Contrairement à ce qui s’écrit/dit ça et là, l’histoire de Tenet est extrêmement simple, voire simpliste : afin d’éviter une troisième guerre mondiale, un agent secret se lance sur les traces d’un méchant russe qui détient quelque chose comme du plutonium. Puis il tombe amoureux de la femme de ce dernier. Ensemble, et avec quelques personnages d’appoint, ils parcourt le monde afin d’éviter que le désastre se produise. C’est maigre mais c’est tout. Côté acteurs, le bad guy est joué par Kenneth Brannagh (qui reprend le rôle qu’il tenait dans The Ryan Initiative), sa femme, par la surprenante Elizabeth Debicki (même chose : c’est Thandie Newton dans M :I 2) et le héros sans nom, par John David Washington, un acteur tout frais qui prouve que le charisme n’est pas génétique. Côté décors, l’escapisme frénétique du film empêche qu’on en explore vraiment aucun. C’est donc une Jamesbonderie catastrophe de plus comme Hollywood en a produit et en produit encore des palanquées, en réalité plus proche de la série ultra B (moins la modestie et le charme) que de ce blockbuster d’auteur qui, paraît-il, va sauver le cinéma. D’ailleurs, au bout de 2h40, on est plus sûr de vouloir le sauver. Le scénario, lui, travaille naturellement en sens inverse de son histoire chétive. Il s’agit de faire croire que le film est beaucoup plus intelligent qu’il n’y paraît en agitant partout des chiffons couteux qui, c’est le but, feront oublier qu'au fond du chapeau, pas la moindre trace de lapin. Nolan et son scénariste, le même Nolan, brouillent donc les cartes à partir d’un principe tout bête : tout ce qui est simple est, en réalité, très compliqué. Et l’inverse : c’est ce qui déclenchera la fièvre herméneutique de certains spectateurs convaincus que la souris , si on l'autopsie en détails, était finalement un bœuf. Le fameux syndrome de la toupie. Il faut donc remplir, ou masquer le néant à la manière de ces fumigènes qui, dans les films de SF cheap des années 50 et 60, recouvraient d’un aura mystérieuse des rochers et des bestioles en carton pâte. Il faut étirer les séquences dans tous les sens, les montrer deux fois (même les plus mauvaises : l’interminable baston entre le héros et son double casqué dans les couloirs d’un hangar) et disséminer partout des petites graines à picorer (le carreau brisé d’un rétroviseur !) qui feront la joie des geeks et des pigeons. Stratégie que Nolan avait déjà mise en œuvre dans Inception : quand un film ne pense rien, il faut produire l’illusion qu’il réfléchit à tout. Comment faire : noyer cette toute petite histoire dans un jargon scientifique très sérieux, faire débiter aux acteurs, qui n’ont rien d’autre à jouer, des dialogues hallucinants avec un sérieux papal, emberlificoter le tout de paradoxes temporels et de petits casse-têtes logiques dignes de ceux qu’on trouve au rayon ado de chez Nature et Découvertes (si ça existe encore). Tout cela ne rend pas le film moins accessible, bien au contraire, mais l’ouvre sur une indifférence qui, pour le coup, nous laisse le temps de réfléchir à ce qu’on voit vraiment. Car si Nolan semble s’amuser beaucoup en compagnie de ses jouets, pour nous, il n’accomplit rien. Même musculeux, son pachyderme reste un gringalet bêta. L’opération d’enfumage se retourne même contre le film, à mesure que celui-ci avance, tant Nolan s’avère incapable d’articuler ses petits dispositifs scientifiques à une vision d’ensemble, à des affects, ou à des personnages réduits ici à des automates bien sapés. Comme pour les enfants, le monde de Tenet s’arrête aux limites du petit terrain de jeu de son auteur. Après tout, les histoires simples n’ont jamais empêché les bons films, pas plus que le jeu sur le temps – sur un thème similaire, Déjà Vu de Tony Scott (que Nolan a dû étudier attentivement) et le formidable Danger planète inconnue de Robert Parrish (1968) écrasent Tenet. Encore faut-il avoir quelque chose à dire, une émotion à faire ressentir, éventuellement une idée. Ne jouons pas les naïfs : Nolan reste tel qu’en lui-même. Le film va vite mais est interminable. Et c’est son paradoxe le plus savoureux : il joue sur et avec le temps mais ne sait pas le prendre (ce qui aurait pu être un beau sujet). Il l’expédie. Tout est déjà là, défile, rien n’existe vraiment. Mais là où le film surprend, et déçoit peut-être le plus, c’est dans son incapacité de faire tenir des séquences toutes simples (les conversations découpées à la truelle : une réplique/un plan), de mettre un décor en espace, de fabriquer une séquence d’action solide - le film prouve, encore une fois, combien le cinéma d’action est un genre exigeant qui requiert de l’inventivité et de la précision. Imaginons seulement la séquence de l’autoroute réalisé par Mc Tiernan, J. Cameron, les Washowski ou G. Miller. Nolan n’avait sans doute, dans son énorme besace, qu’un seul truc qu’il utilise ad nauseam : montrer l’effet avant la cause, filmer une balle qui retourne dans son canon, une voiture qui se remet à l’endroit, un immeuble qui se reconstitue, etc…. C’est pauvre mais why not ? Or même ce petit dispositif ne fonctionne pas. Même pas le plaisir de l’œil. Pourquoi ? Hypothèse : le principe du suspense, sur lequel le film est malgré tout fondé, repose précisément sur la jouissance de l’attente anxieuse d’un effet dont on connaît la cause. Or en inversant la cause et l’effet, le film désactive le mécanisme même à partir duquel il veut avancer. À réfléchir peut-être du côté du burlesque.