C’était le temps des whiskies sous les vérandas, des nuits moites sous la moustiquaire, des boys taciturnes regardant passer les Blancs à côté de l’Afrique véritable – le temps de la colonisation finissante. Claire Denis filme en connaissance de cause, elle qui a grandi au Cameroun en suivant son père fonctionnaire au hasard des nominations. À hauteur d’une fillette liée par une étrange complicité à un domestique noir, elle capte dans la langueur de la brousse l’expression des rapports pervertis entre maîtres et serviteurs : deux mondes étroitement mêlés mais irréductibles, séparés par une cloison trop étanche. Sans reconstitution solennelle ni psychologie envahissante, les visages parlent, les silences étouffent, la caméra fraye son chemin entre ombre et soleil, soupirs contenus et espoirs vains. 4/6
S’en fout la mort
Un film de nuit et de plumes affolées, un récit abyssal et suburbain où clignote le fanal essentiel de l’amitié, et qui se distingue de la tradition naturaliste du cinéma français par son écriture laconique, son style de filmage à hauteur de personnages. La caméra portée ne les traque pas mais s’implique dans leur histoire sordide, compagne de leurs parcours linéaires et souterrains, protagoniste parmi les autres dans le cercle funeste du "pitt", l’arène moquettée des combats de coqs. Ce monde de la clandestinité et des trafics louches, des Antilles intérieures et de la négritude déracinée, du refoulement social et de l’argent-roi, Claire Denis le dépeint en se dispensant d’un propos antiraciste confortable, pour mieux éclairer la spirale de la solitude, de l’exploitation économique, de la révolte suicidaire. 4/6
J’ai pas sommeil
De la sinistre affaire Paulin, Claire Denis tire une chronique urbaine en forme de ronde nyctalope, qui ne grandit ni ne diminue rien de l’acte criminel. Des corps circulent, se frôlent, s’enlacent dans le Paris métissé du XVIIIème arrondissement, un jeu de l’oie se développe dans l’entrelacs des raisons intimes, des petits crimes jamais dits du silence, de l’égoïsme, de la relégation et de la bonne conscience. Ce n’est ni une enquête policière ni un suspense psychologique, mais plutôt un film noir débarrassé de ses oripeaux, fait de mystère et de contradiction, d’errance insomniaque et de poésie immobile, de circonvolutions nocturnes, de volutes et de motifs. Un film-jazz en quelque sorte, dont l’amoralité tranquille fonctionne comme un bel effet de loupe sur notre myopie collective. 4/6
US go home
S’il fallait trouver une saine contre-proposition aux chroniques de l’adolescence trop souvent lestées de dolorisme démonstratif, ce pourrait être celle-ci. La réalisatrice y capte avec une facilité invisible ces moments vrais, peu dramatiques mais pleinement vécus, qui se nichent dans la mémoire de la jeunesse. Avec trois fois rien (le temps d’une journée et d’une soirée, quelques abandons à la danse, une virée nocturne avec un officier américain attentionné et rassurant), elle fait un modèle de pudeur et de transparence lumineuses. Éclairé par le naturel d’Alice Houri, par la tendresse d’une étreinte entre un frère et une sœur, par la rafraîchissante légèreté de son regard, le film est comme l’expérience heureuse de son héroïne : il n’est pas dénué d’amertume, mais on s’y sent intensément bien. 5/6
Nénette et Boni
De même qu’une grossesse est une question de fluides, de fusion entre des éléments complémentaires, la progression de cette chronique marseillaise relève presque de la procréation. Elle rend compte du long cheminement au bout duquel un frère et une sœur, d’abord prisonniers de leur isolement, déteignent l’un sur l’autre et finissent par former une troisième entité. Mais si l’on apprécie chez Denis son goût pour les récits en creux privilégiant les temps faibles et les profils perdus, elle semble ici ne revenir à son histoire que lorsqu’elle s’en souvient, et émietter négligemment un quignon de drame entre deux louchées de rêverie aqueuse. En résulte un huis-clos insaisissable, aussi rêche et peu aimable que ses personnages, dont le principe de réalité est constamment troué d’effusions fantasmatiques. 3/6
Beau travail
C’est d’abord la chaleur et le silence, capturés par une caméra sensitive qui transforme les paysages de Djibouti en espaces aussi physiques qu’abstraits, d’une picturalité affolante. Ici les hommes, légionnaires sculptés dans la primitivité des éléments et des puissances naturelles, marchent vers le soleil, s’épuisent à construire des routes qui ne vont nulle part, se meuvent avec une grâce chorégraphique qui exalte et emporte au-delà des mots et des clichés. Boule de muscles et de chagrin réprimé, l’adjudant enverra le beau soldat, objet de toutes les convoitises, agoniser sur le rivage blanc d’une plage de sel ; chassé de ce groupe qu’il considérait comme sa chair, il dansera finalement en solitaire, libéré, faisant son adieu rageur à la nostalgie. Un poème brut et minéral, hypnotique et solaire. 5/6
Trouble every day
Il faut s’armer d’un certain courage pour se confronter à l’expérience extrême constitué par ce film-limite. Avec l’image de Béatrice Dalle mastiquant dans un terrain vague, lors d’une aube ambrée (les ponts de Paris à l’heure du loup sont hantés), Denis impose d’emblée un climat anxiogène et hypnotique. La suite est à l’avenant, expérience trouble au cœur de nos entrailles, poème charnel et malade sur la puissance cannibale du désir, l’animalité des pulsions (vie et mort), qui invente un entre-deux fantastique nourri par la photo d’Agnès Godard et la musique des Tindersticks. À la lisère de la normalité et de la folie, du sommeil et de la veille, ce cinéma ne cesse d’interroger l’image, de tordre le cou à la réalité pour qu’elle rende son âme. Une sorte de transe dont on émerge fourbu et habité. 5/6
Vendredi soir
Ce serait dans l’œuvre radicale de Denis comme une échappée belle, un entracte de douceur légère, de ces films qui ont l’air d’avoir été rêvés plutôt que vus, comme suspendus à un fil de soie. Cela se passe un soir d’hiver dans Paris embouteillé par des grèves paralysantes. Un crépuscule qui flotte, une mélodie qui enveloppe, un brouhaha bruissant de mille vies lointaines, autant de choses difficilement exprimables que la mise en scène, sensualiste et tactile, parvient à rendre tangibles. Et dans l’espace confiné d’une voiture, champ clos de toutes les tentations, s’amorce une passion muette entre Valérie Lemercier, silencieuse, impalpable, et Vincent Lindon, viril et désirable. Pas de psychologie, pas d’explication, rien que le plaisir sans avenir. C’est peut-être la limite du film, c’est aussi sa qualité. 4/6
L’intrus
Comme toujours la réalisatrice opère par sensation tactile et imagerie instinctive. Plus qu’aucun de ses autres films, cette fugue au cœur d’une nature qui frémit, vibre, se glace ou s’échauffe porte le credo d’un art délesté des contingences dramatiques. Tout y est indéfinissable, incertain, amovible, tout oscille de la chair à la psyché, du temps présent au ravivement de la mémoire, dans une logique d’éparpillement spatial et temporel qui irrite constamment la compréhension rationnelle. Des montages du Jura au soleil de Pusan, de la ville-banque genevoise au charme mortifère de Tahiti, on suit le voyage statique et intérieur d’un protagoniste taciturne pour laisser (qui sait ?) un héritage, quelque signe positif après une existence en négatif. Son obscurité me laisse perplexe et peu concerné. 3/6
35 rhums
Chronique de l’émancipation d’une ado apprenant à se défaire d’un lien fusionnel avec son père. Le film travaille à en souligner la sécession, loin des coordonnées sociales et affectives ordinaires, et sa mélodie pleine d’insistances et d’ellipses est aussi celle du temps qui passe. Attentif au langage des corps et à la présence des lieux et des objets, faisant évoluer ses personnages à la faveur de silences, de gestes et de regards, il distille ses charmes antillais et vaporeux avec une douceur presque opiacée, en se livrant à une description du quotidien (le métro, la banlieue parisienne, le voisinage bienveillant) toute en infusions poétiques, allusions discrètes, nuages flottants, slows-reggae. En émerge un agréable sentiment de bien-être, une forme paisible de zénitude prolongée. Délicat et subtil. 4/6
White material
Dans un pays indéterminé d’Afrique a lieu une révolution. On évacue la région, mais une femme blanche refuse de quitter sa plantation de café. Coécrit par Marie Ndiaye, l’œuvre décrit un continent qui se vide de son sang. Aucune misérabilisme, aucune pitié, pas même une détresse. Juste le spectacle d’un paquebot qui coule, le regard de gamins assoiffés de violence, machettes à la main, et celui tout aussi buté d’une héroïne incapable de voir sa propre agonie. Claire Denis illustre un sentiment d’appartenance et de propriété qui contient sa part d’aveuglement, en exprime la sauvagerie âpre et latente avec une rudesse inconfortable. Étude d’une défaite, du contrecoup d’une culture de la colonisation faussement assimilée, le film témoigne d’une impassibilité glaçante qui laisse un peu à distance. 3/6
Un beau soleil intérieur
Fébrile quinqua, Isabelle enchaîne à un rythme boulevardier les rencontres comme autant d’hypothèses, cherchant avec une opiniâtreté désespérée et un romantisme dolent celle qui pourrait remédier à une inquiétude balancée de déceptions en empêchements. Elle renvoie à une autre héroïne : celle du Rayon Vert, dont le parcours rime avec le sien, jusqu’à sa conclusion en guise de fol espoir. Explorant pour la première fois les sentiers sinueux de la comédie sentimentale (tendance dépressive), la cinéaste s’attèle à une cocasse mais pathétique anatomie des ratés du discours amoureux, à une épopée du désenchantement affectif qui analyse au gré des expériences le dérèglement invasif des comportements de séduction. La variété et le brio du prestigieux casting parachèvent le charme de l’ensemble. 4/6
High life
D’une cinéaste aussi libre et irréductible, inutile d’attendre Les Douze Salopards dans le cosmos. Sa proposition SF, radicale, stimulante, fouailleuse jusqu’à l’os, subvertit le genre tout en en préservant l’essence. La biologie l’emporte ici sur la physique, et il s’agit de voir, de subir, de ressentir les effets plutôt que de comprendre les implications d’un voyage sensitif dont le minimalisme low-tech cultive une complète et immersive fascination. Si dans l’espace personne ne vous entend crier, c’est parce que notre condition y est réduite à sa plus simple expression : solitaire, minuscule, prête à exploser (l’esprit comme le corps), soumise aux contingences des fluides et de la matière, inéluctablement aspirée par le soleil noir de la mélancolie, mais apte à préserver à travers la relation d’un père et de sa fille le dernier quantum d’humanité. 5/6
Top 10 Année 2018
Mon top :
1. High life (2018)
2. Beau travail (1999)
3. Trouble every day (2001)
4. US go home (1994)
5. Chocolat (1988)
Remarquables machines de captation des corps, des ambiances, des lieux, les films de Claire Denis dévoilent un art plastique, poétique, pulsionnel, qui possède une identité bien à lui. Ce cinéma résolument en dehors des sentiers battus est parfois difficile et peu engageant, mais le plus souvent particulièrement fascinant.