Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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ballantrae
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par ballantrae »

J'en sors.Quel plaisir de le revoir sur grand écran.47 ans et pas une ride hormis celles de H Fonda dont le maquillage est tout de même hallucinant de qualité ( on croit rêver quand on songe aux prothèse de Di Caprio dans J Edgar comparativement).Il avait dans les 64 ans et réussit à nous faire croire non seulement à son Frank de 50 ans environ mais aussi à sa version jeune dans le flashback.
Mais ce n'est qu'un infime détail dans la foule des qualités de ce chef d'oeuvre.
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Thaddeus
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Thaddeus »

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Opéra funèbre


La locomotive s’arrête en gare, station terminus, dernière escale avant la vastitude des contrées sauvages où les pionniers se sont octroyés leurs lopins de terre. Vêtue de dentelle noire, coiffée d’un chapeau feutre, une voyageuse sort la tête du wagon, en descend avec une grâce naturelle exempte de préciosité aristocratique. Au beau milieu de l’effervescence des passagers et des bagages, la caméra n’a soudain d’yeux que pour elle. Qualifier de sublime cette apparition serait encore insuffisant, car la jeune femme n’est autre que Claudia bellissima Cardinale — la plus somptueuse et désirable actrice ayant jamais illuminé un écran de cinéma. Mais personne n’est là pour l’accueillir et bientôt, tandis qu’il ne reste plus qu’elle et ses deux porteurs de valises sur le quai encombré de sacs et de barils, son visage souriant se laisse gagner par une expression d’inquiétude. Un coup d’œil sur l’horloge de la station, un autre sur sa montre à gousset. Les premières notes retentissent, douces, tristes, poignantes. Après une ultime hésitation, elle s’avance vers le bâtiment, y entre pour s’enquérir de la situation, s’entretient avec deux employés du chemin de fer qui lui indiquent où se rendre d’un signe de la main. Et tandis que la musique s’élève en majesté, la caméra restée à l’extérieur fait de même : à la faveur d’un splendide travelling vertical, elle surplombe le toit et dévoile, en une fulgurante expansion du cadre, l’activité bourdonnante d’une bourgade située aux portes de la vallée. L’adagio morriconien explose de lyrisme, emporte dans sa crue les visions de la citadine montée sur un coche. Regard à droite, telle échoppe pittoresque, regard à gauche, tel carrefour où le piétinement des chevaux fait jaillir un nuage de poussière. L’emballement des cordes et des chœurs féminins, la fièvre invraisemblable des images, l’ampleur d’une mise en scène qui enracine un destin individuel dans la marche d’une nation naissante, tout concourt à une forme d’exultation épiphanique, d’émerveillement absolu. De toute l’histoire du cinéma, il n’existe pas dix séquences qui soient aussi belles que celle-ci.


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Ornementation et lenteur, telle est l’association canonique de cette œuvre de sensation pure où le caractère de bien des personnages se résume à leur cynisme, parfois à leur sadisme, au hiératisme de leurs postures, de ce suspense contemplatif et hypnotique où aucune psychologie ne se développe réellement mais où une véritable dialectique du regard impose ses lois. Que la scène soit muette ou parlée, la tension repose sur la répétition rythmique d’un chapelet de visages burinés mais plats comme des images. Cet arasement de la figure humaine se retrouve dans l’emploi de silhouettes marmoréennes, tels ces longs manteaux qui semblent découpés dans du carton et posés sur un paysage sans limites grâce à la profondeur de champ. L’Ouest de Leone est un monde immobile, statufié, suspendu dans une torpeur magnétique. Les héros se déploient au sein d’une géographie qui ne correspond plus à celle du western classique : le pistolero et son colt sont plus grands que les montagnes qui les entourent. Même lorsque l’auteur rend hommage dans un élan emphatique au décor fordien (Monument Valley), il s’empresse d’enfermer les individus dans un relais de diligence, là où les lignes de la dramaturgie s’exposent. Le lieu devient un théâtre d’ombres qui voit les protagonistes se jauger tels des spectres, s’affronter à coup de phrases lapidaires ou de longs silences énigmatiques. Lors des règlements de comptes, les adversaires sont enfermés dans des endroits clos, des cercles (église, aire de battage à grains, cimetière). À force de distorsion, le temps provoque un basculement de la réalité au mythe, et le geste n’acquiert un sens parce qu’il rejoue des actions primordiales, des situations archétypiques du genre.

Dès la première séquence, l’auteur livre les clés et l’abrégé de son art, le reprend exactement là où le duel final du long-métrage précédent l’avait laissé. Les secondes s’écoulent comme dans un sablier, le cadre pétrifie la matérialité des objets et des trognes patibulaires, la géométrie parfaite joue sur trois silhouettes, définies chacune dans une position bien particulière (bruit régulier d’une goutte tombant sur un Stetson, bourdonnement d’une mouche finalement prise au piège d’un canon de revolver, grincements d’un rocking chair trouant le silence), tout comme plus tard trois fois la cantate s’élèvera, trois fois Frank apparaîtra dans la mémoire d’Harmonica. Il faut bien mesurer la fascination dionysiaque exercée par cet extraordinaire maniérisme. Le pivotement à quatre-vingt dix degrés sur Claudia Cardinale et Henry Fonda au lit est de ces effets capables d’évaporer toutes les querelles, toutes les divergences théoriques dans une commune explosion d’allégresse et d’admiration. En un instant, l’artiste fait partager son excitation pour sa propre invention, et le spectateur embarque avec lui pour un voyage à l’intérieur d’un territoire mental totalement neuf. Si l’on avait déjà vu ce mouvement de caméra, ce devait être dans 2001 : L’Odyssée de l’Espace, la seule œuvre à avoir exercé sur le septième art américain des années soixante-dix une influence similaire à celle de Leone. À l’instar de Kubrick, le réalisateur italien a créé un cinéma qui ne critique pas la tradition dont il est issu mais se présente au contraire comme une forme spéculative tentant de se libérer de son joug afin d’explorer les nouveaux univers qu’il invente à mesure. Un monde irréel et fantastique, produit de toutes pièces dans le désert espagnol et qui n’existe qu’en pellicule ; un monde où la grammaire et le lexique du western se trouvent systématiquement dégradés pour le seul plaisir de découvrir des lois narratives jusque là inconnues, des relations spatiales quasi hallucinogènes (coupes et travellings allant du gros plan au plan d’ensemble, et dans les deux sens) ainsi que des théorèmes moraux radicalement inédits.


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Au cinéma militant, Il était une fois dans l’Ouest apparut longtemps déficient, comme manquant de scientificité. C’est qu’il faut, pour en dégager la signification idéologique, faire jouer l’alchimie entre trois éléments. L’un est la base matérielle d’un évènement, en l’occurrence le rattachement ferroviaire des deux côtes américaines, dont la vérité historique est entièrement travestie, indifférente au fond à la manière dont les choses se firent vraiment. Le deuxième, qui se cogne contre le premier, réside dans la somme des trajectoires des protagonistes. Le troisième est externe et consiste en la conscience lucide du public à l’égard du spectacle qui lui est donné. L’objectivité du cinéma de Leone se perd d’abord dans l’entente des deux premiers, mais se retrouve finalement grâce au dialogue démystificateur qu’il entretient avec la mémoire politique du spectateur. C’est le cas par excellence du casting : ainsi le personnage d’Henry Fonda ne prend son plein sens que si en même que temps que Frank, impavide tueur d’enfants, l’audience conserve à l’esprit l’image du jeune Lincoln et de Watt Earp, si constitutive des idéaux fondateurs de l’identité américaine. L’exaspération esthétique à laquelle le film est soumis serait au fond incompréhensible, comme une cathédrale dans le désert, si derrière des histoires de temps et de lieux lointains ne se formulait une ardeur extrêmement passionnelle. Le très fameux thème à l’harmonica en porte toute la rhétorique, expression d’une plainte douloureuse, d’une blessure obsédante qui hante le passé d’Harmonica et exacerbe la tension dramatique. Selon les propres mots de Sergio Leone, le rythme du long-métrage cherche à évoquer les derniers râles d’un mourant. C’est dire à quel point cette création est composée à la manière d’un requiem, à quel point l’étirement extrême du temps, la solennité des postures, l’engourdissement lancinant dans lequel il s’étourdit procurent le sentiment d’un monde en état avancé d’extinction.

Cinq personnages en structurent les enjeux avec une clarté allégorique n’altérant jamais leur exceptionnelle qualité d’émotion. Produit d’un capitalisme destructeur et extensif, Morton représente un pouvoir corrompu que son infirmité visualise jusqu’à la pourriture. Blessé mortellement, il regarde une marine, croit entendre le bruit des vagues et utilise ses dernières forces pour aller agoniser près d’un ruisseau. Au cours de l’action, il avance tel un escargot traînant sa coquille et laissant derrière lui la trace de ses béquilles, comme celle de deux rails brillants. Son projet résume à lui seul la transformation du vieil Ouest au cours du XIXème siècle. Les êtres sont sommés de se diviser en deux catégories : ceux qui s’y intègrent et survivent, ceux qui la refusent et ne peuvent que disparaître. Cheyenne est un bandit débonnaire dont l’insouciance ne cadre plus avec cet univers mécanique. Il en a pleinement conscience et c’est pourquoi, tout en demeurant hors de l’entreprise collective, il demande à ses hommes de mettre en chantier le village dont McBain rêvait. Crapule irrécupérable, chef de gang sans foi ni loi, Frank est la personnification d’une violence sauvage mise au service des plus forts, l’agent d’une loi du talion qui croit pouvoir tirer profit de cette nouvelle distribution des cartes. Harmonica est quant à lui un étranger portant le poids du pistolero laconique popularisé par la trilogie des dollars, un ange exterminateur animé par un désir de vengeance qu’il cultive au dépend de la justice institutionnalisée, une sorte d’entité abstraite que le goût du silence et de la réclusion rejettent hors de la communauté des hommes. Significatif est, au terme du récit, le travelling circulaire où s’active la fourmilière des travailleurs et dont il s’éloigne peu à peu. Jill McBain, enfin, est l’héroïne éclatante de sensualité, de générosité et de rayonnement physique autour de qui s’articule l’histoire. Elle laisse à La Nouvelle Orléans son passé de prostituée et n’hésite pas à braver tous les dangers pour faire vivre son commerce et assurer sa place dans un monde nouveau. C’est par rapport à elle que se définissent les trois hors-la-loi, le bon (Harmonica) lui demandant de l’eau, la brute (Frank) de l’argent et le truand (Cheyenne) du café. Veuve indépendante et régénérée se délestant de son ancien mode de vie, elle est la putain devenue madone, le soleil irradiant de ce chant funèbre, la seule à réussir triomphalement sa mutation. Les autres périssent après avoir perdu leurs sbires tandis que perdure le collectif. De l’aveu même de Frank, l’avenir ne les intéresse plus, ni la terre, ni la fortune, ni la femme.


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Il y a chez le cinéaste, en même temps qu’un sens crépusculaire de l’érosion et de la dissolution, le goût du travail qui se fait. Entre le hêtre choisi par McBain pour bâtir et le néant que tente Cheyenne et d’autres, le récit balance. En choisissant comme toile de fond l’épopée du rail, le cinéaste renoue avec un folklore qui connut ses heures de gloire. Il filme minutieusement ces poseurs de traverse et de poteaux télégraphiques travaillant le long du ballast, ces blanchisseries chinoises qui auraient plu à Sternberg, ces boutiques sombres regorgeant de victuailles, ces photographes dérangés dans leur travail qui fixent pour l’éternité, à l’instar de Charles Savage, une étape héroïque de la conquête de l’Ouest. Sans doute ne faut-il lire à travers ce flamboyant système d’antithèses, de renversements et d’analogies qu’un conflit entre la conscience aigüe de l’altérité qui obsède cette époque et son impuissance à la concevoir autrement que sous les espèces d’une identité pervertie ou masquée. Du baroque on retrouve la dilatation du récit, l’attente génératrice de crispation ou de délectation, le gonflement de l’intérieur, le goût fabuleux des détails, les ruptures et transitions foudroyantes, l’insertion de plusieurs intrigues entrecroisées dans la trame principale, selon une méthode chère au picaresque. Longtemps la polémique fit rage pour estimer le caractère critique ou non de Leone en tant que cinéaste, pour juger de sa place, de son apport, de sa valeur culturelle au sein d’un genre et, plus généralement, d’un art tout entier. Ces débats sont révolus. L’Histoire pour lui n’est qu’un espace totalement distinct de la fiction, devant lequel celle-ci meurt et se replie comme une queue de paon une fois déployées ses splendeurs et ses vanités. L’auteur convoque une part d’imaginaire justifiant le recours à cette forme opératique dont il est le prince alchimiste et dont découlent une envergure, un souffle grandioses. Aucune réserve ne saurait écorner l’aura générée par les images envoûtantes dont la fresque se tisse : les yeux azur de Frank-Fonda, zébrés d’éclairs lorsqu’il réalise soudain l’identité de son ennemi, le sourire heureux de Cheyenne-Robards tandis qu’il accueille sereinement la mort, la lanterne éclairant d’une lueur fantasmatique le visage félin d’Harmonica-Bronson, tapi dans l’obscurité d’une taverne, ou bien encore, clôture inoubliable, la marche fière de Jill-Claudia, frémissante, charnelle, magnifique, s’en allant désaltérer les ouvriers qui s’affairent par dizaines. La mythologie de l’Ouest n’est plus, mais cet oratorio élégiaque l’aura couronnée d’un diadème d’immortalité.


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Dernière modification par Thaddeus le 30 mars 23, 23:03, modifié 5 fois.
someone1600
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par someone1600 »

Très beau texte pour un film tout aussi magnifique. :-)
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Alexandre Angel
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit :La locomotive s’arrête en gare, station terminus, dernière escale avant la vastitude des contrées sauvages où les pionniers se sont octroyés leurs lopins de terre. Vêtue de dentelle noire, coiffée d’un chapeau feutre, une voyageuse sort la tête du wagon, en descend avec une grâce naturelle exempte de préciosité aristocratique. Au beau milieu de l’effervescence des passagers et des bagages, la caméra n’a soudain d’yeux que pour elle. Qualifier de sublime cette apparition serait encore insuffisant, car la jeune femme n’est autre que Claudia bellissima Cardinale — la plus somptueuse et désirable actrice ayant jamais illuminé un écran de cinéma. Mais personne n’est là pour l’accueillir et bientôt, tandis qu’il ne reste plus qu’elle et ses deux porteurs de valises sur le quai encombré de sacs et de barils, son visage souriant se laisse gagner par une expression d’inquiétude. Un coup d’œil sur l’horloge de la station, un autre sur sa montre à gousset. Les premières notes retentissent, douces, tristes, poignantes. Après une ultime hésitation, elle s’avance vers le bâtiment, y entre pour s’enquérir de la situation, s’entretient avec deux employés du chemin de fer qui lui indiquent où se rendre d’un signe de la main. Et tandis que la musique s’élève en majesté, la caméra restée à l’extérieur fait de même : à la faveur d’un splendide travelling vertical, elle surplombe le toit et dévoile, en une fulgurante expansion du cadre, l’activité bourdonnante d’une bourgade située aux portes de la vallée. L’adagio morriconien explose de lyrisme, emporte dans sa crue les visions de la citadine montée sur un coche. Regard à droite, telle échoppe pittoresque, regard à gauche, tel carrefour où le piétinement des chevaux fait jaillir un nuage de poussière. L’emballement des cordes et des chœurs féminins, la fièvre invraisemblable des images, l’ampleur d’une mise en scène qui enracine un destin individuel dans la marche d’une nation naissante, tout concourt à une forme d’exultation épiphanique, d’émerveillement absolu. De toute l’histoire du cinéma, il n’existe pas dix séquences qui soient aussi belles que celle-ci.
Je ne peux pas dire que je sois fan de Sergio Leone. Je ne sais pas si tu as raison de conclure ce très beau paragraphe comme tu le fais, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que tu as raison :mrgreen: .
Que tu commences ton texte par cette séquence est évidemment significatif de ce qu'elle représente pour beaucoup de spectateurs : que l'on aime vraiment le film ou un peu moins, elle est d'une puissance presque irrationnelle, elle emporte sans demander son avis à qui que ce soit. Elle s'immisce de façon hypnotique (et voluptueusement sournoise) dans la conscience comme si elle était plus puissante que le film lui-même, comme si elle était la clé de voûte secrète de tout l'édifice leonien. Sergio Leone nous parle, à travers cette séquence et il nous dit : "Cette Amérique-là n'est peut-être pas l'Amérique, mais c'est mon Amérique." L'émotion que l'on ressent n'est pas sans résonnance avec celle que distille La Symphonie du Nouveau Monde ,d'Anton Dvorak. Evidemment le plus beau moment du film.
Dernière modification par Alexandre Angel le 13 mai 17, 10:40, modifié 2 fois.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Jeremy Fox
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Jeremy Fox »

Alexandre Angel a écrit :
Thaddeus a écrit :La locomotive s’arrête en gare, station terminus, dernière escale avant la vastitude des contrées sauvages où les pionniers se sont octroyés leurs lopins de terre. Vêtue de dentelle noire, coiffée d’un chapeau feutre, une voyageuse sort la tête du wagon, en descend avec une grâce naturelle exempte de préciosité aristocratique. Au beau milieu de l’effervescence des passagers et des bagages, la caméra n’a soudain d’yeux que pour elle. Qualifier de sublime cette apparition serait encore insuffisant, car la jeune femme n’est autre que Claudia bellissima Cardinale — la plus somptueuse et désirable actrice ayant jamais illuminé un écran de cinéma. Mais personne n’est là pour l’accueillir et bientôt, tandis qu’il ne reste plus qu’elle et ses deux porteurs de valises sur le quai encombré de sacs et de barils, son visage souriant se laisse gagner par une expression d’inquiétude. Un coup d’œil sur l’horloge de la station, un autre sur sa montre à gousset. Les premières notes retentissent, douces, tristes, poignantes. Après une ultime hésitation, elle s’avance vers le bâtiment, y entre pour s’enquérir de la situation, s’entretient avec deux employés du chemin de fer qui lui indiquent où se rendre d’un signe de la main. Et tandis que la musique s’élève en majesté, la caméra restée à l’extérieur fait de même : à la faveur d’un splendide travelling vertical, elle surplombe le toit et dévoile, en une fulgurante expansion du cadre, l’activité bourdonnante d’une bourgade située aux portes de la vallée. L’adagio morriconien explose de lyrisme, emporte dans sa crue les visions de la citadine montée sur un coche. Regard à droite, telle échoppe pittoresque, regard à gauche, tel carrefour où le piétinement des chevaux fait jaillir un nuage de poussière. L’emballement des cordes et des chœurs féminins, la fièvre invraisemblable des images, l’ampleur d’une mise en scène qui enracine un destin individuel dans la marche d’une nation naissante, tout concourt à une forme d’exultation épiphanique, d’émerveillement absolu. De toute l’histoire du cinéma, il n’existe pas dix séquences qui soient aussi belles que celle-ci.
Je ne peux pas dire que je sois fan de Sergio Leone. Je ne sais pas si tu as raison de conclure ce très beau paragraphe comme tu le fais, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que tu as raison :mrgreen: .
Que tu commences ton texte par cette séquence est évidemment significatif de ce qu'elle représente pour beaucoup de spectateurs : que l'on aime vraiment le film ou un peu moins, elle est d'une puissance presque irrationnelle, elle emporte sans demander son avis à qui que ce soit. Elle s'immisce de façon hypnotique (et voluptueusement sournoise) dans la conscience comme si elle était plus puissante que le film lui-même, comme si elle était la clé de voûte secrète de tout l'édifice leonien. Sergio Leone nous parle, à travers cette séquence et il nous dit : "Cette Amérique-là n'est peut-être pas l'Amérique, mais c'est mon Amérique." Evidemment le plus beau moment du film.
Tout à fait ; le film a beau désormais me laisser totalement indifférent -voire même fortement m'agacer-, cette séquence là continue à me faire venir des frissons de bonheur et d'émotion.
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Alexandre Angel
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit :De toute l’histoire du cinéma, il n’existe pas dix séquences qui soient aussi belles que celle-ci.
Juste un petit rebond car j'y ai pensé après coup : il existe, dans la filmo de Leone, une scène équivalente quoique la logistique déployée y est inversement proportionnelle à la séquence que tu décris. Il s'agit du passage d' Il était une fois en Amérique qui nous montre un des copains de Noodles, lorsqu'ils sont enfants (c'est celui qui a des yeux bleus translucides), apporter une charlotte à la fille qui offre des faveurs sexuelles en échange de quelque subside. Il est obligé de patienter car elle n'est pas prête et dans l'attente, il se met à contempler la charlotte qui est emballée, effeuille timidement l'emballage, trempote son doigt dans la crème qu'il goute, réemballe, redéballe puis s'engouffre toute la pâtisserie. La musique de Morricone qui accompagne ce moment tient le même office de sublimation que dans Il était une fois dans l'Ouest. Le lyrisme se fait poignant d'une manière tout aussi indescriptible.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Thaddeus
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Thaddeus »

Ah c'est sûr qu'invoquer le souvenir d'Il était une fois en Amérique est susceptible mettre en mal à peu près tous classements hiérarchisants. Cette scène fameuse de la charlotte dégustée par l'ado trahi par sa gourmandise est un des sommets émotionnels d'une oeuvre qui donne pourtant l'impression de ne comporter que cela. Je pense à la confession de Deborah enfant, avouant à Noodles qu'elle ne pourra jamais l'aimer parce qu'à ses yeux il restera toujours un voyou (le score majestueux de Morricone nappe l'instant d'une indescriptible mélancolie). Ou bien encore à l'ultime plan, sans aucun doute l'un des plus beaux de l'histoire du cinéma : le sourire du héros entre deux âges, figé dans le temps éternel qu'il vient de s'inventer... Mais bref, ce film est hors-concours de toutes manières.
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par O'Malley »

Alexandre Angel a écrit : Il s'agit du passage d' Il était une fois en Amérique qui nous montre un des copains de Noodles, lorsqu'ils sont enfants (c'est celui qui a des yeux bleus translucides), apporter une charlotte à la fille qui offre des faveurs sexuelles en échange de quelque subside. Il est obligé de patienter car elle n'est pas prête et dans l'attente, il se met à contempler la charlotte qui est emballée, effeuille timidement l'emballage, trempote son doigt dans la crème qu'il goute, réemballe, redéballe puis s'engouffre toute la pâtisserie. La musique de Morricone qui accompagne ce moment tient le même office de sublimation que dans Il était une fois dans l'Ouest. Le lyrisme se fait poignant d'une manière tout aussi indescriptible.
Il y a quelques années, lorsque je me suis revu le film, je m'étais demandé si cette séquence n'était, non pas, l'une des plus belles mais LA plus belle de toute l'histoire du cinéma.
Mais après, j'ai déchanté lorsque j'ai appris (peut-être sur ce forum) qu'il s'agissait d'un remake d'une séquence d'un autre film dont je me souviens plus le nom (un film muet je crois). Ou du moins Sergio Leone s'en était beaucoup inspiré.
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Alexandre Angel
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Alexandre Angel »

O'Malley a écrit :Il y a quelques années, lorsque je me suis revu le film, je m'étais demandé si cette séquence n'était, non pas, l'une des plus belles mais LA plus belle de toute l'histoire du cinéma.
D'ailleurs je réalise que la mise en extrait lui fait un peu de tort. Il faut vraiment la voir dans le contexte et le flux de film.
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Watkinssien
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Watkinssien »

J'ai souvent lu ou entendu que c'était un hommage au cinéma de Chaplin cette séquence.
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Karras
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Karras »

50 ans de la sortie du film sur les écrans français le 27 aout 1969.

Un florilège de la presse de l'époque (pas toujours tendre) :

(…) Leone a pu enfin tourner dans les paysages chers à John Ford avec des moyens considérables et des grandes vedettes made in USA comme Henry Fonda et Charles Bronson. Cette abondance de biens va de pair avec une vaste ambition. Leone n’a pas traversé l’Atlantique pour copier les grands du western américain. Il a voulu imposer son style personnel. Il peut être fier de lui. Il a montré aux Américains qu'il connaît l'Ouest aussi bien qu'eux. La grandeur et la précision de ses reconstitutions méritent un coup de sombrero. Robert Chazal, France-Soir, 1 septembre 69

On aura beau dire, ils auront beau faire, les Italiens, en matière de western, feront toujours du « spaghetti » ! Disant cela, je n’ai nullement l’intention d’insulter l’industrie des pâtes alimentaires – qui le sont vraiment en l’occurrence, le « spaghetti-western » assurant des bénéfices confortables au cinéma italien. Je veux simplement souligner que le western à l’italienne ne risque pas d’être confondu avec l’autre, le seul, le vrai : l’américain. Même lorsqu’il lui emprunte ses recettes. Même lorsqu’il lui emprunte ses hommes. Henry Rabine, La Croix – 8 septembre 1969

Ce cinéma prétendu d’action est un cinéma contemplatif. Il exprime la volupté d’un homme qui ne se lasse pas de regarder, qui voudrait que le spectacle ne cesse jamais, et qui nous invite à partager son bonheur. Si les héros bougent la tête avec un retard considérable, dans les moments critiques, ce n’est pas seulement pour aiguiser le « suspense » avec notre impatience. Ils n’en finissent pas de savourer l’instant. Ils incarnent tous Leone. Et le spectateur idéal. ... On touche à la vraie vie. C'est d'ailleurs à cause de ce sens très physique du réel que Sergio Leone a séduit, étonné. Michel Mardore – Le Nouvel Observateur – 25 août 1969

Cet hymne grandiose ne m'a arraché que quelques sourires de connivence. Certes, c'est bien imité, comme ces maisons de campagne où l'on rajoute des poutres apparentes pour accuser le pittoresque. (…) L'illusion est parfaite, il y manque la petite pointe de je ne sais quoi. Gilbert Salachas. Télérama, 21 septembre 69

(…) Leone, pour décrire un univers de violence, a choisi un style lent, quasi hiératique, où l’action est étirée bien au-delà du temps réel. C’est son raffinement, ce que les Américains nomment ironiquement « ses pauses à la Antonioni ». Mais ses recherches de style donnent aussi à Il était une fois dans l’Ouest ce climat permanent de menace suspendue, cette poignante sensation de fugacité, cette perception presque douloureuse de la précarité de la présence de l’homme sur la Terre. Claude Veillot – L’Express – 25/31 août 1969.

Tout (y) est jeté aux yeux, aux oreilles, aux réflexes pavloviens du spectateur, tout est permis, pourvu qu’à chaque instant le cinéma agisse et se regarde agir. D’où un narcissisme cinématographique effronté, un cinéma qui ne renvoie qu’à lui-même et à ses propres mythologies, et désespère, semble-t-il définitivement, de pouvoir sortir de ce cercle. Sylvie Pierre – Les Cahiers du Cinéma n°218 – Mars 1970.

(…) le très gros plan, longtemps banni d'un récit où l'homme devait se fondre dans la nature et se faire remarquer le moins possible, restitue la présence des ambitions humaines, la géographie des visages supplante celle des grands espaces. Louis Marcorelles - Le Monde, 3 septembre 69

(…) une œuvre habile certes, menée de main de maître, mais lourde et complaisante dans la peinture des vices et des crimes, en un mot profondément malsaine. Philippe Haudiquet – La Revue du Cinéma/Image et Son n°234 – Décembre 1969.

(…) Leone a une façon très personnelle de conter une histoire, d’en exprimer la violence et la cruauté sans paraître s’y complaire. Le western est pour lui une cérémonie qui exclut toute vulgarité. Le Figaro – 2 septembre 1969
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Alexandre Angel
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Alexandre Angel »

C'est intéressant. Le film sortirait maintenant, tu aurais, bien entendu adapté à la sauce contemporaine, peu ou prou les mêmes axes critiques.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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Vic Vega
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par Vic Vega »

Karras a écrit : Tout (y) est jeté aux yeux, aux oreilles, aux réflexes pavloviens du spectateur, tout est permis, pourvu qu’à chaque instant le cinéma agisse et se regarde agir. D’où un narcissisme cinématographique effronté, un cinéma qui ne renvoie qu’à lui-même et à ses propres mythologies, et désespère, semble-t-il définitivement, de pouvoir sortir de ce cercle. Sylvie Pierre – Les Cahiers du Cinéma n°218 – Mars 1970.
Un papier qui était probablement une réponse à ceci:
« (…) la première tentative tant soit peu conséquente de cinéma « critique » c’est-à-dire non plus en prise directe avec la « réalité » (…) mais avec un genre, une tradition cinématographique, un texte global, le seul qui ait une diffusion mondiale : le western. » Serge Daney – Les Cahiers du Cinéma n°216 – Octobre 1969.
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StateOfGrace
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par StateOfGrace »

Comment aborder ce monument du cinéma, dont la perfection polie par les ans continue de fasciner ?
C'est à une ballade que nous convie Sergio Leone, où des protagonistes aux intérêts contradictoires se croisent, se confrontent, et bien souvent meurent brutalement...

Frank (Henry Fonda, le juré numéro 8 des Douze hommes en colère, symbole d'intégrité et de rectitude morale, en total contre-emploi ici ) est un tueur qui assassine froidement un petit garçon lors de la première séquence où il apparaît. Sergio Leone annonce d'emblée la couleur : la pitié l'a déserté depuis longtemps, comme une loque que l'on jette et piétine sans même s'en apercevoir. Il évolue comme un félin dans un monde qui est le sien, celui des colts qui crachent le feu, des femmes que l'on s'octroie par la force et du chantage dont on use sans parcimonie.

Il est à la solde de Morton (Gabriele Ferzetti), riche homme d'affaire atteint de tuberculose osseuse et qui ne quitte plus son train luxueusement aménagé, rêvant devant un tableau du Pacifique, dont les vagues enveloppent sa souffrance de leur écho. Lorsqu'il agonise près d'une flaque d'eau boueuse, c'est comme si l'océan se réduisait à un carré d'eau abandonné aux confins du désert.

Image

Jill (Claudia Cardinale, sublime), jeune prostituée de la Nouvelle-Orléans, vient rejoindre sa nouvelle famille, massacrée par Frank et ses hommes, et le seul bien qui lui reste, leur ferme, fait l'objet de nombreuses convoitises Jill. Animée par la conscience de sa beauté, elle sait séduire et se laisser séduire, mener ses projets à terme. Tous les hommes du film gravitent autour d'elle, par intérêt ou désir, les deux parfois mêlés, témoin les scènes très ambigües avec Frank.

Cheyenne (Jason Robards), figure picaresque du bandit sympathique malgré ses sanglants méfaits, surgit au détour d'une séquence de façon inopinée, tire un coup de revolver, boit un verre... Et finit par mourir, dans ce qu'il pense être une forme de dignité, demandant à Harmonica (Charles Bronson) de ne pas le regarder alors qu'il rejoint lentement l'Au-delà.

Harmonica, pratiquement dénué de tout passé, tirant sur son instrument de lancinants leitmotivs, semble détaché des soubresauts animant ce monde de poussière et de sang. Prompt à éliminer ses ennemis avec une dextérité presque surnaturelle, il poursuit une visée mystérieuse, qui ne sera révélée qu'à la toute fin du film...

... Dans une ultime séquence de confrontation avec Frank, où Sergio Leone laisse éclater sa maîtrise de l'espace, son art peaufiné à l'extrême du gros plan. Sa caméra scrute de très près le regard de chat d'Harmonica, laisse les deux hommes se jauger, apprivoiser la distance qui les sépare avant de se retrouver face-à-face. Surgit alors, dans ce duel physique, un duel temporel, lorsqu'un flash-back vient briser la continuité du récit et révéler, enfin, les motivations d'Harmonica...

Que dire de plus ? On pourrait s'attarder sur la musique décalée qui accompagne les intrusions de Cheyenne dans l'histoire, le son assourdi des éoliennes lors de la longue attente des trois tueurs à la gare, bruit qui se tait brusquement quand Harmonica fait son apparition, comme se tait la plainte des criquets pendant le massacre de la famille McBain.

Image

Sergio Leone atteint ici la plénitude de ses effets, tant dans la lenteur millimétrée des séquences, que dans ses mouvements de caméra lyriques (lorsque celle-ci, par exemple, s'élève au-dessus de la gare où se trouve Jill, pour embrasser l'agitation et la clameur de la ville).

Au final, Frank et Cheyenne morts, Harmonica reparti vers un nulle part qu'il n'a peut-être jamais quitté, seule demeure Jill qui deviendra prospère grâce au chemin de fer bordant sa propriété.

Sergio Leone nous aura fait partager un peu de son monde, un monde où l'on meurt pour n'avoir pas assez vécu, un monde de poussière et de sueur, de sang et de larmes. Avec, en point de mire, des rêves enterrés sous le sable du désert, des rêves qui finiront bien par filtrer ces longues étendues blêmes...
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cinéphile75
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Re: Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone - 1968)

Message par cinéphile75 »

StateOfGrace a écrit : 5 avr. 20, 09:40 Comment aborder ce monument du cinéma, dont la perfection polie par les ans continue de fasciner ?
C'est à une ballade que nous convie Sergio Leone, où des protagonistes aux intérêts contradictoires se croisent, se confrontent, et bien souvent meurent brutalement...

Frank (Henry Fonda, le juré numéro 8 des Douze hommes en colère, symbole d'intégrité et de rectitude morale, en total contre-emploi ici ) est un tueur qui assassine froidement un petit garçon lors de la première séquence où il apparaît. Sergio Leone annonce d'emblée la couleur : la pitié l'a déserté depuis longtemps, comme une loque que l'on jette et piétine sans même s'en apercevoir. Il évolue comme un félin dans un monde qui est le sien, celui des colts qui crachent le feu, des femmes que l'on s'octroie par la force et du chantage dont on use sans parcimonie.

Il est à la solde de Morton (Gabriele Ferzetti), riche homme d'affaire atteint de tuberculose osseuse et qui ne quitte plus son train luxueusement aménagé, rêvant devant un tableau du Pacifique, dont les vagues enveloppent sa souffrance de leur écho. Lorsqu'il agonise près d'une flaque d'eau boueuse, c'est comme si l'océan se réduisait à un carré d'eau abandonné aux confins du désert.

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Jill (Claudia Cardinale, sublime), jeune prostituée de la Nouvelle-Orléans, vient rejoindre sa nouvelle famille, massacrée par Frank et ses hommes, et le seul bien qui lui reste, leur ferme, fait l'objet de nombreuses convoitises Jill. Animée par la conscience de sa beauté, elle sait séduire et se laisser séduire, mener ses projets à terme. Tous les hommes du film gravitent autour d'elle, par intérêt ou désir, les deux parfois mêlés, témoin les scènes très ambigües avec Frank.

Cheyenne (Jason Robards), figure picaresque du bandit sympathique malgré ses sanglants méfaits, surgit au détour d'une séquence de façon inopinée, tire un coup de revolver, boit un verre... Et finit par mourir, dans ce qu'il pense être une forme de dignité, demandant à Harmonica (Charles Bronson) de ne pas le regarder alors qu'il rejoint lentement l'Au-delà.

Harmonica, pratiquement dénué de tout passé, tirant sur son instrument de lancinants leitmotivs, semble détaché des soubresauts animant ce monde de poussière et de sang. Prompt à éliminer ses ennemis avec une dextérité presque surnaturelle, il poursuit une visée mystérieuse, qui ne sera révélée qu'à la toute fin du film...

... Dans une ultime séquence de confrontation avec Frank, où Sergio Leone laisse éclater sa maîtrise de l'espace, son art peaufiné à l'extrême du gros plan. Sa caméra scrute de très près le regard de chat d'Harmonica, laisse les deux hommes se jauger, apprivoiser la distance qui les sépare avant de se retrouver face-à-face. Surgit alors, dans ce duel physique, un duel temporel, lorsqu'un flash-back vient briser la continuité du récit et révéler, enfin, les motivations d'Harmonica...

Que dire de plus ? On pourrait s'attarder sur la musique décalée qui accompagne les intrusions de Cheyenne dans l'histoire, le son assourdi des éoliennes lors de la longue attente des trois tueurs à la gare, bruit qui se tait brusquement quand Harmonica fait son apparition, comme se tait la plainte des criquets pendant le massacre de la famille McBain.

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Sergio Leone atteint ici la plénitude de ses effets, tant dans la lenteur millimétrée des séquences, que dans ses mouvements de caméra lyriques (lorsque celle-ci, par exemple, s'élève au-dessus de la gare où se trouve Jill, pour embrasser l'agitation et la clameur de la ville).

Au final, Frank et Cheyenne morts, Harmonica reparti vers un nulle part qu'il n'a peut-être jamais quitté, seule demeure Jill qui deviendra prospère grâce au chemin de fer bordant sa propriété.

Sergio Leone nous aura fait partager un peu de son monde, un monde où l'on meurt pour n'avoir pas assez vécu, un monde de poussière et de sueur, de sang et de larmes. Avec, en point de mire, des rêves enterrés sous le sable du désert, des rêves qui finiront bien par filtrer ces longues étendues blêmes...
Une autre hypothèse de lecture serait à chercher du côté du post-modernisme car Il était une fois dans l'Ouest passe pour être le premier film post-moderne. Le film est une réflexion sur un genre, le western. Un méta-film. C'est d'ailleurs la thèse défendue par Christopher Frayling dans son livre "Sergio Leone, something to do with death".
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