Grâce à elles, la volupté, le lucre, la cruauté sont comme pétrifiés, et derrière les icônes extatiques, les carillons macabres, les masques hideux, se trouve magnifié par la magie du Jérôme Bosch de cette Byzancegorod l'univers ésotérique d’une valse au bord du gouffre, dont le scepticisme amer n’a d’égale que la flamboyante richesse esthétique.


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Dernière modification par Thaddeus le 4 avr. 23, 19:57, modifié 1 fois.
The Eye Of Doom
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Re: L'Impératrice Rouge (Josef von Sternberg - 1934)

Message par The Eye Of Doom »

MErci Thaddeus pour la compilation des modestes écrits disséminées sur ce grand film et ton tres beau texte.
Et surtout pour m’avoir redonner envie de revoir pour la nieme fois ce chef d’oeuvre.
Peut etre fera t’il changé d’avis l’exegete que je suis qui voit dans le Sternberg muet le sommet du cineaste….
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Watkinssien
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Re: L'Impératrice Rouge (Josef von Sternberg - 1934)

Message par Watkinssien »

Quel plaisir de revoir et lire les pavés de Thaddeus! :D 8)

Effectivement, une œuvre majeure que cette Impératrice rouge, dans laquelle la mise en scène baroque et somptueuse du grand von Sternberg trouve encore une fois un écrin magnifique avec cette relecture historique totalement fantaisiste, servie par une très grande Marlene Dietrich.
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Mother, I miss you :(
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