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poet77
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« Des histoires possibles y en a-t-il encore, des histoires possibles pour un écrivain ? », se demande le romancier et dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) dans un bref chapitre introductif à ce court roman. En somme, y a-t-il moyen de proposer encore non pas une histoire totalement originale mais d’aborder un sujet, quel qu’il soit, sous un angle atypique. La réponse est oui, sans quoi on devrait cesser d’écrire des romans. Et pourquoi pas, comme l’ajoute un peu plus loin Dürrenmatt, en tenant compte d’une des réalités les plus prégnantes de notre modernité, nous qui sommes de plus en plus dépendants des machines ? Autrement dit, la panne ! Il faut préciser que ce roman fut écrit en 1956. Qu’écrirait donc son auteur s’il vivait encore aujourd’hui ?
L’histoire, qu’il propose, ne manque pas, quoi qu’il en soit, de singularité. Au cœur du récit se trouve un certain Alfredo Traps, charmant monsieur de quarante-cinq, ayant une place d’agent général dans l’industrie textile, dont la voiture, une Studebaker dont il est particulièrement fier, tombe malencontreusement en panne tandis qu’il s’apprêtait à rentrer à son domicile pour y retrouver femme et enfants. Or, la réparation de sa voiture ne pouvant s’effectuer avant le lendemain, le brave homme est contraint de trouver à s’héberger pour la nuit.
L’auberge affichant complet, Alfredo Traps tente sa chance en sonnant à la porte d’une villa qu’on lui a indiquée comme recevant volontiers des étrangers de passage. En effet, le vieillard qui lui ouvre la porte ne se fait pas prier : non seulement il est proposé à Alfredo Traps le gîte mais également le couvert. De plus, le dîner promet d’être copieux et bien arrosé, car il sera partagé avec deux autres hommes, deux vieillards eux aussi, déjà présents. Qu’à cela ne tienne ! Trop heureux d’avoir trouvé un abri, Alfredo Traps se résigne à devoir passer une soirée dont il présume qu’elle sera fort ennuyeuse.
Quelle n’est pas sa surprise, du coup, lorsque les trois messieurs lui offrent de passer la soirée non seulement en mangeant et buvant mais en jouant ! Tous trois, en effet, sont des retraités de la Justice, l’un en tant que juge, l’autre en tant qu’avocat et le troisième en tant que procureur. Or, leur plaisir, à ces messieurs, c’est de recréer un procès, c’est de jouer les rôles qu’ils ont tenu durant leur carrière professionnelle. Pour ce faire, ils n’ont besoin que d’un accusé dont, bien sûr, Traps se doit d’accepter d’endosser la charge.
En acceptant bien volontiers de jouer ce personnage, Alfredo Traps s’engage alors dans un processus inimaginable. Car, l’alcool aidant, et asticoté par les questions du juge et du procureur, il en vient à se raconter et même à se confesser : s’il a obtenu la place convoitée d’agent général dans l’industrie textile, c’est parce que son chef, celui qui tenait ce poste, est mort prématurément d’un infarctus. Or, ce décès, les accusateurs de Traps ont tôt fait de le trouver suspect. Celui-ci ne reconnaît-il pas avoir été l’amant de la femme de son chef aujourd’hui défunt ? Et n’a-t-il pas tout fait pour que, fatigué et malade comme il l’était, celui-ci soit emporté par un accident cardiaque avant l’heure ? Autrement dit, de fil en aiguille, ce qui, au départ, n’était qu’un jeu se transforme en véritable réquisitoire. En fin de compte, ne faut-il pas considérer Alfredo Traps comme coupable d’adultère mais aussi de meurtre ? Pris dans ce tourbillon inattendu qui le désarçonne, ce dernier lui-même, en dépit de la défense de son avocat, finit par se reconnaître coupable.
Cette histoire, impressionnante de concision, qui, par certains côtés, confine à une sorte d’absurde kafkaïen, n’en pose pas moins de réelles questions sur la culpabilité et la notion de justice. Ne sommes-nous pas tous coupables, d’une manière ou d’une d’autre, et, si nous devions participer, en tant qu’accusés, au jeu du procès dont il est question dans ce roman, ne finirions-nous pas tous, comme Traps, par reconnaître notre culpabilité ?
Ajoutons, pour finir, que ce roman de Dürrenmatt fut adapté, au théâtre, pour la scène, mais également au cinéma par Ettore Scola sous le titre La plus belle soirée de ma vie (1972) (un film que je n’ai jamais vu jusqu’à présent). 9/10
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C’est dit, Erri de Luca n’a jamais écrit et n’écrira jamais de polar, il n’aime pas ça ! Récemment, de passage dans une librairie du XXème arrondissement de Paris, lors d’une rencontre-dédicaces à laquelle je m’étais rendu, il nous l’a affirmé haut et fort. Le polar est un genre qu’il n’aime pas, entre autres parce que ces romans exigent une conclusion, autrement dit la résolution d’une affaire criminelle. Un coupable est désigné, et voilà ! Si tous les polars, en vérité, n’empruntent pas cette forme, il reste que Erri de Luca ne supporte pas les conclusions fermées, il les veut, au contraire, les plus ouvertes possible.
Son dernier ouvrage, celui qu’il venait présenter, l’autre jour, à Paris, n’est donc, en aucune façon, un polar en bonne et due forme, même s’il y est bien question d’une affaire de justice. Mais, en vérité, bien plus que la résolution, d’une enquête, ce qui intéresse l’auteur, ce sont les chemins de traverses, les débats d’idées, les réminiscences du passé, les motivations, les convictions, les confrontations. Tout cela nourrit un roman qui se subdivise tout entier en deux genres : celui de l’interrogatoire entre un magistrat et un inculpé (et avec la présence d’un avocat commis d’office, malgré le refus exprimé par l’inculpé), et le genre épistolaire (car, placé en cellule d’isolement, le prévenu se plaît à écrire à la femme qu’il aime, celle qu’il appelle Ammoremio). Ce dispositif donne à ce roman une forme quasi scénique, au point qu’on pourrait facilement l’adapter en pièce de théâtre. L’inculpé le dit d’ailleurs dans une de ses lettres à Ammoremio : « Tu aurais cru assister à une pièce de théâtre. »
Ce qui donne à ce récit, très certainement fortement imprégné d’autobiographie, sa singularité, ce qui le rend captivant, c’est qu’il ne se limite pas à la transcription d’un procès-verbal classique. Très vite, entre le magistrat et l’inculpé, l’échange des questions et des réponses ne se cantonne plus à une simple « maïeutique », à un dialogue à la manière de Socrate, destiné à faire accoucher de la vérité, mais à une sorte de joute verbale qui donne lieu, entre les deux protagonistes à des débats passionnants et passionnés sur des questions qui hantent l’imaginaire de Erri de Luca, des questions ayant trait à l’engagement politique, à la liberté, à la justice, à l’amitié, à la trahison, mais aussi à la nature et, en particulier, à la montagne.
Car c’est précisément lors d’une marche en montagne, dans les Dolomites, qu’ont eu lieu les événements qui ont conduit à l’inculpation de l’homme en question. Que s’est-il passé ? Au cours de cette sortie, alors qu’il se trouvait dans un endroit périlleux, l’homme s’est trouvé en présence de quelqu’un d’autre, un autre promeneur qui, s’étant engagé dans un passage difficile, est bientôt retrouvé au bas d’un éboulement, à la suite d’une chute mortelle. Or ces hommes se connaissaient de longue date, puisqu’ils avaient milité tous deux, durant leur jeunesse, dans un mouvement politique révolutionnaire. Entre eux s’était même nouée une grande amitié, autant qu’il était possible sans déroger à l’esprit collectif. Or l’homme qui était considéré comme un ami avait trahi, livré ses compagnons, lorsque le mouvement auxquels ils appartenaient avait fait l’objet de poursuites. Sachant cela, comment ne pas se poser des questions ? Que s’est-il réellement passé en montagne ? Un malheureux accident, comme le prétend l’inculpé ? Ou un règlement de comptes, comme en est persuadé le magistrat qui conduit l’investigation ?
Je le répète, ne nous attendons pas à une résolution pure et simple de ce mystère. Ce qui intéresse Erri de Luca, c’est le dialogue en tant que tel, ce qui se joue entre un magistrat qui questionne et un inculpé sommé de répondre. Et l’on peut affirmer que l’écrivain s’y prend à merveille pour, partant du canevas classique de l’interrogatoire, explorer, débattre et se souvenir, usant, s’il le faut, de métaphores (celle du tennis, par exemple) ou recourant à des lectures d’écrivains comme Jack London ou Leonardo Sciascia.
Et puis (sont-elles des contrepoints ou, au contraire, le cœur de l’ouvrage), il y a les lettres à Ammoremio, à la femme aimée. À mon sens, elles sont le sommet de ce livre, elles élèvent l’esprit, sinon le corps, bien plus encore que toutes les marches en montagne. L’inculpé s’y confie en adoptant un tout autre ton que celui dont il use avec le magistrat. Avec Ammoremio aussi, il aborde les sujets qui lui tiennent à cœur, mais autrement, par un autre biais. Et puis, à elle, il lui parle de sa condition de détenu, lui qui affirme ne s’être jamais ennuyé de sa vie, lui qui se délecte avec la poésie, lui qui aime sa correspondante, son aimée, sans s’embarrasser de jalousie, comme tant d’autres détenus qui craignent que leur compagne leur soit infidèle. Rien de tel pour notre homme, ses lettres d’amour sont des prodiges de finesse et de beauté qui, tout comme ses réponses au magistrat, mais à un degré supplémentaire, rendent compte non pas de la vérité, mais, tout simplement, de sa vérité, rien de plus. 8,5/10
Dernière modification par poet77 le 19 mars 21, 16:41, modifié 1 fois.
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Jack Burns
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poet77 a écrit : 12 mars 21, 11:13 Image

« Des histoires possibles y en a-t-il encore, des histoires possibles pour un écrivain ? », se demande le romancier et dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) dans un bref chapitre introductif à ce court roman. En somme, y a-t-il moyen de proposer encore non pas une histoire totalement originale mais d’aborder un sujet, quel qu’il soit, sous un angle atypique. La réponse est oui, sans quoi on devrait cesser d’écrire des romans. Et pourquoi pas, comme l’ajoute un peu plus loin Dürrenmatt, en tenant compte d’une des réalités les plus prégnantes de notre modernité, nous qui sommes de plus en plus dépendants des machines ? Autrement dit, la panne ! Il faut préciser que ce roman fut écrit en 1956. Qu’écrirait donc son auteur s’il vivait encore aujourd’hui ?
L’histoire, qu’il propose, ne manque pas, quoi qu’il en soit, de singularité. Au cœur du récit se trouve un certain Alfredo Traps, charmant monsieur de quarante-cinq, ayant une place d’agent général dans l’industrie textile, dont la voiture, une Studebaker dont il est particulièrement fier, tombe malencontreusement en panne tandis qu’il s’apprêtait à rentrer à son domicile pour y retrouver femme et enfants. Or, la réparation de sa voiture ne pouvant s’effectuer avant le lendemain, le brave homme est contraint de trouver à s’héberger pour la nuit.
L’auberge affichant complet, Alfredo Traps tente sa chance en sonnant à la porte d’une villa qu’on lui a indiquée comme recevant volontiers des étrangers de passage. En effet, le vieillard qui lui ouvre la porte ne se fait pas prier : non seulement il est proposé à Alfredo Traps le gîte mais également le couvert. De plus, le dîner promet d’être copieux et bien arrosé, car il sera partagé avec deux autres hommes, deux vieillards eux aussi, déjà présents. Qu’à cela ne tienne ! Trop heureux d’avoir trouvé un abri, Alfredo Traps se résigne à devoir passer une soirée dont il présume qu’elle sera fort ennuyeuse.
Quelle n’est pas sa surprise, du coup, lorsque les trois messieurs lui offrent de passer la soirée non seulement en mangeant et buvant mais en jouant ! Tous trois, en effet, sont des retraités de la Justice, l’un en tant que juge, l’autre en tant qu’avocat et le troisième en tant que procureur. Or, leur plaisir, à ces messieurs, c’est de recréer un procès, c’est de jouer les rôles qu’ils ont tenu durant leur carrière professionnelle. Pour ce faire, ils n’ont besoin que d’un accusé dont, bien sûr, Traps se doit d’accepter d’endosser la charge.
En acceptant bien volontiers de jouer ce personnage, Alfredo Traps s’engage alors dans un processus inimaginable. Car, l’alcool aidant, et asticoté par les questions du juge et du procureur, il en vient à se raconter et même à se confesser : s’il a obtenu la place convoitée d’agent général dans l’industrie textile, c’est parce que son chef, celui qui tenait ce poste, est mort prématurément d’un infarctus. Or, ce décès, les accusateurs de Traps ont tôt fait de le trouver suspect. Celui-ci ne reconnaît-il pas avoir été l’amant de la femme de son chef aujourd’hui défunt ? Et n’a-t-il pas tout fait pour que, fatigué et malade comme il l’était, celui-ci soit emporté par un accident cardiaque avant l’heure ? Autrement dit, de fil en aiguille, ce qui, au départ, n’était qu’un jeu se transforme en véritable réquisitoire. En fin de compte, ne faut-il pas considérer Alfredo Traps comme coupable d’adultère mais aussi de meurtre ? Pris dans ce tourbillon inattendu qui le désarçonne, ce dernier lui-même, en dépit de la défense de son avocat, finit par se reconnaître coupable.
Cette histoire, impressionnante de concision, qui, par certains côtés, confine à une sorte d’absurde kafkaïen, n’en pose pas moins de réelles questions sur la culpabilité et la notion de justice. Ne sommes-nous pas tous coupables, d’une manière ou d’une d’autre, et, si nous devions participer, en tant qu’accusés, au jeu du procès dont il est question dans ce roman, ne finirions-nous pas tous, comme Traps, par reconnaître notre culpabilité ?
Ajoutons, pour finir, que ce roman de Dürrenmatt fut adapté, au théâtre, pour la scène, mais également au cinéma par Ettore Scola sous le titre La plus belle soirée de ma vie (1972) (un film que je n’ai jamais vu jusqu’à présent). 9/10

j avais beaucoup aimé du meme auteur La Promesse qui a fait aussi l objet d une excellente adaptation au cinéma de Sean Penn " The Pledge " avec Jack nicholson et Robin Wright...
Très bon souvenir de "la plus belle soirée de ma vie" Grand moment de cinéma italien .Alberto Sordi veule et combinard devient la cible et le jouet de 4 justiciers .Vraiment excellent .
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S’il y a quelques lecteurs assidus de mon blog, ils se souviennent peut-être d’y avoir déjà lu le nom de Sarah Bakewell, essayiste britannique se spécialisant, semble-t-il, dans l’histoire des philosophies et des philosophes. Il y a tout juste un an, en effet, dans un article paru sur mon blog, je ne tarissais pas d’éloges quant à l’ouvrage dans lequel cette écrivaine narrait les aventures, si l’on peut dire, de l’existentialisme (dans Au café existentialiste, paru initialement en 2016). Mais auparavant, en 2010, Sarah Bakewell s’était attelée à une histoire conjointe à une méditation et réflexion au sujet de Michel de Montaigne (1533-1592), l’auteur fameux des Essais. C’est ce livre que je viens à présent de lire avec autant de bonheur, sinon plus encore, que celui que j’avais ressenti avec les aventures des existentialistes. Il faut dire qu’à choisir, je me sens beaucoup plus proche, je pourrais presque dire plus intime, de Montaigne que de n’importe lequel des philosophes dont il était question dans Au café existentialiste, à commencer par Martin Heidegger et Jean-Paul Sartre.
Avec Montaigne, c’est autre chose. Comme nombre de ses lecteurs, je suis tenté de me dire, à l’instar d’André Gide, « à quel point je le fais mien… il me semble que c’est moi-même ». Ou encore, Stefan Zweig qui, contraint à un exil qu’il subissait de manière insupportable, trouvait en Montaigne un ami véritable : « Ici est un Toi, dans lequel mon Moi se reflète, ici est abolie la distance qui sépare une époque de l’autre. »
Oui, nonobstant le français tel qu’il fut écrit par Montaigne et qui compte nombre de différences avec celui que nous écrivons aujourd’hui, plus de 400 ans après sa mort, il reste tout à fait possible d’élire l’auteur des Essais comment un compagnon qui aide à vivre. C’est d’ailleurs sous cet angle que l’analyse et le raconte Sarah Bakewell : Comment vivre ?, s’intitule son livre, et son sous-titre ajoute : Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse. Cela étant dit, n’attendons pas de ce livre des recettes facilement transposables, mais bien plutôt le compagnonnage d’un homme qui sut traverser des temps difficiles, à une époque où, entre deux accalmies, faisaient rage les guerres de religion, à une époque où les épidémies étaient fréquentes, à une époque où un homme malade (car Montaigne souffrit, toute sa vie, de coliques néphrétiques) ne pouvait guère espérer un secours efficace de la médecine, à une époque où, à chaque voyage, l’on pouvait être agressé et rançonné… Montaigne ne fut pas (ou pas uniquement) un philosophe de chambre : il entreprit plusieurs voyages, dont un qui dura des mois, le menant en Italie en passant par l’Allemagne et la Suisse, avant de devoir rentrer à Bordeaux où l’on venait de l’élire comme maire. Il exerça donc aussi les fonctions d’un élu et intervient quelque peu au plan politique, y compris le plus élevé du royaume.
Mais Montaigne n’était pas homme du genre à se targuer de quoi que ce soit. Si beaucoup de lecteurs se reconnaissent en lui, c’est, parce qu’en se décrivant lui-même, en faisant état de ses doutes, en mettant en avant son scepticisme même, il tend à chacun une sorte de miroir. Blaise Pascal (1623-1662) eut beau jeu de juger « sot » ce projet de se peindre, c’est pourtant, ce faisant, que l’auteur des Essais trouva une multitude de lecteurs qui reconnurent en lui un frère en humanité. Certes, la réception de Montaigne évolua au fil du temps, au gré des éditions, au gré, surtout, des changements de mentalité, si bien que si certains louèrent des aspects de Montaigne, ils en dénigrèrent d’autres. Sarah Bakewell, et c’est un des points forts de son livre, s’attache précisément à inventorier la multiplicité des interprétations de Montaigne, nous rappelant, d’ailleurs, au cours d’un des chapitres, que c’est en Angleterre que Montaigne trouva quelques-uns de ses plus fervents admirateurs (mais, il faut le dire, au prix de traductions plus ou moins approximatives). Sans négliger les faits marquants de la vie de Montaigne (un accident de cheval qui faillit lui coûter la vie, son amitié avec La Boétie (1530-1563), celle aussi avec Madame de Gournay (1565-1645), ses voyages, son engagement en tant que maire, etc.), Sarah Bakewell se plaît surtout à rendre compte de l’écriture à la fois simple et complexe des Essais : un livre qui, paradoxalement, du fait de sa simplicité même, peut paraître parfois déroutant. Montaigne se permettait tout dans ce livre, chaque fois qu’il abordait un sujet, il se plaisait à le quitter dès qu’il pouvait, selon son inspiration. Les Essais abondent en digressions : c’est ce qui fait à la fois leur charme et leur difficulté. Encore une fois, ne prenons pas Montaigne comme un maître à penser, il ne l’aurait pas souhaité, mais comme un compagnon qui aide à vivre et à penser. Sur ce terrain-là, il n’a pas son égal, d’autant plus que, jusqu’au bout, même s’il fut maire de Bordeaux, il est resté un homme simple, presque ordinaire, mais un observateur avisé qui, par exemple, s’interrogea le jour où sa chatte vient le troubler au cours de son travail avec la volonté expresse de jouer. C’est à partir de là, à partir de faits aussi banals que celui-là qu’il s’est ingénié à écrire : Pascal avait décidément bien tort, ce n’était pas « un sot projet » que celui qu’avait conçu Montaigne ! 9/10
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J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques mois, de vanter le talent d’écrivaine de Joyce Carol Oates. C’était à propos d’un de ses meilleurs romans, Un livre de martyrs américains. Très prolifique, même si elle n’aime pas qu’on le dise ainsi, Joyce Carol Oates a déjà écrit, à ce jour, plus d’une cinquantaine de romans, plus d’une quarantaine de recueils de nouvelles, sans compter des essais et des livres de poésies. Et tout cela, sans jamais démériter d’un point de vue littéraire.
Dans un autre genre encore, elle fit paraître, en 2007, un volume de son Journal couvrant les années 1973-1982. Et puis, en 2011, il y eut la publication de J’ai réussi à rester en vie, un ouvrage différent de tous les autres, un ouvrage dans lequel, sans fard et sans détours, Joyce Carol Oates se racontait elle-même dans ce qu’elle venait de vivre et d’éprouver, dans ce qu’il y eut de plus douloureux dans sa vie de femme : la mort, après un peu plus de quarante-sept ans de mariage, de celui qui fut son mari, son précieux compagnon de vie, Raymond Smith (appelé familièrement Ray) et les débuts de son veuvage.
Pour Joyce Carol Oates, le choc fut terrible. Le 15 février 2008, alors que Ray se plaignait, depuis plusieurs jours déjà, d’être anormalement fatigué, son épouse Joyce insiste pour le conduire à l’hôpital. Ray se laisse convaincre et se fait bientôt prendre en charge pour une pneumonie. Rien de fatal à priori, il devrait s’en sortir rapidement. Pourtant, quelques jours après, en pleine nuit, Joyce est appelée en urgence mais, une fois arrivée à l’hôpital, apprend que son mari est décédé, victime d’une infection nosocomiale foudroyante.
Ce qui fait suite à ce décès brutal, ce que relate l’écrivaine dans son livre, c’est sa descente aux enfers sous la forme d’une dépression carabinée. Tous les symptômes sont réunis, à commencer par un sentiment de culpabilité, car Joyce, parvenant toujours, malgré le choc, à raisonner tant soit peu, se dit que si elle n’avait pas conduit Ray à l’hôpital, il serait peut-être encore en vie… Comment savoir ? Toujours est-il que, au fil des jours qui suivent le décès, il lui faut supporter, autant que faire se peut, un monceau d’épreuves : perte de sommeil, fatigue extrême, crise de larmes, absorption excessive de médicaments (qu’elle s’efforce néanmoins de combattre), désirs suicidaires, perte du goût d’entreprendre quoi que ce soit et perte du sens des choses les plus ordinaires. Elle qui est réputée pour être prolifique, comme je l’ai déjà écrit, ne parvient qu’à grand peine à terminer une nouvelle et rien de plus. Ce sont bien là tous les signes flagrants d’une neurasthénie des plus sévères.
En relatant tout cela, plusieurs mois après les événements, Joyce Carol Oates parvient néanmoins, c’est rassurant, à faire preuve d’un esprit d’analyse, voire même d’une pointe d’humour qui font de ce livre un document d’une finesse remarquable. La chance de Joyce, c’est d’être obligée, ou de se sentir obligée, de poursuivre son travail d’enseignante au point d’en parler comme d’une « bouée de sauvetage ». À cela s’ajoute des amis, ceux sur qui elle peut vraiment compter, qui ne se contentent pas d’envoyer une corbeille de condoléances (les premiers jours, la pauvre Joyce croule sous ce genre d’envoi), mais restent fidèlement présents chaque fois qu’il y a besoin. Sans compter le petit carré de jardin qu’il faut entretenir (c’était jusque là le travail de Ray) et, même, les deux chats de la maison, après qu’ils aient exprimé leur mauvaise humeur (car, dans un premier temps, ils semblent accuser Joyce de l’absence de Ray) !
Mais le meilleur de cet ouvrage, le plus important, le plus touchant, c’est ce que Joyce confie à ses lecteurs au sujet de sa relation avec Ray, de ce qu’il fut pour elle. J’ai réussi à rester en vie, c’est d’abord et avant tout une sorte de lettre d’amour pour Ray. Joyce raconte leur rencontre, la naissance de leur amour, leur vie commune, eux qui ne se quittèrent quasiment jamais durant les quarante-sept ans de leur mariage. On ressent très intensément la force de cet amour. Et pourtant, malgré cela, ce que Joyce veut nous partager, c’est qu’elle ne connaissait pas entièrement son mari. On a beau vivre, durant des années, dans une grande intimité, il reste des parts secrètes, l’autre garde ses pans de mystère. « Dans la vie de Ray, écrit Joyce, ou peut-être dans sa personnalité, il y a toujours eu (…) une chambre secrète, une région où il pouvait se retirer, à laquelle je n’avais pas accès. »
Or, avant de se consacrer entièrement à son travail d’éditeur d’une revue littéraire (Ontario Revue), Ray, durant ses jeunes années, avait entrepris d’écrire un roman auquel il avait déjà donné le titre de Black Mass mais sans jamais parvenir à l’achever. Précisément, après beaucoup d’hésitations, c’est en se décidant à lire le manuscrit de ce roman, que Joyce découvre, au moins par bribes, quelques-uns des espaces secrets de Ray, dont il avait préféré ne quasiment jamais s’entretenir avec elle. Mais dans ce roman inachevé, Black Mass, tout est assez clair. La blessure de Ray, son secret douloureux, venait de son enfance et de son adolescence, de son père, catholique rigoriste, et de l’éducation reçue dans l’institution tenue par les jésuites, dans laquelle il avait été placé, tout comme son frère et ses sœurs. « Donnez-moi un enfant avant ses sept ans et je l’aurai à vie » : tel était, paraît-il, l’adage des jésuites en ce temps-là.
Ray en fut marqué pour toujours, imprégné comme d’un onguent malsain par l’enseignement absurde délivré par les religieux (toutes ces incongruités – paradis, purgatoire, enfer – qui ont infecté les vies de nombreuses générations de catholiques), par leurs diktats, par une religion fondée sur la peur. À cela s’ajoutait l’espoir de toutes les familles catholiques d’autrefois : avoir un fils qui devient prêtre. Or, c’est Ray, précisément, qui entra au séminaire, mais pour en ressortir quelques mois après, révolté et bien décidé à rompre pour toujours avec le catholicisme qu’on lui avait inculqué. Il va sans dire que, pour son père, la décision de Ray ressembla à un cataclysme. Cette histoire-là, la sienne, mais aussi celle d’une de ses sœurs qui avait eu à subir une épreuve bien plus terrible encore, Ray avait essayé de s’en inspirer, de manière détournée, dans son embryon de roman.
Ce sont les pages les plus fortes d’un livre tout entier bouleversant. Reste, après cela, après ces épreuves et ces révélations, au bout d’une année de veuvage, à dresser un constat tout simple, celui qui donne son titre à ce remarquable ouvrage : J’ai réussi à rester en vie. 9/10
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À la source du roman policier scandinave, en particulier suédois, qui fait florès aujourd’hui, il y eut, avant Mankell, Edwardson et consorts, le couple Maj Sjöwall et Per Wahlöö. Soucieux de ne pas se contenter des apparences, désireux de montrer l’envers du décor d’un pays souvent présenté comme un modèle de réussite sous l’égide d’un état-providence, ils écrivirent, entre 1965 et 1975, dix romans mettant en scène le policier Martin Beck et son équipe. Même si, par la force des choses, ces œuvres peuvent sembler datées (dans ces années-là, il n’y avait ni ordinateurs ni téléphones portables), elles n’en restent pas moins, par bien des côtés, des modèles du genre. Les problématiques abordées par les deux auteurs restent, le plus souvent, d’actualité. Quant au souci des écrivains de ne pas faire reposer leurs intrigues sur un seul homme (un enquêteur supérieurement doué du genre Sherlock Holmes), mais sur une équipe, mettant ainsi en évidence la nécessité de travailler communautairement, c’est, très certainement, un des points forts de cette série de romans. Martin Beck, à lui tout seul, serait bien incapable de se tirer d’affaire et l’on apprécie de ne pas avoir affaire à un héros hors du commun mais à un homme faillible, hésitant et, même, parfois, se fourvoyant (avant, bien évidemment, de se reprendre).
Paru en 1966, L’Homme qui partit en fumée, deuxième de la série des dix romans déjà évoqués, fait néanmoins figure d’exception dans ce panorama. En effet, pour une fois, Martin Beck est amené à enquêter beaucoup plus solitairement qu’il ne le fait habituellement. À cela, il y a une raison impérieuse : ses investigations se déroulent, pour une bonne part, derrière ce qui était à l’époque le Rideau de Fer, en Hongrie, à Budapest, et non pas en Suède aux côtés de ses collègues. En effet, alors qu’il s’apprêtait à partir en vacances avec sa femme, ce dernier, convoqué par ses supérieurs, est invité à reporter ses congés afin d’essayer de résoudre une étrange affaire de disparition. L’Homme qui partit en fumée, titre à double sens fort bien choisi, c’est un certain Alf Matsson, un journaliste qui, alors qu’il venait de se rendre à Budapest, s’est soudainement et mystérieusement volatilisé. Il s’agit donc de retrouver sa trace et, pour ce faire, de prospecter sur les lieux mêmes de sa disparition.
Le roman se déroule donc, en grande partie, à Budapest, même s’il trouve, au bout du compte, sa résolution en Suède. Je n’en dis pas plus à ce sujet. En Hongrie, à l’époque du Rideau de Fer, la suspicion règne partout et Martin Beck a, très rapidement, l’intuition, sinon la certitude, qu’il est pris en filature. Néanmoins, pendant plusieurs chapitres, l’enquête semble rester au point mort. Retrouver la trace du journaliste disparu n’a rien d’évident, c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, même si Martin Beck piétine dans ses recherches, jamais le roman ne perd de son intérêt. Avec Maj Sjöwall et Per Wahlöö, la lassitude n’est jamais de mise. Les deux auteurs ont le chic de nous faire visiter, en compagnie de Martin Beck, la superbe ville de Budapest, même si l’on a un peu l’impression d’être dans un décor de cartes postales (mais on peut supposer que cet effet est voulu et assumé par les romanciers). Et puis, cependant, Martin Beck fait quelques rencontres intéressantes ou particulières ou dangereuses, à Budapest, y compris celle d’une charmante jeune femme qui s’efforce de le séduire dans un but probablement pas très avouable. Enfin, notre enquêteur parvient, tout de même, à réunir quelques indices, cependant fort maigres. Suffiront-ils à dénouer l’intrigue ? Martin Beck réussira-t-il à savoir ce qui est arrivé au journaliste disparu ?
Quelle que soit la résolution de l’énigme, ce qui est sûr, c’est qu’au bout du compte, le lecteur a pris un grand et savoureux plaisir à se laisser mener par le bout du nez au fil de cette intrigue malicieusement conçue par les deux romanciers suédois. On en redemande. 8/10
Samuel73
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La part sauvage du monde, penser la Nature dans l’anthropocène de Virginie Maris (Seuil 2020).

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Une approche des questions écologiques actuelles sous l'angle de la philosophie dans ce petit essai très stimulant. L'auteur analyse les discours dominants de notre époque sur la relation entre l’homme et la nature : son but, les déconstruire et en montrer l’inefficacité, voire la dangerosité ; elle ébauche également un paradigme novateur fondé sur le décentrement de l’humain par rapport à la nature, plus modeste et peut-être plus efficace que ceux actuellement actifs.
Aujourd’hui, les principaux discours écologiques insistent sur la nécessité de reconnecter l’homme à une « nature » en péril qu’il lui appartiendrait d’entretenir et de sauver par son action rationnelle. S’ensuivent des stratégies de protection du monde vivant qui conduisent concrètement à son absorption dans la sphère des techniques humaines, que ce soit sous forme de stocks à gérer, de services écosystémiques à développer, de bases de données à surveiller et à arbitrer.
A rebours de cette vision, Virginie Maris insiste sur l’utilité de préserver, voire de renforcer la séparation entre humanité et nature, en définissant cette dernière non plus comme une totalité dont l’homme serait le centre et le responsable, mais comme « la part du monde que nous n’avons pas créée » et qui se développe indépendamment de nous. Cette séparation serait alors le moyen de reconnaître pleinement cette part « sauvage » du monde, qui n’a pas disparu comme le prétendent certains, mais au contraire subsiste et conserve à la fois son altérité et son autonomie. S’ensuivrait une position de repli, de restreinte de la part de l’homme de son propre territoire au profit de celui de cet autrui foncier, qui pourrait aboutir à une coévolution positive.

Un essai agréable et pertinent, peut-être plus convaincant dans sa dimension critique des discours en vogue que dans sa force de proposition, mais qui incite à suivre de près les travaux de son auteur.
poet77 a écrit : 29 mars 21, 10:45 J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques mois, de vanter le talent d’écrivaine de Joyce Carol Oates.
C'est un auteur que j'apprécie également beaucoup, mais je n'ai jamais réussi à trouver un ouvrage d'elle complètement satisfaisant. J'ai dû lire une douzaine de titres et je suis peut-être mal tombé. Si tu devais n'en conseiller qu'un, lequel choisirais-tu? Un livre de martyrs américains que tu mentionnes?
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Message par poet77 »

Samuel73 a écrit : 3 avr. 21, 08:14
poet77 a écrit : 29 mars 21, 10:45 J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques mois, de vanter le talent d’écrivaine de Joyce Carol Oates.
C'est un auteur que j'apprécie également beaucoup, mais je n'ai jamais réussi à trouver un ouvrage d'elle complètement satisfaisant. J'ai dû lire une douzaine de titres et je suis peut-être mal tombé. Si tu devais n'en conseiller qu'un, lequel choisirais-tu? Un livre de martyrs américains que tu mentionnes?
Oui, sans nul doute, Un livre de martyrs américains mais aussi, par exemple, Blonde, un des grands romans de Joyce Carol Oates, inspiré par la personne et la destinée de Marilyn Monroe. Je précise que, cette romancière écrivant beaucoup, il me reste un grand nombre de romans et de recueils de nouvelles non encore lus.
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Message par Samuel73 »

D'accord, merci. Je vais tester Un livre de martyrs... Manque de chance, j'ai été déçu par Blonde, dont la construction ne m'avait pas convaincu. Un conte gothique de mille pages, c'était un peu long et un peu trop rempli de symboles parfois très lourds à mon goût. Mais la partie sur l'enfance était excellente et tout ce qui concernait Arthur Miller, y compris les citations apocryphes, m'avait beaucoup plu. Quoi qu'il en soit, comme tu le dis l’œuvre de Oates est un univers gigantesque et très varié, dont on n'a pas fini de faire le tour.
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John Holden
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Message par John Holden »

Samuel73 a écrit : 3 avr. 21, 08:14 La part sauvage du monde, penser la Nature dans l’anthropocène de Virginie Maris (Seuil 2020).

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Une approche des questions écologiques actuelles sous l'angle de la philosophie dans ce petit essai très stimulant. L'auteur analyse les discours dominants de notre époque sur la relation entre l’homme et la nature : son but, les déconstruire et en montrer l’inefficacité, voire la dangerosité ; elle ébauche également un paradigme novateur fondé sur le décentrement de l’humain par rapport à la nature, plus modeste et peut-être plus efficace que ceux actuellement actifs.
Aujourd’hui, les principaux discours écologiques insistent sur la nécessité de reconnecter l’homme à une « nature » en péril qu’il lui appartiendrait d’entretenir et de sauver par son action rationnelle. S’ensuivent des stratégies de protection du monde vivant qui conduisent concrètement à son absorption dans la sphère des techniques humaines, que ce soit sous forme de stocks à gérer, de services écosystémiques à développer, de bases de données à surveiller et à arbitrer.
A rebours de cette vision, Virginie Maris insiste sur l’utilité de préserver, voire de renforcer la séparation entre humanité et nature, en définissant cette dernière non plus comme une totalité dont l’homme serait le centre et le responsable, mais comme « la part du monde que nous n’avons pas créée » et qui se développe indépendamment de nous. Cette séparation serait alors le moyen de reconnaître pleinement cette part « sauvage » du monde, qui n’a pas disparu comme le prétendent certains, mais au contraire subsiste et conserve à la fois son altérité et son autonomie. S’ensuivrait une position de repli, de restreinte de la part de l’homme de son propre territoire au profit de celui de cet autrui foncier, qui pourrait aboutir à une coévolution positive.

Un essai agréable et pertinent, peut-être plus convaincant dans sa dimension critique des discours en vogue que dans sa force de proposition, mais qui incite à suivre de près les travaux de son auteur.
poet77 a écrit : 29 mars 21, 10:45 J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques mois, de vanter le talent d’écrivaine de Joyce Carol Oates.
C'est un auteur que j'apprécie également beaucoup, mais je n'ai jamais réussi à trouver un ouvrage d'elle complètement satisfaisant. J'ai dû lire une douzaine de titres et je suis peut-être mal tombé. Si tu devais n'en conseiller qu'un, lequel choisirais-tu? Un livre de martyrs américains que tu mentionnes?
Voilà qui m'intéresse tout particulièrement.
J'irais même jusqu'à partager cette idée de la "séparation" des intérêts immédiats de l'homme et de la nature avec un jusqu'au boutisme encore plus radicale, évoquant certaines perspectives à plus long terme (plusieurs siècles) exposées par Francis Hallé, qui consisterait à définir et sauvegarder des îlots de forêt primitive de toute intervention humaine. Un voeu pieux malheureusement qui sous entend une confiance absolue en l'homme dans sa part la moins digne de confiance, à savoir son désintéressement.
Je vais tâcher de me procurer ce bouquin au plus vite car il n'est pas impossible que je m'égare en ayant mal saisi le propos.
Bienvenue ! :D
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Samuel73
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Message par Samuel73 »

John Holden a écrit : 5 avr. 21, 17:50 évoquant certaines perspectives à plus long terme (plusieurs siècles) exposées par Francis Hallé, qui consisterait à définir et sauvegarder des îlots de forêt primitive de toute intervention humaine.
Pour ce que j'en sais, Virginie Maris est proche de Francis Hallé sur cette position. Elle a cosigné avec lui des appels qui vont dans ce sens (notamment concernant les forêts françaises), ce qui est en parfaite conformité avec le contenu de son essai.
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poet77
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Message par poet77 »

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Né le 3 juin 1936 et décédé le 25 mars de cette année (2021), Larry McMurtry est l’auteur de nombreux romans, d’essais et de scénarios, dont celui du Secret de Brokeback Mountain, coécrit avec Diana Ossana. Plusieurs de ses romans ont d’ailleurs été adaptés au cinéma. Quant à la série de quatre romans ayant pour titre générique Lonesome Dove, elle fut remarquablement filmée sous forme de série télévisée. C’est précisément cette tétralogie qui se clôt, d’un point de vue chronologique, avec Les Rues de Laredo, roman dont l’action se déroule en 1890 (La Marche du Mort, le premier des quatre romans, se situait dans les années 1840 ; Lune Comanche, le deuxième, en 1850 ; et Lonesome Dove, le troisième, en 1870).
Ces Rues de Laredo, volume paru tout récemment aux éditions Gallmeister, est donc, en toute logique, fortement marqué par le temps qui s’est écoulé (cinquante années entre le premier roman et celui-ci). L’un des personnages récurrents de la saga, Woodrow Call, en fait particulièrement les frais : lui, qu’on a connu, dans les récits précédents, jeune et fringant, n’est plus à présent qu’un homme âgé de 70 ans, presque un vieil homme dans les contrées rudes de l’Ouest américain, en tout cas un homme diminué. Ses heures de gloire en tant que Texas Ranger semblent évanouies à jamais. Peut-être pas tout à fait cependant car, sa réputation étant toujours intacte, voilà qu’on fait appel à lui pour une nouvelle mission ! La mission de trop ? C’est ce qui fait l’objet de la suite de cette histoire.
Woodrow Call est donc engagé par le colonel Terry, l’intraitable directeur de la compagnie des chemins de fer, afin de mettre un terme aux agissements d’un jeune bandit mexicain (il a dix-neuf ans) du nom de Joey Garza, dont l’une des occupations principales est de piller les trains. C’est un yankee nommé Brookshire qui est chargé par le colonel Terry non seulement de recruter Call mais de l’accompagner dans son périple. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Call se passerait volontiers de la compagnie d’un homme qui, d’emblée, se ridiculise à ses yeux en devant poursuivre son chapeau, un chapeau qui s’envole invariablement de sa tête au moindre coup de vent.
Au fil des pages, c’est, en fin de compte, un groupe de cinq hommes qui se constitue. Autour de Woodrow Call et de Brookshire, viennent s’ajouter Famous Shoes, un pisteur indien compétent mais farouchement indépendant, le shérif adjoint Ted Plunkert qui laisse derrière lui son inconsolable femme Doobie et un personnage qu’on a déjà grandement apprécié dans les volumes précédents de la saga : Pea Eye, lui aussi marié (et père de cinq enfants), qui, après avoir opposé un refus à Call, est pris de remord et se décide à rejoindre le groupe.
Ce sont donc les aventures de ces hommes que le romancier nous propose, leur quête acharnée d’un jeune bandit qui, pendant une bonne partie du roman, demeure insaisissable, quête qui les conduit à croiser les chemins de nombreux autres individus, parfois hauts en couleurs, comme Roy Bean, juge autoproclamé qui se délecte à condamner à la pendaison le moindre réfractaire, ou encore Ben Lily, le chasseur d’ours, mais aussi un meurtrier redoutable, pire encore que Joey Garza, du nom de Mox Mox, un homme dont le plaisir est de brûler ses proies, quelles qu’elles soient, animales ou humaines.
Avec Larry Mcmurtry, impossible de s’ennuyer un seul instant. Le récit est émaillé de péripéties. Mais l’originalité de ce roman (tout comme de l’ensemble de la série des Lonesome Dove) ne vient pas de là. Après tout, l’intrigue des Rues de Laredo n’a rien d’atypique. Pourtant, quand on lit ce roman, on n’a quasiment jamais le sentiment d’avoir affaire à une histoire ressassée, voire banale. Cela tient, à mon avis, à l’extrême subtilité des personnages. Aucun d’eux (sauf peut-être Mox Mox, et encore) n’est fait d’un seul bloc. Aucun ne peut être défini de manière simpliste. On est surpris, par exemple, lorsque le romancier nous explique que, à tel moment, l’un ou l’autre de ces personnages, sous le coup d’une émotion, se met à pleurer. Et ce n’est pas uniquement le fait de Brookshire, le yankee, ce même Brookshire, qui avait semblé si ridicule à Call au début du roman et qui, au fil des pages, révèle bien d’autres facettes de sa personne. Et il en est de même des autres protagonistes.
Mais je ne peux écrire sur Les Rues de Laredo sans garder le meilleur pour la fin. Je veux parler ici des personnages féminins du roman. En fin de compte, ce sont elles, les femmes, qui donnent à ce roman sa singularité. Si les protagonistes masculins sont décrits avec finesse par l’auteur, combien plus les personnages féminins, moins nombreux mais inoubliables. C’est le cas de Doobie, la femme de Ted Plunkert, qui, laissée seule par ce dernier, connaît une destinée tragique. C’est le cas surtout de Lorena, la femme de Pea Eye, une ancienne prostituée ayant totalement changé de vie pour devenir maîtresse d’école et élever ses cinq enfants, Lorena qui ne peut se résoudre à abandonner son mari parti prêter main forte à Call, Lorena capable de tout pour ramener son mari à la maison. Et que dire de Maria, la mère de Joey, son enfant terrible, son fils qui la déteste sans qu’elle comprenne pourquoi ? Maria, écartelée entre ce fils rebelle et son amour pour ses deux autres enfants, tous deux handicapés : Teresa, la petite aveugle, et Rafael, qui est simple d’esprit. Ces personnages féminins, Larry McMurtry les a imaginés et décrits de façon si belle et si juste qu’on en reste pantois. Ce sont les femmes qui font, pour une bonne part, la grandeur et la force de ce roman. Même les personnages secondaires ne sont pas bâclés. Ainsi les cinq prostituées, ou plutôt les putains, puisque c’est le mot qui est employé, ce mot n’ayant ici pas la moindre connotation péjorative, ces cinq putains donc qui accompagnent l’une des protagonistes décédée au cimetière et qui se mettent à chanter, l’une d’elles se faisant remarquer par l’incroyable beauté de sa voix. Oui, ce sont des pages comme celle-ci qui font le prix de ce formidable roman, un roman qu’on ne pouvait espérer meilleur. Il clôt en beauté, quoique sur un ton désabusé, empreint d’un peu de pessimisme, l’extraordinaire saga de Lonesome Dove. 9/10
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Message par Frances »

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Très beau roman qui mêle habilement l’âpreté de l’existence et les mauvais coups du sort avec le courage, la volonté féroce de son personnage principal, la communion simple et évidente avec la nature environnante. Une nature qui enracine et insuffle une force tellurique malgré un destin qui en terrasserait plus d’un. Se croisent d’étonnants individus croqués à la pointe du couteau sur l’écorce d’un érable, des trajectoires se coupent où s’accompagnent souvent pour le pire. Offutt décrit là, l’existence de gens de peu, vivant de rien, habités par un amour profond qui traversent la vie en serrant les dents, les yeux plongés dans le ciel étoilé.

Un roman sombre, formidable que je vous conseille vivement.
"Il faut vouloir saisir plus qu'on ne peut étreindre." Robert Browning.
" - De mon temps, on pouvait cracher où on voulait. On n'avait pas encore inventé les microbes." Goupi
Mains Rouges.

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Mar 21 : Nanouk l'esquimau
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Boubakar
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Message par Boubakar »

Nestor Almendros a écrit : 10 avr. 21, 11:28
Boubakar a écrit : 10 avr. 21, 11:15 Image
n'hésite pas à venir faire un petit retour sur le contenu, quand tu l'auras lu : si c'est vraiment intéressant ou si c'est du remplissage pour surfer sur le succès de 10% :wink:
Ma petite bafouille sur le livre :
Artmedia est une agence où sont représentés des artistes, acteurs, réalisateurs, scénaristes..., et qui, contre une rétribution de dix pour cent de leurs cachets, se voient proposer des projets de la part de leurs agents, qui prospectent des rôles ou des films.
Coécrit par Dominique Besnéhard et Nedjma Van Egmond, le premier a travaillé durant vingt ans au sein de cette agence, et inspirera de fait ce qui donnera naissance à la série Dix pour cent.

Le livre relate l'histoire de cette agence, créée en 1970 par Gérard Lebovici qui établissait un précédent dans le cinéma français, avec des agents qui représentent sous la coupelle d'une seule entité, des tas de personnalités, et va même pousser certains d'entre eux, en particulier Jean-Paul Belmondo, à être leur propre producteur afin de garantir un plus grand contrôle sur les films. D'ailleurs, il est fait un portrait romanesque de cet homme, dont la disparition en 1984 restera à jamais un grand mystère ; le corps retrouvé dans un parking souterrain de deux balles dans la nuque, une autre douille pour montrer que ce fut une exécution...
Puis, il est également fait le portrait de deux de ses proches collaborateurs, Serge Rousseau et Jean-Louis Livi, ce dernier étant le neveu d'Yves Montand, aux anecdotes parfois amusantes sur Pierre Richard, et qui arrêtera sa carrière d'agent à la fin des années 1980 pour devenir producteur.

Je dis souvent que je n'aurais jamais voulu travailler dans le cinéma, car ça a l'air d'une maison de fous. C'est c'est qui est montré aussi dans ce livre, où d'anciens collaborateurs d'Artmedia sont interrogés, ainsi que le patron actuel Bertrand de Labbey, où ils assurent à la fois la carrière artistique de leurs clients, mais sont là aussi en tant que nounous, où la notion de 35 heures n'existe pas : il faut être sans arrêt aux aguets, être aux petits soins des clients, leur chercher des projets qui leur sont adaptés, négocier le mieux possible les contrats... C'est vivre pour eux et plus pour soi.

Évidement, une partie du livre est consacrée à Dominique Besnehard, qui fut l'agent star de la société durant vingt ans, qui gérait des centaines de personnalités, et qui ne comptait pas son temps pour leur proposer des projets. Notamment 8 femmes pour François Ozon, la découverte de Béatrice Dalle pour 37°2, celle de Xavier Beauvois.... Sans oublier sa carrière d'acteur, où il était clairement en faute (il est interdit de cumuler les métiers d'agent et de producteur), mais passa clairement outre en reversant la totalité de ses cachets à des associations caritatives. C'est d'ailleurs à la suite du film de François Ozon, où il ne récolta que des miettes alors qu'il avait été l'initiateur du projet, qu'il quittera plus tard Artmedia (provoquant indirectement une crise au sein de l'agence car plusieurs des gens qu'il suivait voulaient partir eux aussi) et deviendra lui aussi producteur.

Enfin, même l'évocation de la série Dix pour cent revient de temps en temps, notamment sur le fait que les situations vécues dans la série sont toutes réelles, seul le dernier chapitre lui est vraiment consacré, avec le succès qui en découle. Alors que par exemple, Canal + n'en a pas voulu !

La lecture du livre a été très rapide, signe que ça m'a plu, mais c'est surtout de la cuisine interne, qui peut intéresser justement ceux qui ont connu le métier d'agent via Dix pour cent.
Pour répondre à ce que tu disais ; oui, ça surfe clairement sur le succès de la série, dans le sens où elle revient de temps en temps. Mais c'est aussi un portrait du cinéma français des années 1970, et de la puissance des agents qui pouvaient à eux seuls faire un casting.
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Message par poet77 »

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C’est en 2018 que fut publié cet ouvrage, le dernier qu’il fit sortir de son vivant, Michel Le Bris étant décédé à La Couyère (Ille-et-Villaine) le 30 janvier dernier. Un ouvrage qui semble conçu idéalement pour parachever le parcours d’un homme dont la vie fut dévorée par la littérature. En guise d’introduction, Michel Le Bris raconte d’ailleurs la grosse frayeur qu’il éprouva, à l’hôpital, lorsque, à la suite d’une opération, il crut, avant d’être rassuré par son chirurgien, ne plus être en mesure ni de lire ni d’écrire. C’est à la suite de cette alarme que lui vint, précisément, l’idée de rédiger un ouvrage à la gloire des livres.
Tous ceux qui ont trouvé dans la lecture un bonheur aussi grand, aussi profond et durable que Michel Le Bris seront sans nul doute en parfaite harmonie avec le contenu d’une telle publication ou, en tout cas, avec son intention. En règle générale, et c’est bel et bien le cas pour Michel Le Bris, il faut chercher dans l’enfance le commencement d’une passion dévorante comme celle que l’on peut vouer aux livres. Dans Pour l’amour des livres, les pages qui sont consacrées à cet âge de la vie sont les plus belles. Michel Le Bris se souvient avec émotion du roman dont il fit le choix lorsque, pour le récompenser de son entrée en 6ème, sa mère lui proposa de lui acheter le livre qu’il voulait : ce fut La Guerre du Feu de J.-H. Rosny Aîné. Né dans un milieu très pauvre (sa mère dut travailler dès l’âge de 10 ans !), Michel Le Bris eut la chance d’être guidé, tour à tour, par deux hommes formidablement bienveillants : son instituteur, d’abord, qui le laissait emprunter, à sa guise, ce qu’il voulait dans sa bibliothèque ; puis un homme qui, passant ses vacances avec ses filles dans le coin de Bretagne où habitait le jeune Michel, le repéra et lui donna la possibilité de pouvoir faire des études.
Michel Le Bris put ainsi, dès son plus jeune âge, guidé par une insatiable curiosité, commencer à se repaître de romans et de poésies. Jack London, Joseph Conrad, Herman Melville, Victor Hugo et d’autres écrivains entrèrent d’ores et déjà dans son panthéon, bientôt suivis par celui qui fut, sans nul doute, son auteur de prédilection, Robert-Louis Stevenson, à qui il consacra une bonne partie de ses recherches et de ses travaux. Passionné par les livres et par la littérature, Michel Le Bris sut aussi merveilleusement transmettre ses connaissances, entre autres en fondant et en animant, à Saint-Malo, le festival « Étonnants Voyageurs ». Dans Pour l’amour des livres, il est également longuement question de ceux dont il fut proche ou avec qui il collabora, comme Maurice Clavel.
Homme de convictions, Michel Le Bris eut l’intelligence et le bon goût de ne jamais se laisser séduire par les sirènes du temps. Il se méfiait, par-dessus tout, de toutes les prétentions et de tous les dogmes. Il s’en explique, par exemple, lorsqu’il parle de la poésie, fustigeant, à juste titre, la fatuité des poètes d’avant-garde et de chapelles. Il leur préfère les intuitions de l’enfance : « les enfants le savent, écrit-il, qu’un mystère est en eux, qui éveille le mystère du monde ». Et c’est encore une enfant qui, rapporte-t-il, donne la meilleure expression de ce qu’est un poème : « les poèmes, c’est des choses qu’on peut pas dire autrement. » Cela vaut mieux que toutes les définitions des sages et des savants, n’est-ce pas ? À propos de la littérature d’une manière générale, Michel Le Bris rappelle aussi combien absurdement les prophètes du structuralisme prétendirent, à partir des années 50, imposer comme un diktat leur approche de la chose écrite : « Jamais peut-être on ne parla tant de littérature, mais jamais on ne l’aima si peu » !
Eh bien, s’il y a quelqu’un à qui ce reproche ne pouvait être adressé, c’était Michel Le Bris, lui qui était capable d’apprécier d’un même élan et avec le même enthousiasme le roman populaire et le roman disons plus ambitieux ou, si l’on préfère, la petite et la grande littérature. Mais en vérité, pour lui, et il avait raison, ces catégories ne comptaient pas. Rien n’interdit d’aimer d’une même ardeur les romans de la Série Noire, les polars, la S.F. d’une part, Balzac et Dostoïevski et les grands écrivains d’autre part. Pourquoi rejeter les uns comme prétendument mineurs, au seul profit des autres ? Michel Le Bris s’y est refusé et n’a cessé d’acquérir des livres nouveaux, au point de ne savoir plus où les mettre tant les rayons de sa bibliothèque en étaient surchargés. C’est ainsi quand on aime passionnément les livres et, du même coup, les librairies. Avec Michel Le Bris, c’est sûr, pas question d’accorder quelque crédit que ce soit à ceux qui, régulièrement, prophétise la mort du livre. Tant qu’il y a aura suffisamment de passionnés comme l’auteur de cet admirable Pour l’amour des livres, non, cela ne risque pas d’advenir. 8/10
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