Vos dernières lectures

Pour parler de toute l'actualité des livres, de la musique et de l'art en général.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Chandra Roy, le personnage qui est au cœur de ce roman, l’aînée des enfants d’une famille brahmane aisée de Calcutta, arrive un beau jour à Paris afin d’intégrer une unité d’études et de recherches de l’Institut Henri-Poincaré. Et nous voilà, dès les premières pages, par je ne sais quelle magie, comme fascinés par ce garçon. L’écriture de Célia Houdart, simple et limpide, les courts chapitres qui composent le roman, cela suffit, on ne sait comment, à susciter, de plus en plus intensément, notre intérêt de lecteur. La romancière maîtrise merveilleusement l’art d’avancer par petites touches et, mine de rien, d’enrichir ainsi la palette de ses personnages en leur conférant de nombreux traits qui respectent les facettes de leurs identités respectives.
Car, bien sûr, Chandra est au cœur d’un réseau relationnel qui ne cesse de s’affiner. Deux groupes se distinguent. D’une part, celles et ceux avec qui le jeune chercheur venu de Calcutta fait connaissance à Paris : Françoise Stern, la directrice adjointe de la Recherche à l’Institut Poincaré, Klemens et Ingrid Kowalski, résidents de l’île Saint-Louis qui se chargent de l’hébergement du jeune homme, Mary l’Américaine et Dimitri le Russe, tous deux ses collègues étudiants chercheurs, et enfin Margot, charmante jeune femme rencontrée dans un snack avec qui se noue, petit à petit, une idylle. D’autre part, l’on découvre, à Calcutta, les membres de la famille de Chandra : sa grand-mère Indir, qui prépare soigneusement la dégustation des fruits qui régaleront les siens tout en se résignant à une mort qui lui semble imminente, Sweety et Sharmila, ses sœurs qui se confient volontiers à Chandra par le moyen de Skype, Roshan, sa mère soucieuse de soutenir les femmes de l’Inde qui se battent pour leurs droits, et surtout Manoj, le père qui dirige une usine de traitement des eaux usées.
Cela fait beaucoup de personnages pour un roman qui ne comporte qu’un nombre relativement peu élevé de pages. Pourtant, le livre terminé, l’on n’a nullement le sentiment qu’aucun d’eux ait été bâclé. Au contraire, c’est presque comme si l’on s’était familiarisé avec eux, y compris avec ceux qui vivent à Calcutta. Le roman abonde en petites notes qui suffisent à tenir en haleine ou simplement à intriguer : un dialogue entre Chandra et Margot sur Isabelle Eberhardt (1877-1904), grande et intrépide voyageuse qui s’était convertie à l’Islam, la découverte des modèles géométriques de Gaspard Monge (1746-1818) entreposés à Henri-Poincaré, une visite au Louvre ayant pour but d’y admirer l’effigie du scribe exposée dans les salles égyptiennes (Margot ayant affirmé à Chandra qu’il lui ressemblait), une discussion entre étudiantes sur une catastrophe survenue à Ottawa ou encore la recherche des inscriptions effectuées sur des murs et des monuments de Paris par l’écrivain Nicolas Restif de la Bretonne (1734-1806) qui semble être le premier « tagueur » de la capitale française.
Il en est de même à Calcutta, d’autant plus que Chandra entre souvent en communication avec les membres de sa famille par le moyen de Skype. Chacun, chacune révèle quelque chose de sa vie, de ses préoccupations, de ses interrogations, à l’exemple de Sharmila qui confie à son frère qu’elle est en lien avec un inconnu (tous deux utilisant des pseudonymes) sur internet. Mais c’est surtout au sujet de Manoj, le père, et de son usine de traitement des eaux usées que les choses se complexifient, une étrange menace, venue d’on ne sait où, risquant de provoquer un cataclysme écologique. Mais que peut faire Chandra, lui qui est à Paris, bien séparé, par des kilomètres de distance, de son père confronté à de terribles difficultés ? Quelques-uns des fils de l’histoire se nouent alors de manière on ne peut plus subtile. Car tout est finesse, sans nul doute, même dans un contexte d’inquiétude, de violence faite à notre planète, de crise, de pollution, dans ce roman qu’on peut dire roman d’apprentissage. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

L’un des événements littéraires de l’année 1929, en Allemagne, consista en la parution d’un des premiers romans à caractère autobiographique de l’écrivain Erich Maria Remarque. Le titre de cet ouvrage, bien connu, était la citation ironique d’une des expressions utilisées pendant la Grande Guerre dans les messages officiels de l’armée du Kaiser : À l’Ouest rien de nouveau (en allemand, Im Westen nichts neues). Le livre, résolument pacifiste, connut aussitôt un énorme succès et fut traduit en anglais par All Quiet on the Western Front. Cela donna à un éditeur anglais l’idée de demander à Helen Zenna Smith (de son vrai nom Evadne Price) (1888-1985), déjà auteure de plusieurs livres, de rédiger son propre ouvrage, son propre témoignage, concernant la Guerre de 14-18. Elle s’exécuta et, prenant le contrepied du titre anglais du roman de Remarque, écrivit son Not So Quiet, Pas si calme…
C’est le journal de guerre d’une de ses amies, Winnifred Young, qui servit de référence à Helen Zenna Smith. Elle rédigea son texte d’un trait, à la première personne du singulier, adoptant ainsi, sans ambiguïté, le point de vue de la narratrice, qui porte d’ailleurs son nom ou plutôt son surnom, Smithy. Le résultat fit forte impression, c’est le moins qu’on puisse dire, sans compter qu’il apportait un point de vue original sur la Grande Guerre, celui d’une femme. Son succès, aussi bien du côté des critiques que de celui des lecteurs, fut immédiat, tout en en scandalisant plus d’un, car Helen Zenna Smith ne s’encombre jamais de bienséances. Le livre fut ensuite oublié, avant d’être récemment réédité.
Or la lecture de cet ouvrage n’a rien perdu aujourd’hui ni de sa force ni de sa virulence. Des témoignages sur la guerre de 14-18, il y en a en quantité, et certains, comme les livres de Maurice Genevoix, de Roland Dorgelès ou de Henri Barbusse restent incontournables pour qui veut appréhender tant soit peu l’horreur des tranchées. Avec Pas si calme… néanmoins, même si le récit se situe toujours à l’arrière de la ligne de front, c’est un document tout aussi impressionnant qui nous est proposé.
La plus grande partie du livre relate le quotidien littéralement infernal d’une unité d’ambulancières. Pour les femmes qui ont pris cet engagement et qui sont toutes issues de la bonne société britannique, le choc est d’une incroyable brutalité. L’horreur est telle que beaucoup de ces femmes ne font que passer : dès qu’elles se rendent compte des conditions de vie des ambulancières, elles s’empressent de partir ailleurs. Celles qui restent ne sont pas plus courageuses que les autres, elles savent seulement que, si elles retournent chez elles sans avoir accompli leur devoir jusqu’au bout, il s’ensuivra, pour elles et pour leur famille, un sentiment de honte qui les poursuivra toute leur vie.
Elles restent donc, confrontées à ce qu’il y a de pire au monde : transporter jour et nuit, sans presque jamais s’arrêter, des blessés affreusement mutilés vers des hôpitaux de campagne. Sans arrêt, elles entendent gémissements et cris et voient des jeunes garçons à l’agonie. Nombreux sont ceux qui meurent avant d’arriver à l’hôpital. À cela s’ajoutent le froid, la boue, la nourriture infecte, les insomnies et les travaux divers les plus repoussants, comme de devoir nettoyer l’arrière des véhicules souillé de vomissures, de sang, d’excréments et, de ce fait, dégageant une odeur pestilentielle. Et, comme si cela ne suffisait pas, ces malheureuses ambulancières doivent obéir au doigt et à l’œil à une Capitaine (surnommée La Vache !) qui ne leur laisse pas un instant de répit, leur infligeant volontiers, sous le moindre prétexte, punitions et corvées supplémentaires.
Confrontées à de telles épreuves, ces jeunes femmes ont beau avoir reçu la meilleure éducation, tout le vernis de leur savoir-vivre a tôt fait de disparaître. C’est un des leitmotive du récit que de mettre en évidence l’annihilation progressive mais irréfrénable des convenances. Les horreurs de la guerre mettent tout en lambeaux : toutes les convictions, toutes les valeurs, à commencer par le patriotisme, sont fracassées. Rien ne résiste quand on est en enfer, rien ne sort indemne. Des jeunes femmes à qui on a pourtant inculqué la soumission à un certain nombre de valeurs mettent tout en question : obéissance aux autorités, sens du civisme, respect dû aux parents et même la chasteté que se doivent de préserver les jeunes filles avant le mariage, tout vole en éclats. Quant à la foi en Dieu et à l’éducation chrétienne, elles ne sont pas davantage préservées : « Pas de prières à adresser à Dieu, s’exclame la narratrice, car on a la certitude que Dieu n’existe pas ! » Un peu plus loin, elle traite les curés de blasphémateurs, puisqu’ils « prêchent la lutte armée ».
Helen Zenna Smith n’a pas de mots assez durs pour parler de ceux qui ont envoyé les jeunes gens au casse-pipe et ont obligé les filles à convoyer jour et nuit leurs corps atrocement blessés, mutilés, si ce n’est leurs cadavres. « Nos ennemis ne sont pas les Allemands, ose-t-elle écrire. Ce sont les politiciens que nous payons pour nous éviter la guerre et qui sont trop incompétents pour faire leur boulot convenablement ». Quant aux parents, quant aux mères en particulier qui, au pays, se targuent, dans leurs comités et dans les bureaux de recrutement, de faire leur devoir de citoyennes en envoyant leurs garçons dans les tranchées et leurs filles conduire des ambulances, ils n’ont droit à aucun égard sous la plume d’Helen Zenna Smith : leurs raisonnements sont traités de « balivernes » destinées à convaincre de nouvelles victimes !
La narratrice n’y va pas par quatre chemins quand l’occasion lui est donnée de parler à sa mère : « Je ne veux plus rien avoir à faire avec la guerre. Je hais la guerre. Je condamne le principe du meurtre légalisé ». Smithy est-elle devenue pacifiste, ose-t-elle tenir de tels propos à une mère pour qui, fidèle à sa classe sociale, ce mot est une obscénité ? Elle le peut, elle l’ose, oui, et il y a de quoi. Tout a changé en elle à jamais. La guerre chamboule tout, la guerre ne laisse rien indemne : ni le physique ni le mental. Le livre d’Helen Zenna Smith, c’est plus qu’un témoignage sur des horreurs indescriptibles, c’est le récit d’un anéantissement. 10/10
Avatar de l’utilisateur
karadoc
Independence Day
Messages : 5250
Inscription : 22 juin 06, 19:55
Localisation : Somewhere in Time

Re: Vos dernières lectures

Message par karadoc »

Image

Un samedi matin comme un autre, Thierry entend des bruits de moteur inhabituels tandis qu’il s’apprête à partir à la rivière. La scène qu’il découvre en sortant de chez lui est proprement impensable : des individus casqués, arme au poing, des voitures de police, une ambulance. Tout va très vite, et c’est en état de choc qu’il apprend l’arrestation de ses voisins, les seuls à la ronde. Quand il saisit la monstruosité des faits qui leur sont reprochés, il réalise, abasourdi, à quel point il s’est trompé sur Guy, dont il avait fini par se sentir si proche.

Entre déni, culpabilité, colère et chagrin, commence alors une effarante plongée dans les ténèbres pour cet être taciturne, dont la vie se déroulait jusqu’ici de sa maison à l’usine. Son environnement brutalement dévasté, il prend la mesure de sa solitude.

C’est le début d’une longue et bouleversante quête, véritable objet de ce roman hypnotique. Au terme de ce parcours quasi initiatique, Thierry sera amené à répondre à la question qui le taraude : comment n’a-t-il pas vu que son unique ami était l’incarnation du mal ?

Avec ce magnifique portrait d’homme, Tiffany Tavernier, subtile interprète des âmes tourmentées, interroge de manière puissante l’infinie faculté de l’être humain à renaître à soi et au monde.
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Romancier et nouvelliste extrêmement talentueux, auteur d’une autobiographie lucide de premier plan (Le Monde d’hier) qui ne fut publiée qu’en 1944, après son suicide, Stefan Zweig (1881-1942) écrivit aussi, remarquablement, tout au long de sa carrière, un grand nombre de biographies d’hommes et de femmes célèbres. Or la première d’entre elles, considérée comme un simple coup d’essai, fut longtemps tenue pour négligeable. Fort heureusement, en 2015, un éditeur français, Le Castor Astral, s’avisa de ce manque et décida de la publier. La lire dans sa traduction française s’avère d’autant plus approprié que le livre est consacré à l’un de nos meilleurs poètes, Paul Verlaine (1844-1896).
La publication de ce mince ouvrage paraît aujourd’hui totalement justifiée. Certes, comme l’indique fort justement Olivier Philipponnat dans sa préface, Zweig s’y montre encore trop dépendant de la philosophie déterministe d’Hippolyte Taine (1828-1893), ce qui le conduit, par exemple, à chercher des influences germaniques dans le style de Verlaine, sous prétexte que ce dernier est né à Metz d’un père ayant des ascendances lorraines. On retrouve d’ailleurs une appréciation du même ordre dans les écrits de Zweig sur Rimbaud.
On aurait tort, cependant, de trop se focaliser sur ce genre d’allégations, somme toute secondaires. Zweig n’en demeure pas moins intéressant dans son entreprise de déchiffrer l’homme Verlaine à la lumière de ce qu’on connaît de sa vie et, bien évidemment, de ce qu’on peut extraire de l’abondance de ses écrits. Cette approche, pour ce qui concerne l’auteur des Poèmes saturniens, apparaît d’ailleurs d’autant plus judicieuse que, comme l’indique Zweig, c’est l’ensemble de l’œuvre du poète qui se révèle, d’une certaine manière, autobiographique. Quand Verlaine s’exprime, c’est toujours, mais de manière plus ou moins flagrante, pour parler de lui-même.
Lui demander autre chose serait inutile. Ce n’est pas par égoïsme, ni par suffisance, ni par étroitesse d’esprit, c’est tout simplement parce que Verlaine ne sait pas parler d’autre chose. Cela étant, tout en ne parlant que de lui, il parvient, quand il est au sommet de son art, à dépasser le singulier pour embrasser, sans le chercher, sans le vouloir, sinon l’universel, en tout cas des expériences, des sensations, des sentiments que plus d’un lecteur n’éprouvera nulle peine à reconnaître comme sienne.
On reste néanmoins effaré quand on prend la peine, plutôt que de se contenter des recueils à juste titre les plus renommés, de lire l’œuvre poétique entière de Verlaine (ce que je fis moi-même il y a peu, en 2016). C’est presque ahurissant, en effet, de constater combien les poésies, que ce soit du point de vue purement littéraire ou de celui des thèmes abordés, peuvent être séparées en deux ensembles antinomiques. Autant, dans les premiers recueils (Poèmes saturniens, Fêtes galantes, La Bonne Chanson, Romances sans Paroles et Sagesse) figurent nombre d’œuvres poétiques qui sont parmi les plus belles et les plus touchantes de la littérature française, autant, dans les recueils suivants, sauf quelques exceptions, la plupart des poésies paraissent avoir été écrites par un rimailleur sans talent. Quant aux sujets qu’aborde Verlaine, si, comme je l’ai déjà écrit, ils constituent une sorte d’autobiographie versifiée, on n’en revient pas de remarquer leurs contradictions ou leurs oppositions. Comme l’affirme Stefan Zweig, « il a écrit les plus beaux poèmes religieux du catholicisme, mais aussi des œuvres obscènes et perverses qui constituent un sommet de la littérature pornographique ». Sans même parler des poèmes explicitement religieux, il y a comme un gouffre entre l’auteur de La Bonne Chanson qui, en 1869 et 1870, écrit des vers tout empreints de délicatesse à celle qu’il va bientôt épouser, Mathilde Mauté, et l’auteur des recueils intitulés Femmes et Hombres qui, en 1888 et 1891, se complaît dans des poésies d’arrière-cour toutes dégoulinantes non seulement d’obscénité mais de pornographie.
Comme Baudelaire qui oscille entre l’élévation et le spleen, il y a deux aspirations contraires chez Verlaine : l’une qui lui fait désirer retrouver la grâce de l’enfance, l’autre qui le pousse à se perdre dans l’ivrognerie et la débauche. Or, comme l’explique parfaitement Zweig, contrairement à Rimbaud, Verlaine est un faible qui, sans le secours d’autrui, ne peut résister à ses démons autodestructeurs. Dans sa vie, il y a des ruptures qui le conduisent au pire, en passant parfois, pour peu de temps, par le meilleur. La première se situe à l’âge de la puberté, une autre lorsque, dès l’époque où il écrit Fêtes galantes, il se met à boire, devenant assez rapidement un ivrogne invétéré, une autre, bien sûr, à l’époque où il fréquente Rimbaud : épisode au « début simple », à la « progression grandiose, turbulente » et à la « fin tragi-comique », écrit Zweig.
Alors qu’au départ, il avait tout ce qu’il fallait pour mener une vie tranquille de petit-bourgeois, Verlaine, faible et inconséquent comme il l’était, n’a pas pu ne pas tout détruire. Toute sa vie, il a d’ailleurs gardé comme une nostalgie de l’existence qui aurait pu être la sienne s’il était resté sagement aux côtés de sa mère, de sa femme et de son enfant plutôt que de partir à l’aventure avec Rimbaud, aventure qui, comme on le sait, s’est achevée désastreusement. En même temps, à quelque chose malheur est bon, ce fut au cours de sa peine de deux ans à la prison de Mons, en Belgique, que Verlaine, privé d’alcool, conçut ses poèmes « catholiques » les plus beaux, les plus bouleversants. La sincérité de sa conversion ne fait aucun doute. Il y eut même, dans son parcours, une sorte de nuit mystique à la manière de Pascal. Hélas, sorti de prison, Verlaine se mit en tête de vouloir convertir Rimbaud, ce qui, bien sûr, se solda, sans tarder, par un nouveau désastre.
Cependant, même dans sa déchéance finale, alors qu’il n’y avait plus chez lui une once de poésie digne de ce nom, l’homme, tout pathétique qu’il fut, gardait en lui la nostalgie d’une innocence perdue, piétinée. Si sa vie fut misérable, il n’en éleva pas moins, dans ses meilleurs moments, la poésie jusqu’à des sommets d’incomparable beauté. Il savait, lui, ce que trop de poètes « modernes » omettent et négligent, qu’il y a une parenté étroite et indissociable entre poésie et musique. « De la musique avant toute chose » : ainsi commence l’un de ses poèmes les plus célèbres, son Art poétique. Tout le meilleur de l’œuvre poétique de Verlaine est superbement musical et, même s’il se complut à écrire beaucoup de vers indignes de son art, il sut, tout autant que Baudelaire et Rimbaud, faire chanter la langue française. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Le socle sur lequel s’inscrit l’histoire ici contée, c’est celui de la conquête et de l’installation de plusieurs peuples sur des territoires nouveaux. En l’occurrence, il y est question de trois peuples qui, tour à tour, sur des durées très longues, prirent possession d’une portion d’un même continent. L’un d’eux est censé être le peuple primitif, le premier arrivé sur les terres en question, ce que contredisent néanmoins quelques indices indiquant qu’une autre peuplade était peut-être déjà présente auparavant. Le deuxième, surgissant bien plus tard, fit alliance avec le premier, chacun se contentant sagement de sa portion de terre. Mais il n’en fut pas de même avec le troisième qui, débarqué bien années plus tard, se comporta en maître et se servit des premiers, de ceux dont il put s’emparer en tout cas, comme esclaves.
Mais de quoi s’agit-il donc au juste ? De la conquête des Amériques ? Pas du tout, puisque l’on a affaire à un roman de science-fiction dont l’action se déroule très loin de nous, que ce soit dans l’espace comme dans le temps. L’auteur a imaginé une pluralité de mondes répartis sur plusieurs galaxies. Tous ces mondes (on en dénombre pas moins de 50 000), en guerre contre des ennemis, éteigneurs de soleils, appelés Misliks, sont régis par le Grand Conseil de la Ligue, soucieux, en tout premier lieu, d’éviter toute forme de conflit à l’intérieur même de la fédération. Pour ce faire, doit être appliquée dans toute sa rigueur une loi d’Acier stipulant que ne doit subsister qu’une seule humanité ou qu’un seul peuple par planète.
Or, sur l’une d’elles, la planète Nérat, qui ne fait pas encore partie de la fédération, l’on découvre que coexistent, non sans difficultés, non sans heurts, trois groupes humains. Ce sont les trois peuples que j’énumérais plus haut : les Brinns au sang vert qui se targuent d’être les premiers habitants de cette planète ; les Vasks qui, parvenus sur Nérat, renvoyèrent dans l’espace leurs vaisseaux spatiaux car ils avaient pour ambition de bâtir une civilisation entièrement nouvelle qui préserverait à jamais leur dignité ; et, enfin, les Bérandiens qui, eux, se comportèrent d’emblée en conquérants n’hésitant pas à se servir des Brinns comme esclaves.
Même si Nérat ne fait pas encore partie de la fédération gouvernée par le Grand Conseil de la Ligue, celui-ci a décrété que la loi d’Acier devait y être appliquée comme partout ailleurs. Autrement dit, un seul des trois peuples sera autorisé à rester sur Nérat. Les deux autres seront déportés avec mission de coloniser chacun la planète qui lui sera attribuée. Pour remplir à bien ce projet, un vaisseau est envoyé, ayant à son bord Akki et Hassil, deux êtres aguerris appartenant à deux humanités différentes. Comme on peut le supposer, ce ne sera pas de tout repos, d’autant plus que, chez les Bérandiens, a lieu un coup d’état fomenté par un certain Nétal, obligeant quelques-uns des habitants à prendre la fuite. Parmi eux, il faut compter avec Anne, Boucherand et Clotil, désireux de rompre avec le comportement autocratique de leur peuple et de le conduire sur des chemins de justice et de paix. Mais il faudra bien, auparavant, avec l’aide, espèrent-ils, des autres peuples et des deux envoyés du Grand Conseil, en passer par la guerre afin de vaincre Nétal et son armée.
Tout est en place maintenant pour un festival d’aventures trépidantes, de découvertes étonnantes, de frayeurs (lorsqu’il s’agit, par exemple, de vaincre un animal d’allure préhistorique hantant la Forêt Impitoyable) et aussi, bien sûr, d’un peu de romance (car Akki est loin d’être insensible au charme de la ravissante Anne). Pour mener à bien ce récit, il faut dire que l’auteur, Francis Carsac, s’y prend de manière remarquable, laissant libre cours à son imagination tout en préservant autant de vraisemblance que possible. Si l’histoire qu’il nous conte a des allures fantasques, elle n’est cependant jamais dénuée de fondements rationnels. D’une certaine façon, tout en nous racontant une fable futuriste se déroulant sur une planète de la Grande Nuée de Magellan, c’est bien de nous, de notre humanité, de nos grandeurs et petitesses et de nos dilemmes très terrestres dont il est question. Les conquêtes et les colonisations, les pouvoirs tyranniques, l’esclavagisme, mais aussi les alliances et le désir de paix, tout comme l’obligation de devoir opter pour le devoir plutôt que pour les sentiments, mais aussi les questions de justice (faut-il faire retomber la faute des pères sur leurs enfants ?) : tous ces thèmes, qui nourrissent le récit de Francis Carsac, nous n’avons pas de peine à les assimiler. Ils sont nôtres, ils sont humains. Comme l’écrit Carsac lui-même au début du roman, c’est « la vieille histoire des conquérants et des conquis. Les différences engendrent la méfiance, la méfiance engendre la peur, et la peur la haine. Le conquis craint et hait le conquérant, matériellement supérieur. Le conquérant déteste, méprise et craint le conquis, plus nombreux. »
Francis Carsac, de son vrai nom François Bordes, né en 1919 à Rives (Lot-et-Garonne) et mort en 1981 à Tucson (Arizona) fut un préhistorien qui fit considérablement avancer la recherche sur le paléolithique. Il est évident que quand cet homme se mit également à écrire des romans et des nouvelles de science-fiction, il ne le fit pas de manière irraisonnée, bien au contraire. Fort heureusement, ses livres, qui, depuis longtemps, n’étaient plus accessibles que chez les libraires spécialisés dans le livre d’occasion, sont en cours de parution aux éditions L’Arbre Vengeur. Si j’en juge d’après la qualité de ce roman-ci (Ce monde est nôtre), il ne faut pas hésiter à se les procurer et à les lire. Pas de risque d’être déçu. 8/10
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Qui a eu l’idée de faire mettre des pianos dans les lieux publics, gares, aéroports ou même centres commerciaux, par exemple ? C’est une initiative qui mérite d’être saluée quelle qu’en soit l’auteur, une initiative qui a inspiré, qui plus est, à Jean-Baptiste Andrea, les premières pages de son nouveau roman. Nous y découvrons donc un homme de 69 ans, prénommé Joseph, mais qu’on désigne habituellement par Joe, qui, allant d’un lieu à un autre, d’une gare à un aéroport, passe le plus clair de son temps à jouer du Beethoven (et uniquement du Beethoven). Or, ce pianiste-là ne passe pas inaperçu, plus d’un voyageur s’approche et interroge : « Qu’est-ce qu’un homme comme vous fait là ? ». Car Joe ne joue pas en amateur, on est surpris, on entend un virtuose du piano qui devrait avoir sa place dans les salles de concert plutôt que dans les halls de gares. Mais que fait-il là, en effet ? Dès le début du roman, l’auteur nous donne un indice : l’homme en question attend, depuis 50 ans, une femme et il espère qu’un jour elle passera par la gare ou l’aéroport, l’entendra, et qu’ainsi il la retrouvera.
L’explication de ce mystère, l’éclaircissement de l’énigme, c’est ce que l’auteur entreprend de raconter dans la suite du roman. Pour ce faire, il faut revenir, en effet, cinquante ans en arrière, à l’époque où Joe est un adolescent d’une quinzaine d’années. D’abord, parce que c’est au cours de sa prime adolescence que, sous l’égide de Rothenberg, professeur peu commode qui n’enseigne que Beethoven, il s’initie au piano. Ensuite, parce que, c’est à cet âge-là qu’il perd accidentellement ses parents ainsi que sa sœur, qu’il devient donc orphelin (un genre de maladie, dit-il, comme si l’on était lépreux ou pestiféré) et est admis aux Confins, orphelinat d’allure sinistre sis au fond d’une vallée des Pyrénées, contre une paroi de 100 mètres. Comme un cul-de-sac, comme un pénitencier où l’on doit purger une peine pour avoir eu le malheur de perdre ses parents.
La vie à l’orphelinat, telle que la découvre Joe aussitôt, a bien des allures de châtiment, comme si la mort des siens constituait une sorte de péché ne pouvant être expié que par des années d’austérité et, même, de souffrance. S’il n’y avait que les horaires stricts, les corvées et la nourriture infecte, ce serait déjà à peine supportable. Mais le pire advient par la volonté du maître des lieux et de son exécuteur des basses besognes, si l’on peut dire : l’abbé Sénac, directeur de l’établissement et Grenouille, de son surnom, le surveillant général. Le premier, qui se charge, qui plus est, de presque tous les cours, est une sorte d’ascète faisant régner une discipline de fer tandis que le second se complaît non seulement à faire appliquer chacune des mesures restrictives ou disciplinaires édictées par son maître mais trouve un malin plaisir de sadique à infliger les pires sévices aux quarante pensionnaires, pour un oui ou pour un non. Quant aux autres personnes qui interviennent à l’orphelinat, peu nombreuses, elles semblent n’avoir pas plus de présence que des ombres (hormis Rachid, le professeur d’éducation physique).
Or, malgré ce lot de contraintes, un certain nombre de pensionnaires réussissent à se préserver un espace de liberté, certains soirs, en se glissant hors du dortoir pour se réunir en un lieu découvert où ils se plaisent à écouter une animatrice sur une radio bricolée par l’un d’eux. Ils forment un groupe secret ayant pour nom « La Vigie ». Joe parvient à s’y faire admettre avec Momo, un garçon muet et épileptique qu’il a pris sous sa protection. De plus, bravant l’interdiction émise par Sénac de jouer du piano, Joe, par un concours de circonstances, réussit à se faire engager par un bienfaiteur de l’orphelinat afin qu’il donne des cours à sa fille Rose. À vrai dire, au départ, ce n’est de gaieté de cœur ni pour lui ni pour l’adolescente, car tous deux croient se haïr. Je dis qu’ils le croient car, on l’aura compris, il s’agit d’un genre de haine qui n’a pas besoin de grand-chose pour se changer en amour.
En bon conteur qu’il est, Jean-Baptiste Andrea sait tenir en haleine son lecteur au moyen d’un nombre important de péripéties. Celles-ci permettent en outre d’affiner les descriptions des personnages, de faire entrevoir leur passé, et ainsi de préserver leur complexité. Même les pires d’entre eux, l’abbé Sénac et Grenouille, s’il n’est pas question d’excuser, à proprement parler, leur dureté de cœur, voire leur férocité, ont droit, en quelque sorte, à des circonstances atténuantes. Il en de même pour l’un des membres de la société secrète « La Vigie », membre qui, s’il en vient à se comporter en traître, ne le fait que parce qu’il a honte d’être ce qu’il est. Si le titre du roman semble vouloir distinguer deux catégories de personnes (les diables et les saints), le récit, lui, reste plus nuancé. Il y a du bien et du mal en chacun, mais pas dans des proportions identiques.
Il faut du talent pour parfaire un roman comme celui-ci et, heureusement, Jean-Baptiste Andrea en est doté. Il parvient ainsi à donner cohésion à un curieux mélange des genres car on a le sentiment, en le lisant, d’avoir affaire, tour à tour, à une imitation de Charles Dickens (pour les pages décrivant des faits sordides et d’épouvantables cruautés), à une variation sur Les Disparus de Saint-Agil de Pierre Véry (pour les pages ayant trait à la société secrète) et, enfin, à une transposition de quelque roman sur un amour d’adolescence. On est souvent au bord de l’excès, sinon de l’invraisemblance (un homme de 69 ans espérant encore la réapparition de celle dont il fut amoureux quand il avait quinze ans !), mais, par je ne sais quelle magie d’écriture, non seulement on croit à cette histoire, mais on vibre avec le narrateur. Si ce n’est pas du talent, ça ! 7,5/10
Avatar de l’utilisateur
hellrick
David O. Selznick
Messages : 13823
Inscription : 14 mai 08, 16:24
Liste DVD
Localisation : Sweet Transylvania, Galaxie Transexuelle
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par hellrick »

DRAGON DECHU

Image

Auteur britannique, Peter F. Hamilton a renouvelé le space opéra depuis une vingtaine d’années. Il s’est aussi fait une spécialités des pavés, voire des bloc de béton pourrait on dire car ses romans s’étendent souvent sur plusieurs tomes de centaines de pages. DRAGON DECHU constitue pratiquement une exception : un livre unique et un format relativement court…ce qui, pour l’auteur, veut dire 960 pages en poche ! Bref, nous sommes loin du space opéra d’antan, de ces bouquins de pur divertissement confectionnés par son presque homonyme Edmund Hamilton et ses successeurs. Pour le meilleur et pour le pire car, avouons-le, l’ennui pointe parfois le bout de son nez et ce DRAGON DECHU risque de tomber des mains des moins motivés. Lorsque Peter F. Hamilton se lance dans une intrigue celle-ci est complexe, avec plusieurs personnages importants même si, comme ses glorieux ancêtres et inspirateurs, le point de départ reste le souhait d’aller explorer l’espace. La frontière de l’infini, là où la main de l’homme n’a jamais mis le pied pourrait on dire.

Bref, Lawrence Newton a tout pour vivre heureux en 2335 : il connait l’amour et le voilà destiné à exercer de hautes fonctions sur une petite planète tranquille en voie de terraformation. Que rêver de mieux ? Et bien Lawrence, lui, rêve de nouveaux mondes, de perspectives inédites et, pour cela, il est prêt à s’engager dans une force armée au service des Grandes Compagnies et d’abandonner sa Roselyn. Sauf que, 20 ans plus tard, les grandes espérances ont tournés courts. Lawrence est affecté sur une planète afin d’effectuer un « retour sur investissement », autrement dit il va protéger, avec ses hommes, le pillage en règle de cette colonie de Thallspring. Pour mâter les résistants, la Compagnie n’hésite pas : on choisit des habitants au hasard et on leur colle un collier explosif activable à tout moment. Pour tout acte de sabotage envers la compagnie quelques dizaines d’innocents verront leur tête exploser. Simple et, généralement, très efficace. Sauf que, sur Thallspring, les natifs n’ont pas l’intention de se laisser dominer. Par la suite, Lawrence va découvrir un « dragon », à savoir une entité extraterrestre à l’importance capitale. Voilà, en gros, ce que nous annonce la quatrième de couverture. Le lecteur naïf peut penser que tout cela intervient dans les premières dizaines de pages…que nenni ! Lorsque Lawrence chasse le « dragon » nous en sommes déjà à près de 700 pages !

Car Hamilton suit en parallèle la jeunesse de Lawrence sur la planète Amethi et son histoire d’amour avec Roselyn (sans doute les meilleurs passages du roman avec le procès d’un militaire tombé dans une machination visant à l’accuser d’un viol), la vie de Lawrence une fois adulte au service des Grandes Compagnie, l’existence d’un groupe de résistants sur Thallspring menés par une certaine Denise, le point de vue de Simon Roderick sur la campagne de Thallspring et, enfin, le récit fictif des aventures du Prince Mozarl et de l’Empire de l’Anneau, conté par Denise à ses élèves.

Ambitieux, DRAGON DECHU l’est certainement mais, parfois, la surabondance de lignes narratives rend l’ensemble indigeste. Pour beaucoup de lecteurs « plus c’est long plus c’est bon » et le roman reçut donc des critiques élogieuses. On peut cependant penser que tout cela aurait mérité un travail d’élagage et que bien des sous-intrigues aurait pu se voir réduite afin de resserrer l’intrigue principale dont on finit par perdre un peu le fil. Bref, pas inintéressant mais pas non plus passionnant…

http://hellrick.over-blog.com/2021/01/d ... ilton.html
Critiques ciné bis http://bis.cinemaland.net et asiatiques http://asia.cinemaland.net

Image
Avatar de l’utilisateur
hellrick
David O. Selznick
Messages : 13823
Inscription : 14 mai 08, 16:24
Liste DVD
Localisation : Sweet Transylvania, Galaxie Transexuelle
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par hellrick »

L’ORDRE DES RODEURS

Image

Premier tome d’une longue saga de Fantasy destinée à tous les publics (mais estampillée « jeunesse »), voici un œuvre certes très classique mais fort bien menée et plaisante. Nous sommes donc devant le traditionnel roman d’apprentissage, passage obligé d’une saga de Fantasy qui se respecte, et nous suivons les aventures de Will, lequel rêve de devenir chevalier.
Né en Australie en 1944, John Flanagan se lance dans l’écriture de la saga d’Aluren à la fin des années ’90. Il envisage alors un recueil de nouvelles pour encourager son fils à lire. Dix ans plus tard, l’auteur reprend la vingtaine de récits écrits et les transforme en un roman d’environ 300 pages, premier tome d’une vaste saga qui s’étend à présent sur onze tomes, sans compter six volumes spin-off et encore huit autres situés dans le même univers. L’histoire générale se veut dans la droite ligne de la Fantasy « à la Tolkien » : Morgarath, le seigneur des ténèbres, prépare depuis 15 ans sa revanche sur le royaume d’Aluren. Un jeune adolescent, Will, attend de son côté d’être choisi pour rejoindre un corps de métier et, bien sûr, il se rêve chevalier au service du roi. Pourtant un autre destin l’attend : Will intègre les Rodeurs, un corps d’espion d’élite.
Traditionnel, voire archétypal, L’ORDRE DES RODEURS puise largement dans les classiques de la Fantasy, LE SEIGNEUR DES ANNEAUX et HARRY POTTER en tête. Un jeune orphelin « sans histoire » mais doué, des comparses bienveillants, un maitre taciturne, des démêlées entre différents personnages avec histoire de filiation, d’amour ou d’amitié pour épaissir l’intrigue,…Du classique, tout comme le retour d’un Grand Méchant en guise de moteur à l’action. Mais l’ensemble fonctionne en dépit d’un manque d’originalité certain, y compris dans la description du sacro-saint monde médiéval à peine décalqué de l’Europe moyenâgeuse.
Le cœur de cible de l’auteur étant les adolescents, il prend soin de maintenir un rythme alerte, de donner quelques faiblesses à ses protagonistes, facilitant ainsi l’identification du lecteur, et de ponctuer son récit de touches d’humour bienvenues. Les chapitres s’enchainent pour maintenir en haleine et les nombreux dialogues sonnent vrais, augmentant encore le côté très vivant et enlevé de ce premier tome. Le style, fluide, simple sans être simpliste, rend le tout agréable.
Le résultat donne un bouquin plaisant et maitrisé, pas franchement novateur ni réellement transcendant mais qui remplit parfaitement son but : donner aux ados l’envie de poursuivre l’aventure et les divertir sans les ennuyer. On poursuivra probablement la lecture pour approfondir l’univers et retrouver ces attachants personnages sans nécessairement aller au terme du voyage (et des 10 tomes qui suivent) mais en étant satisfaits de ce petit bout de route à Aluren.





http://hellrick.over-blog.com/2021/01/l ... nagan.html
Critiques ciné bis http://bis.cinemaland.net et asiatiques http://asia.cinemaland.net

Image
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Observons quelques-uns des portraits photographiques de Jean Giono (on peut en trouver facilement sur le net). Presque toujours, l’homme semble nous fixer avec un sourire au coin des lèvres. « …il nous regarde comme s’il se payait notre tête, écrit Emmanuelle Lambert. Si on l’observe attentivement, on lui trouvera un air à la fois bonhomme et détaché, un air narquois. » « On ne le dit pas, ajoute l’écrivaine, mais on dirait bien qu’il se fout de nous. » Pas question pour Emmanuelle Lambert, on le comprend dès les premières pages de son livre, de se contenter de quelque cliché que ce soit sur le romancier de Manosque. Réduire Giono à quelques idées toutes faites (l’écrivain « solaire », l’amoureux de la nature, le « sorcier de la langue »), c’est peut-être passer à côté de l’essentiel. On ne cerne pas Giono facilement et, si l’on a la prétention de le faire, on est sûr de se fourvoyer, tant reste impénétrable tout un pan de mystère chez cet homme.
Le mieux, quand on veut écrire sur Giono, c’est de ne pas viser une impossible objectivité (il devrait d’ailleurs en être de même pour tout essai biographique ou analytique sur qui que ce soit). Beaucoup de celles et ceux qui se prêtent à cet exercice l’ont compris, de nos jours. Emmanuelle Lambert (à l’exemple de ce que fait un Emmanuel Carrère) n’hésite donc pas à passer de la troisième à la première personne, du « il » au « je », dans son évocation de Giono. Ce que l’écrivaine propose, c’est son regard sur cet écrivain qu’elle fréquente et qu’elle aime, que, manifestement, elle a lu et relu, dont elle sait remarquablement analyser l’œuvre et dont elle parvient tout aussi admirablement à préserver l’énigme.
Il ne s’agit pas de raconter Giono en long et en large, encore moins en prétendant à une illusoire exhaustivité, il s’agit de cheminer avec lui, d’en faire une sorte de compagnon de route, même si ce n’est que par le truchement des livres. Emmanuelle Lambert l’a compris, il y a, comme chez tous les écrivains de cette génération, une rupture brutale, traumatique et fondatrice à la fois, pour qui est revenu de l’enfer. Jean Giono, né en 1895 (et mort en 1970), part à la guerre alors qu’il n’a que dix-neuf ans. Il y perd son ami le plus proche et en revient marqué à jamais. «… petit soldat anonyme, écrit Emmanuelle Lambert, on l’a expulsé de sa vie, pétri avec les autres et roulé dans la chair à canon. On l’a pris, on l’a jeté à terre, on l’a précipité dans la confusion, les piétinements, la folie, la boue, les hurlements, le métal. Et, pour finir, on a tué son meilleur ami. »
Contrairement à d’autres écrivains, revenus vivants de la grande boucherie de 14-18 et qui en relatèrent leur expérience sans tarder, il faut beaucoup de temps à Giono pour écrire quoi que ce soit sur cette guerre. Rares sont les textes qu’il y consacre : une nouvelle (Ivan Ivanovitch Kossiakoff) en 1925 et, surtout, Le Grand Troupeau en 1929. Néanmoins, on peut dire, sans risque de faire erreur, qu’implicitement, la guerre est présente partout chez Giono, dans son œuvre, dans ses prises de position, dans ses comportements, dans le regard qu’il porte sur les humains.
Quand, précisément, Giono commence à pressentir le spectre d’une nouvelle guerre, quand, déjà, dès 1929, il en voit poindre la menace, c’est alors qu’il se met à rédiger des professions de foi pacifistes. Non pas qu’il veuille se placer « au-dessus de la mêlée », au contraire, mais parce qu’il veut s’impliquer pour tenter de l’arrêter : « partout, il hurle l’horreur absurde de la tranchée, son dégoût du patriotisme. Il dit une chose simple : il a peur. »
Et, quand la guerre est là, tout au long de la deuxième guerre mondiale et, singulièrement, pendant l’Occupation, Giono, semblable à beaucoup d’autres Français, reste dans le flou. Nous qui aimons tant mettre des étiquettes aux autres, nous voilà embarrassés, car Giono, comme tant d’autres, n’a pas sa place dans une catégorie : il n’est ni résistant ni collabo. Excepté dans son Journal où il semble se soucier fort peu de leur sort, il ne tient aucun propos malveillant sur les Juifs. Cela étant, si, d’un côté, il participe à un journal collaborationniste, de l’autre il cache des Juifs et a quelques amis dans le maquis.
Giono n’a rien d’un homme exemplaire. Mais est-ce ce qu’on demande aux écrivains ? Emmanuelle Lambert n’écrit pas sur l’auteur du Hussard sur le Toit comme le ferait une admiratrice énamourée, même si elle est, c’est le moins, enthousiaste dès qu’il s’agit d’en commenter les œuvres. Et puis, elle met en évidence des thèmes, un regard, un pessimisme foncier dont on peut supposer que l’origine remonte à l’expérience traumatique de la Grande Guerre. Ainsi en est-il lorsque Giono raconte le rapport de l’homme à la nature, lorsqu’il entrevoit les catastrophes à venir et le devenir de l’humanité. On a voulu faire de lui un « professeur d’espérance (…) prônant un modèle rural et autosuffisant économiquement ». Certes ce n’est pas entièrement faux mais, au fond, comme le perçoit Emmanuelle Lambert, « son imaginaire et son flair sont catastrophistes ». Bien avant le pape François et son encyclique Laudato Si, Giono, dès les années 1930, perçoit que « tout est lié ». Dans des contes écrits à cette époque-là, « les êtres humains (…) sont présentés comme la plus grande menace jamais portée par la terre pour les autres êtres vivants. » Mais, pour Giono, il n’y a pas d’échappatoire : « ses visions de fin du monde (…) valent encore aujourd’hui, où nous regardons disparaître insectes, lombrics, oiseaux sans réagir, comme anesthésiés, ou trop gorgés de profit pour prendre la mesure de ce que nous faisons. Sans accepter humblement que, par avidité, nous tuons des choses plus grandes que nous. L’Apocalypse de Giono l’avait prédit : nous serons engloutis parce que nous refusons de comprendre une chose pourtant simple : (…) nous n’avons pas plus de droit que la bête. » 8/10
Avatar de l’utilisateur
hellrick
David O. Selznick
Messages : 13823
Inscription : 14 mai 08, 16:24
Liste DVD
Localisation : Sweet Transylvania, Galaxie Transexuelle
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par hellrick »

ECHOS DANS LE TEMPS - PIERRE BORDAGE
Image
Né en 1955, Pierre Bordage est sans doute aujourd’hui l’un des auteurs phares de la SF française, tant par sa productivité (une bonne quarantaine de bouquins), que par ses ventes importantes et son bon accueil critique dans une nation qui n’a pas souvent été tendre avec les littératures de l’imaginaire. Depuis LE GUERRIERS DU SILENCE, Bordage s’est imposé comme le point lourd de la science-fiction, souvent teintée d’un certain mysticisme ou de « philosophie » (au sens large).
Publié en 2017, ECHOS DANS LE TEMPS est un roman court (192 pages), dans lequel un traqueur venu du futur, Kurt, se lance sur la piste de trois criminels temporels en compagnie de Jeanne, jeune femme atteinte d’une maladie incurable.
Bordage est coutumier des pavés. Ici, il se restreint, condense son histoire qui rappelle, comme toutes les chroniques l’ont signalé, « Terminator ». Tout en rappelant que le thème est bien plus ancien que le classique de James Cameron, de LA PATROUILLE DU TEMPS de Poul Anderson à la GUERRE MODIFICATRICE de Fritz Leiber. Ici, l’aventure domine, le roman ne cherche pas à questionner le lecteur ni à le faire réfléchir plus que de raison (il n’est pas stupide pour autant et les interrogations habituelles de l’auteur sur l’avenir de l’Humanité restent présentes, simplement elles se trouvent ici reléguées à l’arrière-plan). Toutefois, l’action n’est pas le seul crédo de l’auteur puisqu’il propose des moments intimistes intéressants, que ce soit grâce à la personnalité de son héroïne agonisante ou par les relations épistolaires des « méchant ».
Alors que bien des romans sont beaucoup trop longs pour le peu qu’ils ont a raconter, ECHOS DANS LE TEMPS aurait sans doute gagner à se voir allonger (raisonnablement) d’une petite centaine de pages afin de permettre au lecteur de découvrir davantage le futur à peine esquissé. Les liens avec la trinité Hindoue sont, eux aussi, évasifs et Bordage aurait pu étoffer l’intrigue sans ennuyer son public. Le bouquin parait donc un peu coincé entre deux formats et bien que de nombreuses novellas de qualité aient été proposées en science-fiction ces dernières années, l’ampleur potentiel de ce récit temporel aurait sans doute mérité quelques développements supplémentaires. Néanmoins, il s’agit d’un divertissement bien ficelé, convaincant et rythmé qui retrouve un peu des qualités dispensées par les meilleurs titres de la vénérable collection « Anticipation » : une bonne idée de base et un réel plaisir qui ne s’encombre pas du superflu pour offrir 2 ou 3 heures de délassement.




http://hellrick.over-blog.com/2021/01/e ... dage.html
Critiques ciné bis http://bis.cinemaland.net et asiatiques http://asia.cinemaland.net

Image
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Publié initialement en 1980, ce roman de science-fiction à caractère dystopique a été réédité en janvier dernier par les éditions Gallmeister. Un de ses thèmes principaux n’est pas sans rappeler celui que traita Ray Bradbury (1920-2012) dans son fameux Fahrenheit 451 (1953) qui fut adapté au cinéma par François Truffaut en 1966. Walter Tevis (1928-1984), en effet, tout comme son aîné, imagine une société futuriste qui interdit les livres. Cela étant, L’Oiseau moqueur ne peut être considéré comme un sous-produit du premier, la question de la lecture et des livres y occupant certes une place importante, mais dans un cadre et une logique propres auxquels l’auteur a conféré une indéniable originalité ainsi qu’une parfaite cohérence.
L’une des grandes singularités du roman, c’est le rôle accordé aux robots et, en particulier, à l’un d’eux nommé Robert Spofforth. Oui, un nom d’humain pour un robot, d’autant plus qu’on a affaire à un spécimen de classe 9, autrement dit l’élite de ces créatures. L’action du roman se situe aux États-Unis, à New-York et autres lieux, en l’année 2467. Or les robots, nous fait comprendre le récit, ont été construits bien longtemps auparavant et leurs concepteurs les ont perfectionnés de plus en plus, jusqu’à ce niveau de classe 9, un niveau où les robots ont été conçus, voulus, à l’image de l’homme. En somme, l’homme s’est mis à la place de Dieu, créant des créatures à son image à lui.
Or, à partir de ce moment-là, tout s’est déréglé, le monde s’est engouffré dans une logique folle et suicidaire. On a certes cessé de construire des robots, mais le mal était fait. Et, dans le monde tel que l’a imaginé Walter Tevis, les robots ont pris toute la place. Ils gouvernent tout, font tout, contrôlent tout. Mais ils sont à la fois forts et faibles. Ils peuvent s’en prendre à un humain insubordonné, voire l’arrêter, mais sont limités par leur propre programmation. Il leur arrive aussi de tomber en panne, tout en étant capable de s’autoréparer. Pour un robot de classe 9 comme Spofforth, la crème des robots, les concepteurs sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient en intégrant dans son système le schéma de connaissances d’un cerveau humain. Spofforth semble même avoir des sentiments, mais il peut aussi ressentir une fatigue telle qu’il voudrait en finir et se suicider. Comment faire cependant quand on a été programmé pour vivre sa vie de robot sans jamais en finir ?
C’est en lien avec Spofforth que se situent les deux autres personnages principaux du roman : Paul Bentley et Mary Lou. Tous deux, précisément, empruntent des chemins qui les marginalisent par rapport aux normes que les robots sont chargés de faire appliquer. D’une part, parce que, dans un monde où les livres sont interdits et où, de ce fait, on n’apprend même plus à lire, Paul et, à sa suite, Mary Lou découvrent, par leurs propres moyens, en autodidactes pourrait-on dire, le bonheur d’apprendre à lire afin d’être lecteur et lectrice. Des livres, en effet, ils réussissent à en trouver dans des lieux où ils sont cachés. Non seulement des livres d’ailleurs, mais aussi des films muets des débuts du cinéma, films qui, pour être compris, obligent à savoir lire les intertitres. C’est un monde disparu, c’est une somme immense de connaissances, qui datent d’avant ce que, dans le monde géré par les robots, l’on appelle « la mort de la curiosité intellectuelle », que, médusés, découvrent les deux humains. Ils le font à leurs risques et périls car les robots veillent et, bientôt, les font arrêter, juger (ce qui donne lieu à des pages à la fois effrayantes et cocasses, effrayantes du fait des moyens dont on se sert, cocasses parce qu’il faut, au préalable, par exemple, nettoyer un juge plein de poussière) et condamner. C’est surtout Paul qui paye les pots cassés, au point qu’il écope de six ans de prison, dont deux de travaux forcés. Mais, bien décidé à ne pas demeurer prisonnier sur une aussi longue durée, Paul réussit à s’évader, ce qui donne lieu à des pages parmi les plus captivantes du roman. Il s’agit, en effet, pour le fugitif, de survivre dans un environnement hostile quasiment vide d’humains, si ce n’est une étrange communauté d’hommes et de femmes qui se déclarent « chrétiens », ce qui donne l’occasion à Paul de faire valoir, à la surprise générale, ses capacités de lecteur. Il faut noter, à ce propos, que, parmi les livres trouvés par ce dernier, figure une Bible, qu’il essaie de décrypter et de comprendre, lui à qui l’on n’avait jamais enseigné qu’il pouvait y avoir un Dieu.
Quant à Mary Lou, restée seule avec Spofforth, qu’elle appelle volontiers Bob, il se passe en elle, dans ses entrailles, quelque chose de totalement inattendu : elle est enceinte ! Pour en mesurer la surprise, il faut savoir que, dans le monde tel que l’a imaginé le romancier, non seulement la population terrestre a considérablement chuté, mais, de plus, il n’y a plus de naissance depuis une trentaine d’années. Les humains sont désormais stériles, pour une raison qui trouve son explication au cours du récit. Tous, sauf Mary Lou ! Mais que peut devenir l’enfant à naître, dans un monde où le genre humain tout entier est en péril (plus d’un, d’ailleurs, préférant se suicider plutôt que d’attendre la mort inéluctable).
Je n’en dis pas davantage afin de ne pas trop dévoiler les nombreuses, passionnantes, trépidantes aventures contées dans ce roman. Un roman qui parvient admirablement à concilier les péripéties et les questionnements de fond. Un roman qui, sous couvert d’anticipation, nous interroge, nous, les humains du XXIème siècle, sur ce que nous construisons et programmons, en particulier quant aux multiples avancées scientifiques et à leur potentiel vertigineux. Walter Tevis l’écrit : des sociaux-ingénieurs ont « tout programmé dans le passé, inventant un monde censé être sans pauvreté, sans maladie, sans dissension, sans douleur (…), un monde rendu possible par les pouvoirs de la technologie et de la compassion. » Or, dans ce monde aseptisé, il manque l’essentiel, ce que Paul Bentley résume ainsi : « Ce que je voulais, ce que je désirais, ce que j’avais toujours désiré, c’était être aimé. Et aimer. Et ce mot, on ne m’avait même pas appris qu’il existait ». 8,5/10
Avatar de l’utilisateur
Rambo John J.
Assistant(e) machine à café
Messages : 161
Inscription : 19 févr. 14, 01:51

Re: Vos dernières lectures

Message par Rambo John J. »

Image

Pour l'ambiance et le thème vampirique traité d'une façon différente. Le discours féministe à l'intérieur du roman m'a un poil gonflé quand même...
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

« Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né », écrit Santiago H. Amigorena. Ce livre, il n’a cessé de l’augmenter, d’en composer plusieurs volumes, jusqu’à écrire Le Ghetto intérieur, l’ouvrage qui donne la clé de toute son œuvre, nous fait-il comprendre. « Combattre le silence », c’est le projet sans fin d’un homme qui, né en Argentine en 1962, s’est enfui avec ses parents lorsque ce pays fut régi par une dictature, pour venir en Europe et, en particulier, en France, pays dont il adopta la langue. Et c’est donc en français qu’il publia, en 2019, avec Le Ghetto intérieur, non pas sa propre histoire cette fois, mais celle de Vicente, son grand-père, un homme qui, précisément, n’eut pas la force de combattre le silence, mais au contraire s’y emmura.
Santiago H. Amigorena l’affirme, le reconnaît : en fuyant l’Argentine, en quittant son pays, sa langue maternelle et ses amis, il a trahi. Il n’a pas été là où il aurait dû être, nous confie-t-il. Mais cela ne l’a pas empêché de s’exprimer, d’écrire, de parler, alors que son grand-père, lui, confronté à un traumatisme intérieur, à une culpabilité dévorante, n’a pu que s’isoler dans le mutisme. Venu s’établir en Argentine dès 1928, Vicente Rosenberg laisse derrière lui, en Pologne, sa mère et son frère. Il s’empresse alors d’oublier le yiddish au profit de l’espagnol, se marie avec Rosita, elle aussi fille de juifs polonais venus s’établir en Argentine dès 1905, avec qui il a bientôt deux enfants, et gagne sa vie en travaillant dans un magasin de meubles ouvert pour lui par son beau-père.
Pour lui, Vicente, le fait d’être juif, polonais ou argentin, ne compte pas. Il ne se reconnaît dans aucune de ces identités et, s’il a quitté sa mère, c’est, entre autres choses, pour en finir avec ces classifications. Les années filent, il reçoit, de temps à autre, une lettre venant de Pologne, mais ne s’en soucie guère. La vie pourrait être belle et riante, mais les nouvelles venues d’Europe sont de plus en plus sombres, de plus en plus inquiétantes. Et quand, la guerre survenue, en Pologne, à Varsovie, la persécution des Juifs par les nazis se précise et s’amplifie, quand les Juifs sont enfermés dans le ghetto pour y être affamés, quand, bientôt, débutent les rafles et les convois vers les camps d’extermination, alors Vicente commence à être rongé de culpabilité et à se murer dans son ghetto intérieur.
Quand il s’était installé en Argentine, Vicente se disait que, s’il arrivait quelque chose de grave à sa famille restée en Europe, il pourrait la sauver en la faisant venir auprès de lui. Pourtant, quand le pire survient, il reste totalement impuissant, il ne peut rien faire. Lui qui avait quitté sa mère avec une sorte de soulagement, le voilà confronté à l’inimaginable, un inimaginable que, pourtant, il est contraint de se mettre à imaginer : sa mère dans le ghetto, puis sa mère envoyée dans un camp, subissant toutes sortes de sévices, sa mère gazée… Vicente a beau faire, il a beau essayer de ne plus rien savoir des horreurs perpétrées par les nazis, il est obligé de savoir, il est obligé d’imaginer et la culpabilité le ronge pour toujours. N’aurait-il pas pu, n’aurait-il pas dû, tout faire pour sauver les siens, jusqu’à entreprendre le voyage en Europe afin de les ramener avec lui en Argentine ? Il n’a pourtant rien fait et il n'a d’autre ressource, pense-t-il, que de s’enfermer à jamais dans le mutisme avec, pour seul dérivatif, les jeux d’argent où il perd, presque invariablement, tout ce qu’il possède.
Ce livre de Santiago H. Amigorena prend aux entrailles, mais aussi pose la question du silence et de la parole. Que faire quand on est confronté à l’innommable ? Se taire comme Vicente ? Parler comme Santiago H. Amigorena ? Oui, sans doute vaut-il mieux persister à s’exprimer envers et contre tout, compte tenu des limites inhérentes à toute parole. Ce thème est sous-jacent à tout le livre, entre autres quand l’auteur évoque les moments où il s’est agi de nommer l’horreur planifiée froidement par les nazis. Eux trouvèrent l’expression de « solution finale », mais, dans le « monde libre », on mit du temps à trouver un mot. On parlait, entre autres, d’ « hécatombe » ou d’ « apocalypse » ou d’ « holocauste », jusqu’à ce qu’on trouve « Shoah » qui semble le mot qui convient le mieux pour exprimer le caractère unique, inédit, de ce qu’organisèrent les nazis. En vérité, aucun mot, aucune phrase ne peuvent être satisfaisants. Le philosophe Adorno ne disait-il pas qu’écrire un poème après Auschwitz est « barbare » ? Pourtant, lui-même persista, en fin de compte, à écrire. Tout comme Santiago H. Amigorena qui, de livre en livre, se donne pour objectif de combattre le silence qui l’étouffe, dit-il, depuis qu’il est né. 8,5/10
Avatar de l’utilisateur
cinéfile
Assistant opérateur
Messages : 2267
Inscription : 19 avr. 10, 00:33
Localisation : Bourges

Re: Vos dernières lectures

Message par cinéfile »

Merci poet77 pour cette chronique !

Une des mes prochaines lectures, assurément.
Avatar de l’utilisateur
poet77
Assistant opérateur
Messages : 2641
Inscription : 12 août 11, 13:31
Contact :

Re: Vos dernières lectures

Message par poet77 »

Image

Il y a 150 ans, du 18 mars jusqu’à la « semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871, Paris fut le théâtre d’une insurrection à laquelle on donna le nom de Commune. Epuisé à la suite de la famine qui fut la conséquence du siège de Paris pendant l’hiver 1870-1871, mais également mécontent et humilié par la défaite de la guerre contre les Prussiens, alors que ceux-ci sont toujours aux portes de la capitale, le peuple de Paris, ou en tout cas le groupe des insurgés, se révolte au point d’obliger l’Assemblée à transférer son siège à Versailles (où s’organisent bientôt les représailles). Si la Commune ne dura, en tout et pour tout, que deux mois et dix jours, elle n’en marqua pas moins durablement les esprits, les uns s’y référant comme à un modèle, les autres n’ayant pas de mots assez forts pour la blâmer. Aujourd’hui, 150 ans plus tard, peut-être est-il possible de commémorer l’événement sans recourir aux invectives. Peut-être…
Quoi qu’il en soit, si la Commune de Paris a très peu inspiré les cinéastes, il ne manque pas, par contre, d’écrivains, historiens mais aussi romanciers, qui y ont trouvé matière à écrire. Parmi eux, je propose Dans l’ombre du brasier, de Hervé Le Corre, roman paru en 2018, dont l’action se déroule, très précisément, du jeudi 18 mai au dimanche 28 mai 1871, autrement dit, presque exclusivement, durant la « semaine sanglante » au cours de laquelle les versaillais, au prix de combats et de répressions impitoyables, reprirent le pouvoir à Paris.
Le tour de force d'Hervé Le Corre, c’est d’avoir magistralement intégré une histoire criminelle fictive aux faits historiques se déroulant durant cette semaine hors du commun. Alors que tout l’Ouest parisien est en proie à des événements d’une violence extrême, alors que tombent les obus détruisant, quartier après quartier, de nombreux édifices, alors que règne le chaos, les principaux protagonistes du roman se retrouvent, en surplus, impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans une sombre histoire de photographies licencieuses. Des jeunes femmes sont enlevées, emprisonnées et droguées dans le but de servir, à leurs dépens, de « modèles » pour un photographe ayant mis au point son infâme trafic. C’est son homme de main, un certain Pujols, qui, avec le concours d’un cocher nommé Clovis, organise l’enlèvement des femmes, certaines d’entre elles étant d’ailleurs vendues ensuite aux appétits des Prussiens.
Or, parmi les femmes enlevées, figure Caroline, la compagne d’un ardent communard prénommé Nicolas qui, avec ses comparses, Le Rouge et Adrien, est occupé à se battre contre les versaillais. D’un autre côté, c’est un certain Roques, nommé délégué à la Sûreté, qui, même en cette période de troubles, se met à enquêter avec détermination afin de trouver trace des femmes disparues. Autrement dit, le roman se présente comme une course contre la montre pour retrouver les disparues et, en particulier, Caroline.
Nul besoin d’en dire davantage sur cette intrigue afin de ne pas trop la dévoiler pour les éventuels lecteurs. Tout en la racontant de main de maître, c’est-à-dire en ménageant des scènes à suspense, Hervé Le Corre, manifestement très documenté, propose un récit impressionnant et palpitant de cette semaine sanglante qui mit un terme à la Commune. Impossible de ne pas être subjugué par la précision avec laquelle l’écrivain rend compte de l’atmosphère anxiogène de ces journées. Il se place essentiellement du côté des communards, mais en évitant toute caricature. Si, parmi les fédérés, il en est qui, jusqu’au bout, prêts à sacrifier leur vie, se comportent en héros, il en est d’autres qui profitent de la débandade pour courir se chercher un refuge après avoir abandonné leur poste. Du côté des communards, du fait de la désorganisation et des moyens limités, la défaite est fatale. Reste, en fin de compte, l’espoir de construire un jour une société plus juste. Espoir que tous les protagonistes, cependant, ne partagent pas. L’un d’eux, Loubet, s’exprime ainsi : « Je n’arrive pas à croire qu’on pourra un jour changer le cours des choses. Vaincre l’injustice, supprimer la misère, établir l’égalité entre tous… Il faudrait changer les hommes d’abord pour qu’ils renoncent à dominer, à profiter des autres, à faire souffrir… Et cela, je ne crois pas que ce soit possible. » « Mais c’est la société qui les pousse à tout cela, répond Roques. (…) La Commune, c’est une idée. C’est par cette idée qu’on peut, justement, s’élever. Rêver plus haut… » Et Loubet de conclure : «… on a peut-être raison tous les deux, après tout. ». Dans ce Paris qui flambe, Hervé Le Corre, quoi qu’il en soit, s’ingénie à chercher des raisons d’espérer. Son roman est admirable. 8/10
Répondre