Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Message par Thaddeus »

Les avis ne sont globalement pas folichons sur ce qui demeure sans doute mon film de Bresson préféré après Un Condamné à Mort s'est échappé.
Kurwenal a écrit :Tourné en 44, en pleine occupation allemande, c'est le second film de Bresson où sans être univoque ni constante, la rigueur percutante du réalisateur est déjà très présente.
Tiré d'un épisode du fabuleux Jacques le Fataliste de Diderot ( que tout le monde se devrait de reconnaître comme l'une des plus grandes oeuvres littéraires de langue française), porté par les dialogues de Cocteau ciselés comme on peut l'imaginer, le film présente l'histoire de la vengeance implacable et machiavélique d'une femme délaissée.
Quelque peu histrionique, le jeu de Maria Casares séduit et participe par là-même à précipiter le spectateur, qui s'arrêterait à l'apparence de surface, vers toute la vérité, en creux. Il faut aller la chercher dans un jeu du double et une relative inversion des valeurs la dénonciation d'une certaine société et surtout la cruauté du monde.
Ne cherchez pas le mélodrame ou la romance, trouvez plutôt dans ce film le symbolisme de la renaissance.
Un film en apparence simple qui cache la complexité de son projet avec un adresse exceptionnelle. Bresson, cinéaste non commercial, se hisse déjà au niveau de l'excellence. Brillant. Mais beau aussi.
Kurwenal a écrit :
Vic Vega a écrit :Un beau film c'est vrai mais encore totalement bressonien -dialogue trop littéraire-, je préfère Pickpocket par exemple.
Littéraire? ...pourquoi pas
Diderot, puis Cocteau crédité au générique peuvent laisser penser cela!
Maintenant, ce qui est littéraire pour l'un ne l'est pas nécessairement pour l'autre...tout dépend d'où l'on part. Langage châtié ne signifie pas pour autant littéraire...et surtout ne pas oublier que les Dames ne se déroule pas somme toute dans le même contexte que Pickpocket, logique qu'on y parle différemment , non?
A mon humble avis ce qui peut sembler littéraire serait plutôt le parti pris de l'austérité, du phrasé si particulier, du choix du mot et de la précision que visait toujours Bresson. Cela dit, que l'épure, au niveau du langage aussi, de ses derniers films ne soit qu'en gestation dans les Dames, c'est bien ce que je pense.
En tout cas et très personnellement un dialogue dans lequel on trouve par exemple; "Mon cher, vous avez épousé une grue" ne m'apparaît pas essentiellement littéraire :lol: mais particulièrement significatif de la richesse de la langue française. 8)
Majordome a écrit :Pour son deuxième film tourné immédiatement après la libération, Bresson décide d'adapter un conte de Diderot, dialogué par Jean Cocteau, avec Paul Bernard et la sublimement photogénique Maria Casarès.
Il s'agit ici d'une machiavélique histoire de vengeance, diablement menée et filmée avec un sens de l'esthétisme qui n'est pas sans rappeler Ophüls.
Un petit trésor porté par ses acteurs admirables, un Noir et Blanc et une mise en scène mémorable.
Depuis le temps que je voulais le voir... je sens que le Critérion rentrera dans ma dvdthèque dès que mes moyens me le permettront.
k-chan a écrit :Un film magnifique ! La douce histoire de vengeance d'une femme sur son amant qui la quittée. Des images en noir et blanc veloutées, des dialogues qui sont tel une caresse (signés Jean Cocteau) et qui n'ont rien à envier à ceux d'un Jacques Prévert, et des acteurs fabuleux (Maria Casarès la première, qui ne s'était parait-il pas du tout entendu avec le réalisateur).
Autant de qualités au service d'une mise en scène parfaite, signée Bresson donc, qui n'avait pas encore adopté son célèbre style.

Une perle !
Kurwenal a écrit :Les Dames du Bois de Boulogne est une des plus parfaites tragédies psychologiques racontée par le cinéma: une vengeance minutieuse, exécutée froidement (au fil du rasoir) et un amour qui s'impose malgré tout.
Le récit cruel est d'une fabuleuse précision, le réalisateur fait se mouvoir les personnages dans un décor presque abstrait et volontairement impersonnel, jouant ainsi sur une brillante intemporalité. La caméra de Ph. Agostini photographie comédiens et décors sans concession à une prétendue composition artistique, préoccupée uniquement de la fonctionnalité dramatique. Tout est subordonné, musique comprise, à une vision ascétique faisant fi de tout éclat passionnel: la violence est intérieure et les images , comme les dialogues stylisées, d'une élégance rare, en sont les seuls véhicules. C'est un film construit et dirigé d'une main de maître par Bresson et si l'on peut y déceler ça et là de rares baisses de tension il faut se féliciter de cette création intègre, exigeante, lucide dont l'impact dramatique, au sens premier du terme, parvient à minorer ces quelques défauts.
Un film dont les re-visions périodiques n'altèrent jamais chez moi le pouvoir de séduction.
Eusebio Cafarelli a écrit :Pour moi c'est une découverte, c'est même le premier Bresson que je vois et... je me suis un peu endormi en cours de route :?

Bref pas séduit. Certes beaucoup d'éléments sont remarquables, à commencer par la composition de Maria Casares en "veuve noire" impitoyable, ou encore le mariage qui ressemble à une cérémonie funèbre. Mais l'ensemble me parait terriblement daté (même si c'est une adaptation de Diderot) années 30 mondaines (film de 1945), avec des préoccupations morales d'un autre temps, une sorte de rédemption chrétienne prévisible
Spoiler (cliquez pour afficher)
puisque Agnès, la "grue", la fille perdue, en quelque sorte ressuscite grâce au pouvoir de l'amour
ou encore un héros (Paul Bernard) bien terne (je trouve aussi les dialogues de Cocteau, comment dire, beaucoup trop littéraires...)
C'est Diderot, c'est tellement plus sage que Choderlos de Laclos...
bruce randylan a écrit :les dames du bois de Boulogne ne m'a pas emballé plus que cela ( ayant déjà adoré le Bresson de Un condamné à mort s'est échappé apprécié celui de Journal d'un curé de campagne ).

Jeu d'acteur ( et actrices ! ) daté et peu inspiré ( même si maquiller et éclairer la "méchante" comme une vampire est une très bonne idée ), présence anecdotique de Cocteau aux dialogues très moyens. Fin expédiée et bâclée.

Bref à part une photo pas trop moche et une mise qui se contente de filmer les personnages dans des appartement vides pour montrer leur solitude, pas grand chose à se mettre sous la dent.

Mais bon, je suis méchant, le synopsis était très bon ( une femme blessée par son amant manipule son entourage pour le blesser à son tour ). Dommage que l'histoire et le traitement ne soit pas à la hauteur :?

Un belle grande déception pour un film que me faisait envie depuis longtemps.
Ballin Mundson a écrit :Avec tout ce que j'avais pu lire sur Bresson, j'étais plein d'appréhension en découvrant ce film.
Finalement j'ai été très surpris de découvrir un film au style très classique et très abordable.
Une machination implacable à la liaisons dangereuses sans temps mort avec des dialogues dans un français éblouissant.
En revanche le "jeune premier" pour lequel s'étripent ces dames est aussi charismatique et émoustillant qu'un sandwiche mouillé.
Il me semble aussi que le film aurait été plus cruel et plus fort sans l'épilogue larmoyant et mélodramatique.
Nestor Almendros a écrit :Ce n'est pas un cinéma qui me touche, je ne m'y sens pas à ma place, il ne m'inspire pas. C'est un style particulier, très contenu, aux développements scénaristiques intéressants mais dont le traitement me laisse froid.
Pourquoi ai-je tenu à en parler ici, alors? J'ai été séduit (le mot est adéquat) par Maria Casares. Je ne connais pas cette actrice (en tout cas je ne l'avais jamais remarqué auparavant) mais elle est ici diaboliquement envoutante. Un charme noir, ténébreux, par son physique (brune très classe, ici habillée de noir), sa voix (un brin cassée), ses regards en coin (que Bresson semble également énormément apprécier, puisque son style se repose en partie sur le jeu des regards).

J'ai noté aussi, pour l'anecdote, une forte ressemblance (en brune) avec Chloé Sevigny.
Wadam a écrit :Aidé par de magnifiques dialogues écrits de la main de Jean Cocteau, poète dans l'âme et dans le ton, Bresson se concentre sur les rapports difficiles et acerbes entre les classes sociales. Si le film est loin de dénoncer la piètre condition des plus démunis, il montre à voir une scabreuse manipulation psychologique et morale. Une dame de la haute société orchestre une vengeance autour de son ancien amant. Elle utilise une jeune femme de cabaret pour le séduire, et l'attire dans le piège de l'amour. Le rabaissement social hante systématiquement les face-à-face entre les différents personnages. Le rapport de force naturel est perçu avec virulence et causticité. Les individus sont condamnés à s'aimer puis à se haïr, ou à se haïr puis à s'aimer. Mais au delà de ces émotions qui forgent tout être humain, il n'y a pas de passion sans preuves de cette passion. La célèbre réplique écrite par Cocteau illustre à point nommé les événements dramatiques qui se déroulent dans ce film de Bresson. Un être peut aimer et rendre de la haine envers celui qui aime.
Comme pour Les Anges du Péché, Robert Bresson en est encore aux prémices de son identité cinématographique. Mais il choisit l'humilité et traite avec beaucoup de retenue cette libre adaptation d'un écrit de Denis Diderot. On sent le cinéaste très mesuré dans ses choix techniques et dans l'élaboration des scènes. Rien ne doit être exagéré, et aucune surenchère n'est permise. La gravité du sujet ne doit pas être prétexte à des égarements émotionnels.
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Thaddeus
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Re: Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

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Forces contraires


Le second essai cinématographique de Robert Bresson est l'histoire d'une lutte à tous les niveaux. Tout y trahit le conflit, l'incertitude et la contradiction. Deux directions se confrontent, mais au lieu de s’annuler viennent s'ajouter pour aboutir à une œuvre où l’univers et la pensée du réalisateur d'une part, ceux du dialoguiste Jean Cocteau d'autre part, se provoquent et se contredisent. Examinons les personnages : d'un côté Agnès, entière, fragile et directe, danseuse dans le besoin, que sa mère hyper-théâtrale agace au point qu'elle manque de la quitter. De l'autre Hélène, noire, luisante, torche vive, qui manœuvre et manigance. Entre les deux, l'amour. Le nouvel amour, pour Agnès, qui est folle de Jean. L'ancien amour, pour Hélène, qui est toujours folle de lui. Le lieu : Paris des mystères et de la pluie, cascade du bois de Boulogne et bassin de Port-Royal. Sites où les personnages laissent leurs traces tristes, comme pour se contempler dans des miroirs invisibles. Miroirs : présence de Cocteau. S'il fallait simplifier, on pourrait dire que face à la pureté bressonienne, Hélène, que joue Maria Casarès, c'est Cocteau. Avec d'autant moins de chance de se tromper que, cinq ans plus tard, l’actrice sera la Mort dans son Orphée : même habit de velours noir, même interminable automobile véhiculant le destin sur les parcours des dieux, même envahissante présence des objets qui permettent la communication avec l'autre et l'au-delà. La boite en or, aussi, qu'Hélène offre à Jean lorsqu'ils se quittent. Elle est presque créature de chair et son métal est un messager ("L'or vous ressemble, Hélène, froid, chaud, sombre, clair, incorruptible"). L'ascenseur enfin, qui renvoie au rez-de-chaussée en même temps qu'au néant l'amant naïf qui a cru trop longtemps à la magnanimité de sa maîtresse. Ces choses, il est évident que c'est Cocteau qui les a voulues et lui seul. Tandis que déjà Bresson s'efforce à une dédramatisation austère et vite crispante, Cocteau surajoute du théâtre à son théâtre et, par l'artificiel, atteint plus profondément. Ces travellings soyeux, qui introduisent dans un aquarium où se débattent d'étranges victimes, sont ceux qui plus tard aideront à passer les miroirs, ceux-là même qui feraient bien de "réfléchir davantage".


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Hélène apparaît au centre d'une histoire dont elle écrit seule le scénario et conduit la mise en scène, avec un mélange de flamme intérieure et de froideur extérieure qui en fait un monstre venimeux. Elle provoque la mésalliance d’un grand bourgeois, soucieux plus que tout de réputation et d'étiquette, avec une "grue", ainsi qu'Agnès (incarnée par l’émouvante Elina Labourdette) est désignée à plusieurs reprises. À travers elle, le sentiment de vengeance se transforme en un hybris maîtrisé, et par là d'autant plus implacable. C'est pourquoi elle est une héroïne tragique : entièrement soumise à une passion mauvaise et dévorante, que seul vient atténuer parfois son amour pour Jean, ce sont les stratagèmes qu'elle engendre pour triompher qui sont complexes, et non son caractère, aussi lisible qu'un trait d'encre noire. Il émane de ce personnage une noblesse de l'intransigeance que la cruauté et les calculs ne parviennent jamais à estomper tout à fait. La première séquence vise aussi à l’installer en effigie de la dignité blessée puisque c'est un ami qui lui ouvre les yeux sur le désintérêt de Jean à travers l'aphorisme "Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour..." Sa vengeance provient d'une souffrance et elle lui sacrifie tout avec une austérité presque janséniste : peu de chose finalement la sépare des grandes mystiques. Hélène est une inspirée, mais par le mal. Elle incarne Circé avec ses voyageurs captifs ou changés en pourceaux. Elle est aussi la princesse troyenne qui provoqua une guerre légendaire et sanglante entre deux nations. L’espace semble se déployer devant elle quand le majordome ouvre en grand la porte à deux battants. L’étendue de son empire est comparable à celui de l’impératrice Catherine la Grande à laquelle elle s’apparente par sa toque de fourrure et par ce gigantesque secrétaire ancien dans son salon, quadrillé de tiroirs, couronné d’une rambarde à jours, et surmonté d’une ombre tubulaire de tuyauterie comme un grand poêle de faïence russe. Le même cependant, rappelant les meubles à secret de la Renaissance, introduit la figure maléfique de Catherine de Médicis, autre mythe composant en sous-main le personnage, toujours vêtu de longues robes surannées à manches ballon. Les balustres du balcon entraperçu à travers la fenêtre évoquent le palais italien et le linteau de la cheminée supporte une pendulette XVIème siècle. Face à elle, Agnès mérite une estime au moins aussi haute, à la fois par la combativité intuitive qu'elle lui oppose, par sa franchise (elle écrit à Jean une lettre de confession qu'il se refuse à lire) et par la grandeur morale dont elle fait preuve dans l'abnégation une fois son passé révélé. On en voit le meilleur indice dans le fait que la dernière séquence délaisse complètement Hélène à son profit : l'accomplissement du châtiment mondain ne peut rien contre la puissance d'un amour qui est force de vie quand on laisse entièrement parler un cœur sincère. Au "Je me vengerai" d’Hélène (qui semblait déjà faire écho au "Alors, la guerre" de Madame de Merteuil dans Les Liaisons Dangereuses) répond à distance le "Je lutte" d’Agnès, entrouvrant à la dernière minute le récit vers ailleurs.

Les Dames du Bois de Boulogne, double film donc, est à la fois l'aube et le crépuscule, le lieu exact où nuit et jour se rencontrent. Où le blanc et le noir se refusent à faire du gris et donnent à la vie une couleur inconnue, à la fois plus de noir et plus de blanc. De même que les objets, les dialogues sont extrêmement codés : lorsqu’Hélène dit qu'elle tombe à pic, il faut entendre qu'elle tombe à Pique. Comme la dame du même nom, cette fausse grandiloquence un peu surannée se retrouve partout dans le texte, quand il est question d'anges, de sublime, de spectacles et de soleil. C'est encore une fois la lutte de l'austérité contre l'ostentation, de la pureté contre la perversité, bref un endroit idéal où les parfaites apparences formelles protègent et favorisent les élans et les cris. C'est le miracle de la coexistence de l'eau (la fontaine, la source) et du feu (la cheminée, la motivation destructrice d'Hélène, sa rouerie). Quoi qu'en pense Bresson, l'intention nécessite un espace. Cet espace, si le réalisateur tente de l'effacer, Cocteau l'accentue, et le résultat finalement est le même : la création d'un lieu privilégié dont le côté cour sera l'appartement dénudé d'Agnès, qui n'a pour l'éclairer qu'une fenêtre misérable, et le côté jardin la luxuriance de l'hôtel particulier d'Hélène, avec sa vaisselle précieuse et ses domestiques muets. Aspérité du dénuement contre feutre de l'opulence. Hélène et Agnès s'opposent point par point : les fourreaux noirs de la première, ses bibelots luxueux, sa fastueuse limousine, son téléphone toujours à portée de main s'inversent chez la seconde en un imperméable sans forme, un chaperon de petite fille, quelques meubles sans valeur et un téléphone chez la concierge. Seule la blancheur vaporeuse de sa robe de mariée fait exception. Le rapport de force se retrouve aussi entre l'abstraction des dialogues raciniens ciselés par Cocteau et la présence accordée aux bruits environnants, traités sur un mode qui n'est pas sans renvoyer à ce que, des années tard, on appellera la musique concrète : bruits de la pluie et de la cascade, bruits de klaxons, bruits de foule viennent sans cesse parasiter des paroles trop écrites et trop belles. Le choc fait surgir la tragédie d’un drame bourgeois qui, en d’autres mains, aurait pu donner lieu à une pièce de boulevard. Bresson filme des intensités, des enchaînements, des assemblages action-réaction. Au fond, Les Dames du Bois de Boulogne ferait songer à un exercice de virtuosité musicale plus encore que cinématographique si ne prenait existence un élan vital qui peut être pure volonté (Hélène), pulsion désirante (Jean) ou résistance à l’adversité (Agnès).


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Reprocher au film sa désinvolture sociale reviendrait à hurler dans le désert : Bresson comme Cocteau ne croient guère à l'âme commune. Le général les ennuie. Ce n'est pas la fresque qui les intéresse mais le portrait en abîme. Leur quête du sacré par des voies divergentes trouve un même écho dans cette affirmation d'une suprématie de l'amour individuel. Agnès, au dénouement, se voit accorder la suprême volonté d’un sursaut salvateur. Son agonie ne peut plus rien, et on sait bien qu'elle survivra. Un plan l'indique : lorsqu’Hélène apprend à son ancien amant qu'il vient d'épouser une prostituée, on est à l'intérieur de la voiture de Jean. Celui-ci est au volant. Il démarre. Hélène est alors coupée, renvoyée hors-champ de façon nette et définitive, comme retranchée de l'espace qui nous occupe. Elle aura beau lutter, l'innocence l'emportera. Cette innocence dont la Mort elle-même accusera le Poète dans Le Testament d'Orphée. En même temps que se construisait la prison effroyable d'Agnès dévorée par Hélène, une force invisible bâtissait la délivrance de la jeune fille. Ce que Bresson traque par le dépouillement, l'inexpressivité, la rigueur, Cocteau le crée par l'exubérance, la surcharge et le recours aux symboles restitués. Le miracle a lieu et tout se fait par passage, presque par passation. Sans doute que si Cocteau avait dirigé seul le film, la mort d'Agnès l’eût conclu. Jean, devenu Orphée, aurait alors pu partir à la recherche de sa femme. Mais c'est à Bresson qu'est due cette fuite du réalisme pour atteindre l'art. Dans la scène de danse où Agnès se produit en claquettes et chapeau claque, n'importe quel metteur en scène, sans intention autre que de montrer, l’aurait caressé amoureusement à renfort de délires panoramiques, de raccords savants, de caméra locomotive lancée à cent à l'heure. Ici rien de tout cela : un plan fixe, à plat, pour souligner la représentation et le fait qu’elle est vue par Hélène comme un simple décor de son paysage mental. Un pion sur son damier. Cette lutte d'objets, de mécanismes lisses et propices au silence se déroule avec tant d'élégance, d'impudeur et d’irréalité qu'elle apparaît comme un de ces diamants que l'on brûle pour n'en garder que la cendre. Elle illustre bien la formule contradictoire par quoi Cocteau, toujours lui, définissait le cinéma : "Une encre de lumière."


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Dernière modification par Thaddeus le 14 févr. 22, 19:55, modifié 1 fois.
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Re: Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Message par Karras »

Je l'ai vu récemment à l'occasion de la sortie de Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel Mouret qui s'inspire du même épisode de Diderot. J'avais beaucoup aimé l'interprétation de Maria Casarès mais la version de Mouret m'a plus séduit par la fluidité de ses dialogues.
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Re: Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Message par Supfiction »

Karras a écrit :Je l'ai vu récemment à l'occasion de la sortie de Mademoiselle de Joncquières d'Emmanuel Mouret qui s'inspire du même épisode de Diderot. J'avais beaucoup aimé l'interprétation de Maria Casarès mais la version de Mouret m'a plus séduit par la fluidité de ses dialogues.
Oui. Les dialogues sont plus jouissifs et plein de malice chez Mouret. En dépit du caractère impitoyable du personnage joué par Cécile de France, tout est plus léger et moins empesé sans trahir les enjeux dramatiques ni trop trahir le contexte historique (malgré la barbe du marquis Baer). On s’y amuse un peu comme dans un Lubitsch.
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Re: Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Message par Alexandre Angel »

@Thaddeus
J'ai choisi mon camp et suis avec toi sur l'essentiel : Les Dames du Bois de Boulogne n'est pas une œuvre pesante et datée mais bien un film moderne, hypnotique et nourrissant.
Tu exprimes bien comment la réussite du second long métrage de Bresson provient du faux choc entre deux tempéraments artistiques (Bresson et Cocteau) et, en fin de compte d'une vraie complémentarité. Car ce que le film nous apprend, c'est qu'il y a quelque chose de "bressonnien" chez Cocteau et de "coctauesque" chez Bresson.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Les Dames du Bois de Boulogne (Robert Bresson - 1945)

Message par Supfiction »

Ce qui me gêne dans le film de Bresson, c’est surtout le décalage entre l’époque de transposition choisie (l’époque contemporaine au film, qui plus est à Paris) et l’intrigue d’un autre temps. De plus, Agnes est devenue une simple danseuse de cabaret (à cause de la censure ?). Ainsi, il y a comme une incompréhension face au personnage d’Agnes dont on ne comprend pas bien pourquoi elle accepte de se laisser faire. Ses relations avec le personnage de Paul Bernard sonnent un peu faux par conséquent et il n’est même pas évident d’accepter pourquoi il tombe amoureux ou croit tomber amoureux aussi facilement. On ne l’imagine pas une seconde en coureur libertin alors que tout est évident et coule de source avec Edouard Baer face à Alice Isaaz.
Maria Casares est parfaite en revanche. On sent le feu de la jalousie et de la vengeance brûler dans ses yeux.
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