Attention, le texte ci-dessous révèle quelques uns des secrets des films suivants :
Le roi et l'oiseau,
Pandora,
Rebecca,
L'aventure de Madame Muir,
Sueurs froides,
Angoisse,
Laura,
Rêves...
2) La tentation animiste : donner vie au portrait
Le portrait, qui devient vite porteur de valeurs dépassant l'ici et maintenant des personnages, dès lors que la mise en scène le valorise, se pare aussi, si la caméra -et la mise en scène- insistent, d'une puissance magique faisant de son modèle une figure « otherwordly », d'un autre monde. La tentation sera donc grande d'animer ces corps immobiles, de leur prêter vie... Les personnages issus d'une telle démarche sont généralement revêtus d'une aura magique, inquiétante, obsédante, comme nous allons le voir.
Pour commencer, certains films prennent cette envie de faire bouger le tableau au pied de la lettre, et, parce que le récit ou son style le permettent, donnent directement vie aux personnages du tableau. Ainsi, les tableaux de
Harry Potter s'agitent et font la conversation, quelques figures se penchent sur
Amélie Poulain lorsqu'elle déprime... Plus effrayant, un vieux procédé (dès le cinéma muet) consiste à faire bouger les yeux d'un tableau. Quelqu'un se cache derrière, bien entendu. Mais cet effet du tableau « vivant » est toujours saisissant, et c'est dans le cinéma fantastique, le plus souvent gothique, qu'il est utilisé.
Les animateurs sont sans doute ceux qui hésitent le moins à donner vie à des tableaux (après tout, ce sont des dessins dans un dessin), et les films d'animation qui ont recours au procédé sont innombrables. Néanmoins, s'il ne fallait en garder qu'un, ce serait sans doute
Le Roi et l'oiseau : la bergère et le ramoneurs sont issus d'un tableau, tout comme le roi qui les poursuit, celui-ci n'hésitant pas un seul instant d'ailleurs, à faire disparaître son modèle... Un sorte d'équivalence s'installe ici entre le « monde réel » et le monde peint, le portrait passant d'un univers à l'autre sans difficulté majeure.
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Nous verrons que ce passage est plus délicat lorsqu'il s'agit de passer d'un dessin à un être de chair et de sang, dans un film réel : ce passage magique réclame généralement une sorte d'invocation, rite dont le portrait est l'accessoire premier, et dont les paroles magiques consistent pour l'essentiel à parler du modèle du tableau... J'appelle ici invocation tout les préambules à l'apparition du personnage « hors du tableau ». On en parle, on le décrit, on le raconte, on regarde le tableau... C'est comme si on l'appelait : à force de parler d'elle, on donne à la figure du portrait une vie propre, elle gagne en présence jusqu'à pouvoir s'incarner en personnage.
Ainsi, semble-t-il, le portrait invoque une présence, convoque une créature, dont souvent, on tombe amoureux, si ça n'a pas été fait avant même l'apparition. Tel est le Hollandais volant de
Pandora, à qui il suffit de peindre sa bien-aimée pour que sa réincarnation surgisse de la mer, prête à tomber amoureuse de lui...
Dans d'autres films, plus subtils, on se contentera de jouer du coté fantastique du portrait pour faire du personnage qu'il représente un être particulier, à l'aura magique ou porteur de valeurs fantasmées... Bien souvent, ce portrait permet à son modèle de hanter un lieu, un personnage, voire de prendre corps... Il n'est pas là en tant que personne, mais l'est comme présence.
Ainsi, dans
Rebecca, d'Alfred Hitchcock, la présence de Rebecca est constamment rappelée (ses initiales ornent tous les objets, sa mémoire est vaillamment défendue contre tout oubli), mais c'est son portrait qui achève de la rendre présente dans la maison de Winter... Tel un fantôme, présent sans l'être, Rebecca de Winter semble s'incarner dans ce portrait, inerte certes, mais à un micro-cheveu de la vie...
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Madame Muir tombera tellement sous le charme du portrait d'un marin qu'elle finira par le voir « en vrai », en fantôme prodiguant conseils et présence chaleureuse. Le jour où il faudra l'oublier, on en cachera le portrait, et le fantôme cessera d'être présent, du moins pour un long moment... Lorsqu'il reviendra, ce sera pour l'inviter, alors qu'elle devient elle-même fantôme, à le rejoindre dans un dernier tableau...
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Evoquons aussi
Sueurs froides, d'Hitchcock encore, qui voit une jeune femme se faire posséder par un tableau qu'elle reste à regarder pendant des heures (même si ce n'est ici qu'un artifice, la possession est néanmoins parfaitement mise en scène, et l'ambiance fantastique tout à fait établie).
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Jacques Tourneur jouera du même effet dans
Angoisse, même si, cette fois-ci, le modèle du portrait est vivant : le héros du film tombe sous le charme du dessin avant de rencontrer celle qu'il représente (il est même mis à mal physiquement face à ce tableau, par une sorte de vertige). Mais le vécu de la scène persiste lors de la rencontre authentique, et le fait d'avoir vu Allida en portrait nous la rend plus romantique, plus isolée, plus merveilleuse que quiconque d'autre dans le film.
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Sur un schéma analogue, mais encore plus accentué,
Laura d'Otto Preminger, joue avec ampleur de la magie du portrait : évoquée maintes fois, décrite, racontée, représentée par un portrait surplombant les protagonistes, Laura, crue morte, devient fantôme... Elle se met à hanter le lieutenant McPherson, qui en tombe amoureux... Alors seulement, après tous ces rituels d'invocation, le portrait peut « prendre vie », et Laura surgit des morts.
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Bref, comme on a pu le voir ci-dessus, animer un portrait, lui donner vie et le faire basculer du domaine de l'art pictural à celui de l'art cinématographique est une tentation à laquelle bien des cinéastes ont cédé, le plus souvent dans des films fantastiques (on parlera même de « films de tableau » pour désigner de tels films).
Les cinéastes sont souvent amateurs de peinture, et transformer une peinture en créature de cinéma est bien tentant quand on aime la peinture. Or, de David Lynch à Claude Berri, en passant par Fritz Lang ou Hitchcock, maints réalisateurs reconnaissent leur goût pour cet art dont le cinéma ne peut totalement se détacher. On comprend donc pourquoi cette figure du portrait qui prend vie est si courante... Mais c'est Akira Kurosawa qui, dans son très joli
Rêves, poussera le bouchon encore plus loin, en faisant d'un personnage de cinéma un personnage de peinture, qui entrera littéralement dans une oeuvre peinte de Van Gogh...
Rêves, un titre tout de même très révélateur...
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