Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Dale Cooper
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Dale Cooper »

Demi-Lune a écrit :La nuit (1961)

Qu'on ne se méprenne pas : ça reste toujours aussi chiant et j'ai pris beaucoup plus de plaisir devant un "petit" film comme Brewster McCloud que devant cet essai qui met les nerfs du spectateur à rude épreuve. La seconde heure, avec la réception, j'ai dû me faire violence pour la regarder jusqu'au bout. Il ne se passe strictement rien (on va me rétorquer qu'avec Antonioni, c'est quand rien ne se passe que tout se passe, que l'ennui est consubstantiel à la démonstration).
MAIS le film travaille la mémoire et s'imprime remarquablement (je me souvenais encore pratiquement de tout) grâce à son épure formelle, cette force indicible du noir et blanc qui renvoie aux vides et aux silences qui séparent Mastroianni et Moreau. La nuit a quelque chose de l'énigme qui résiste à la défloraison. Cela reste tout aussi "simple" qu'impénétrable. Pour des raisons peut-être tordues, ce film me fait un peu penser à L'année dernière à Marienbad sorti la même année (les tenues de soirées, ce flottement permanent, l'érotisme latent, la modernité froide et théorique même si le style et les enjeux sont totalement différents), et qui laisse aussi pas mal de cinéphiles sur le banc. Sans mettre La nuit sur le même piédestal, ça me titille pas mal quand même, cette affaire. J'étais comateux au sortir de ces deux très longues heures et m'apprêtais à coller une note moyenne, mais on repense aux images, à la force qui s'en dégage, des cheveux plaqués par la pluie de Moreau à ceux noirs de Monica Vitti, des façades anonymes de HLM à l'embrassade finale, qui récompense la persévérance du spectateur en libérant enfin les vannes de l'émotion. C'est ennuyeux à mourir, mais obsédant. Film creux ou film majeur, mon appréciation varie sur les deux extrêmes du spectre. Mais une chose est sûre : tout important soit-il, ce n'est pas un film qui me touche, qui correspond à ce qui me fait vibrer en tant que spectateur. Il y a eu réévaluation objective, mais je ne pense pas y retourner avant très, très longtemps.
C'est marrant, je pensais que c'était le film qui avait le moins de chances de déplaire à ses détracteurs (au-delà de ce que tu dis sur les images qui s'impriment sur la rétine), qu'il s'agissait de son film le plus abordable... J'ai presque envie de dire "qui raconte une histoire, celui-là", étant loin de la liberté de ton, des symboles de films à la Blow-Up ou Le Désert rouge. Le moins chiant quoi...
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par ATP »

Demi-Lune a écrit :La nuit (1961)

Qu'on ne se méprenne pas : ça reste toujours aussi chiant et j'ai pris beaucoup plus de plaisir devant un "petit" film comme Brewster McCloud que devant cet essai qui met les nerfs du spectateur à rude épreuve. La seconde heure, avec la réception, j'ai dû me faire violence pour la regarder jusqu'au bout. Il ne se passe strictement rien (on va me rétorquer qu'avec Antonioni, c'est quand rien ne se passe que tout se passe, que l'ennui est consubstantiel à la démonstration).
MAIS le film travaille la mémoire et s'imprime remarquablement (je me souvenais encore pratiquement de tout) grâce à son épure formelle, cette force indicible du noir et blanc qui renvoie aux vides et aux silences qui séparent Mastroianni et Moreau. La nuit a quelque chose de l'énigme qui résiste à la défloraison. Cela reste tout aussi "simple" qu'impénétrable. Pour des raisons peut-être tordues, ce film me fait un peu penser à L'année dernière à Marienbad sorti la même année (les tenues de soirées, ce flottement permanent, l'érotisme latent, la modernité froide et théorique même si le style et les enjeux sont totalement différents), et qui laisse aussi pas mal de cinéphiles sur le banc. Sans mettre La nuit sur le même piédestal, ça me titille pas mal quand même, cette affaire. J'étais comateux au sortir de ces deux très longues heures et m'apprêtais à coller une note moyenne, mais on repense aux images, à la force qui s'en dégage, des cheveux plaqués par la pluie de Moreau à ceux noirs de Monica Vitti, des façades anonymes de HLM à l'embrassade finale, qui récompense la persévérance du spectateur en libérant enfin les vannes de l'émotion. C'est ennuyeux à mourir, mais obsédant. Film creux ou film majeur, mon appréciation varie sur les deux extrêmes du spectre. Mais une chose est sûre : tout important soit-il, ce n'est pas un film qui me touche, qui correspond à ce qui me fait vibrer en tant que spectateur. Il y a eu réévaluation objective, mais je ne pense pas y retourner avant très, très longtemps.
Même avis que toi, mais pourtant j'ai bien aimé L'Eclipse!
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Père Jules
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Père Jules »

Vitti et Antonioni, une passion italienne
http://www.lemonde.fr/m-actu/article/20 ... 97186.html
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Federico »

Père Jules a écrit :Vitti et Antonioni, une passion italienne
http://www.lemonde.fr/m-actu/article/20 ... 97186.html
Bel article.
Ce passage laisse rêveur...
Monica Vitti n’entre pas dans les canons de l’Italie des années 1950 : peu photogénique, insuffisamment voluptueuse, elle n’a pas le glamour de Gina Lollobrigida, de Sophia Loren et de Silvana Mangano. Ses taches de rousseur, son nez trop fort et le timbre âpre de sa voix qui fait merveille pour doubler les pochtronnes et les prostituées intimident les producteurs.
:o :shock: :roll: OK, la photo ci-dessous date de la décennie suivante m'enfin bon...
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par ATP »

Ca vaut le coup Identification d'une Femme? J'ai eu des avis partagés dessus...
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Geoffrey Carter »

ATP a écrit :Ca vaut le coup Identification d'une Femme? J'ai eu des avis partagés dessus...
Identification d'une femme est surtout notable dans le sens où il marque une rupture par rapport aux précédents films italiens du cinéaste comme L'Avventura où l'objet de l' « identification » était l'homme, la réalité étant filtrée à travers les yeux d'une ou plusieurs femmes. Ici, c'est l'inverse : le personnage principal, un metteur en scène, observe la réalité et tente d'identifier le monde des femmes. La conclusion « active » (« Ni happy end, ni catharsis, mais un juste milieu qui ouvre une perspective sur l'avenir » selon Antonioni) n'est pas la seule nouveauté du film. Pour raconter les vicissitudes amoureuses de ses personnages, le cinéaste ne s'est jamais montré si détaché et ironique, évoquant même Le Charme discret de la bourgeoisie à certains moments même s'il lui manque la subversion corrosive de Buñuel. Par ailleurs, l'intrigue du film n'est pas sans rappeler le chant du cygne du metteur en scène espagnol, Cet obscur objet du désir, autre essai ironique sur l'énigme de la femme à l'ère du féminisme et de la violence.

Si la curiosité à l'égard des nouvelles générations peut surprendre chez un cinéaste alors âgé de près de soixante-dix ans, la tentative de renouvellement du langage est encore plus étonnante. Identification d'une femme pourrait être la première oeuvre d'un jeune talent. Afin de se consacrer uniquement aux personnages et aux faits, Antonioni (assisté de son scénariste Gérard Brach) laisse de côté le contexte alors que ses films précédents tissaient un lien étroit entre l'environnement d'un personnage et sa situation psychologique et sentimentale. Renonçant au plan-séquence, il adopte un découpage plus nerveux et fragmenté. Les plans longs s'adaptaient au climat d'attente, à la résignation, au désespoir des années 60, mais aujourd'hui il n'y a plus solitude, attente et crise du couple partagées dans la totalité de l'espace cinématographique, l'homme est seul au milieu de ses rêves et de ses doutes, face à des femmes affirmées, résolues. D'où un découpage en plans brefs, enchaînant les ellipses, une caméra très mobile suivant la course existentielle de Niccolò et des cadrages rigoureux pour des impressions fugitives.
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Amarcord »

Amazon : le Blu-ray de L'Eclipse est à 9,99€.
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Profondo Rosso
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

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Femmes entre elles (1955)

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Clélia revient à Turin, dont elle est originaire, afin d'y créer la succursale d'une maison de haute-couture romaine. Là, elle se lie avec un cercle de femmes issues de la grande bourgeoisie, et fait aussi la connaissance de Cesare, un décorateur qui supervise les travaux de son salon. C'est surtout le drame personnel de l'une d'entre elles, Rosetta, amoureuse désespérée du peintre Lorenzo marié à Nene, qui sollicite toute sa sensibilité.

Femmes entre elles est une œuvre assez méconnue de Michelangelo Antonioni mais qui à l’époque marquera une certaine reconnaissance internationale (Lion d'argent à la Mostra de Venise en 1955) après des premiers films simplement salués par la critique italienne. Antonioni adapte ici la nouvelle Tra donne sole de Cesare Pavese, écrivain dans lequel il se reconnaît par la richesse et la mélancolie de ses personnages féminins. Cependant quand Pavese nouait une forme de tragédie à travers le mal-être de ses héroïnes (en mettant en avant le personnage interprété par Eleonora Rossi Drago dans le film), Antonioni y ajoute un portrait acerbe de de la bourgeoisie turinoise à travers un groupe de femmes.

Chaque héroïne témoigne dans son cheminement de la société italienne patriarcale d’alors et donc de leurs rapport aux hommes. Clélia (Eleanor Rossi Drago) dans sa volonté d’indépendance se condamne à une forme de solitude en refusant la romance possible avec Carlo (Ettore Manni). Rosetta (Madeleine Fischer) par dépit amoureux envers le peintre marié Lorenzo (Gabriele Ferzetti) cède au suicide tandis que Nene (Valentina Cortese) l’épouse de ce dernier n’ose embrasser ses ambitions artistiques par peur de le perdre. Enfin la volage Momina (Yvonne Furneaux) multiplie les liaisons alors qu’elle vit en ville séparée de son époux. Toutes se définissent donc par leur rejet ou soumission aux hommes, mais sans qu’Antonioni cède à la facilité de faire de ces derniers leurs cruels tourmenteurs - la première tentative de suicide de Rosetta intervenant d’ailleurs avant la liaison, par simple désespoir sentimental. Ce sont les codes de cette bourgeoisie qui façonnent ce mal-être, notamment sociaux entre Carlo et Clélia qui se refuse à nouer une romance la ramenant son passé modeste et au simple statut d’épouse. Le cynisme et le détachement sert également à remplir le vide pour Momina dont les encouragements font basculer les plus fragiles Rosetta et Nene, au destin sacrificiel chacune à leur manière.

Antonioni montre ainsi la communauté d’ami(e)s se constituer et le fossé se creuser dans des rapports peu sincères. Le réalisateur notamment de l’agencement de ses personnages pour l’exprimer, un environnement commun extérieur (la scène de la plage) comme intérieur (la soirée dans l’appartement de Momina) exilant toujours le personnage le plus faible (Rosetta puis Nene) et victime des médisances des autres. Le décor sert aussi cette distance, que ce soit dans son évolution (la maison de haute-couture en travaux autorise le rapprochement entre Clélia et le prolétaire Carlo, mais le même lieu devenu clinquant et luxueux signe leur séparation et différence sociale) ou ses différences (la visite de son ancien quartier turinois qui là encore rapproche Clélia et Carlo, mais ensuite celle d’un magasin de meuble ou le sens pratique de Carlo s’oppose au raffinement de Clélia). La bienveillance et la vilénie ordinaire s’entrecroisent dans un quotidien sans but (toutes les femmes sont nanties ou entretenues) fait de soirée mondaines et messes basses interchangeables. Les héroïnes « actives » y sacrifient leurs vies sentimentales ou leur destin professionnels, à cause des hommes mais surtout par le conditionnement de leur milieu bourgeois. Antonioni parvient à se montrer cinglant tout en préservant une émotion sincère qui ne fait jamais prendre de haut ou juger les protagonistes. Une réussite majeure qui précède les classiques plus célébrés à venir. 5/6
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Thaddeus
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Thaddeus »

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Chronique d’un amour
À l’instar des Amants Diaboliques de Visconti, le premier long-métrage de l’auteur n’est pas sans apparaître comme un avatar transalpin du film noir américain. Couple criminel, mari soupçonneux, détective privé, chambres d’hôtel constituent les éléments d’une enquête qui, par sa mise en scène au compas et au rapporteur, son style personnel fait de rigueur et de dépouillement, tient à bonne distance les protagonistes et leur agissements. Mais l’artiste se démarque surtout des schémas traditionnels en pointant le vide caractérisant la vie paresseuse des nantis de la haute bourgeoisie milanaise, et qui donne naissance à des êtres comme cette héroïne dont la lutte égoïste et la violence parfois retournée contre elle-même soulignent le besoin incompressible d’avoir une prise sur son existence. 4/6

Femmes entre elles
Héritière pour une part du néoréalisme dans ses constats d’échecs sociaux et de l’interrogation intime sur la solitude et la difficulté à nouer des liens affectifs stables, cette subtile étude psychologique témoigne très tôt de l’intérêt d’Antonioni pour le portrait féminin. Les amies du titre original sont des femmes modernes et énergiques, moins indolentes et irresponsables que les hommes, dont le cinéaste analyse la camaraderie comme un tissu complexe de rivalités, de jalousies, de médisances, terreau de moult inquiétudes et turbulences qu’il dépeint avec une sûreté de décalque. D’une belle fluidité chorale, la mise en scène les observe vivre, aimer, se chercher, sans symbolisme primaire mais avec un sens de la litote qui invite le spectateur à combler les vides de ses propres conjectures. 4/6

Le cri
Avec ses longues berges striées de labours, percées de souches, creusées par des ouvriers de modeste condition, la plaine padane offre au triste récit un cadre très concret, hérité pleinement du néoréalisme dont il tire un pathétique constant – les films suivants s’en démarqueront. Et pourtant les principaux motifs d’Antonioni sont déjà là : tout y est obstacle, clôture, blessure du cœur, fatalité des amours. L’errance désemparée du héros, que son épouse a abandonné, le fait croiser la gironde tenancière d’une station-service, puis une jolie prostituée esseulée (les femmes sont belles, chez Michelangelo). Autant de rencontres qui ne font que l’engloutir davantage dans le désarroi et la solitude, le long d’un périple dont les nuances de gris restituent à ses états d’âme leur exacte couleur. 5/6

L’avventura
Probablement l’un des films-clés du cinéma moderne, en ce qu’il rompt de manière radicale avec la narration et la psychologie traditionnelles, se libère des approches dramatiques et explicatives, affirme sa volonté de se dégager du support des faits, invente une structure faite de temps morts, de pauses, d’interstices, révélateurs impitoyables de ces minuscules éboulements qui, peu à peu, viennent à bout de toutes les raisons de vivre, d’aimer ou de mourir. Les décors, photographiés de façon immensément picturale, y sont souvent des espaces vides qui renvoient au vide intérieur de personnages en plein désarroi. C’est l’œuvre-manifeste de l’introspection, de la confusion des sentiments, de l’incommunicabilité, qui relève de l’esthétique du désenchantement et suscite une émotion paradoxale dans sa sécheresse même. 6/6
Top 10 Année 1960

La nuit
La lente évolution d’une crise, dépourvue d’anecdotes, de rebondissements, de supports accessoires, à travers un milieu mondain qui reflète toute l’inanité d’un certain mode contemporain d’existence. Une nouvelle fois, les héros d’Antonioni sont des névrosés hantés par l’échec sentimental ou social, qui suivent une errance sans but dans des paysages gris où la caméra s’enlise irrémédiablement. Un homme et une femme en pleine faillite conjugale se cherchent, s’évitent, se croisent, arpentent un décor sur les arêtes duquel ils viennent s’écorcher : le cinéaste traduit une dislocation, une fragmentation qui semblent extraire l’humain du monde. Si sa quête artistique est très cohérente, on peut la trouver pour le coup assez aride, et avoir bien du mal à être ne serait-ce qu’un peu touché. 3/6

L’éclipse
Le dernier volet de la trilogie sur l’incommunicabilité moderne est le aussi plus dédramatisé, réduisant quasiment à néant la matière narrative au profit d’une écriture procédant par correspondances, en phase avec l’indicible de la vie intérieure. Désenchantement, instabilité, fragilité des sentiments sont radiographiés en une dérive abstraite, flottante, un réseau de lignes et de formes où viennent s’engluer les personnages. Toutes en plans fixes et épurés, les sept minutes finales, particulièrement marquantes, constituent un exercice de sensorialité hanté par l’esprit des lieux et en tirant une contemplation sur l’inertie, un poème sur le transfert des forces occultes de l’humain à l’inanimé. C’est dans sa séquence la plus immatérielle, la plus tellurique aussi, que la pensée du cinéaste paraît la plus fluide. 4/6

Le désert rouge
L’oasis paradisiaque n’est plus qu’un souvenir, l’eau est contaminée par les déchets d’usines futuristes, la terre est une lande aride ou un amas de scories fumantes, le feu ne chauffe plus et détruit mal les résidus chimiques qui empoisonnent l’air. Pour son premier film en couleurs, Antonioni en fait un usage assez stupéfiant, approfondit les manifestations de cet authentique phénomène de sensibilité qu’est l’agression du monde, et traduit en termes purement visuels le mal-être et le désarroi de son héroïne, l’exprimant par des taches brumeuses, des halos presque surréels, un univers hivernal, asphyxié, toxique, désespérant. Ce travail subjectiviste des états d’âme offre un nouveau relief aux préoccupations habituelles de l’auteur, plus que jamais esthète fasciné de la plasticité des choses. 4/6

Blow up
Le héros est photographe, son obsession d’une image qu’il analyse jusqu’à l’obsession ouvre devant lui un gouffre de perception et d’interprétation. À partir d’un élément perçu comme objectif, Antonioni multiplie ainsi les faux rapports isolant le témoin d’une réalité qui s’effiloche et le prive peu à peu de tout recours. Il poursuit le discours des films précédents, reconduit leur agnosticisme, leur présomption des limites de la connaissance ou du connaissable, en transcrit le vertige par un montage virtuose, un travail très élaboré sur les superpositions d’images, la stylisation des formes et des couleurs. D’un point de vue métaphysique l’œuvre est sans doute passionnante, mais l’aridité absolue de ce manifeste théorique, son absence de toute sentimentalité me laissent à quai, voire m’ennuient sévèrement. 3/6

Zabriskie point
Le film est de toute évidence lisible en tant que parabole. Il évoque le mythe d’Icare envolé tandis que le monstre social, pris d’une furieuse crise de consommation, finit par dévorer ses propres enfants. Centre géographique et symbolique d’un espace privilégié, la Vallée de la Mort constitue le point de rencontre de deux vies, de la naissance, de l’épanouissement et de la fin d’un amour. Plus que jamais enclin au pop art, l’auteur y concentre les élans révolutionnaires d’une jeunesse radicale (celle de Berkeley, des militants noirs et des anarchistes de campus) dont il investit le combat idéologique contre les conjurés du capital et les forces de l’ordre armé. La sécheresse désincarnée de son approche vient hélas ériger un barrage infranchissable entre ses intentions et leur tangibilité affective. 2/6

Profession : reporter
Fascination du vide et de l’ineffable, structure policière similaire à celle de Blow Up (sauf qu’ici c’est le disparu qui la mène), interrogation sur le réel, le double, l’identité, état des lieux renvoyant à la psyché d’un être condamné à un inexorable processus de mort dès lors qu’il aspire à changer de destin : du Antonioni pur jus. La déconstruction du suspense en un linceul de faux-semblants, la longueur des plans qui restituent une durée réelle de perceptions comme autant d’éléments d’une intériorité minée par la désespérance, le basculement progressif dans l’absence, la lente extinction des choses, l’inquiétude existentielle… Tout concourt à générer un envoûtement trouble, à défier notre aptitude à voir et à ressentir, jusqu’au terminus qui rejoint les deux personnages d’un côté et de l’autre du miroir. 5/6

Identification d’une femme
Les motifs de l’entre-deux, de l’indécision, de l’hésitation irrésolue (le héros est un réalisateur à la recherche de son actrice, la mort de sa passion peut-être le point de départ d’une œuvre) est encore au centre du questionnement antonionien. La dichotomie symétrique de la construction, qui sépare deux brèves idylles par une fascinante séquence de rupture en plein brouillard fantomatique, rappelle les recherches de L’Avventura. Mais une urgence nouvelle se fait jour, une forme de nervosité affective remplace la langueur qui présidait auparavant à la peinture de la désagrégation sociale et relationnelle. Ce film sur l’apprentissage du renoncement, cette histoire du désir effréné d’une créature du vide de pénétrer dans l’univers de la plénitude, s’avère ainsi l’un des ouvrages les plus enveloppants du cinéaste. 5/6


Mon top :

1. L’avventura (1960)
2. Le cri (1957)
3. Identification d’une femme (1982)
4. Profession : reporter (1975)
5. Femmes entre elles (1955)

Cinéaste moderne par excellence, dont l’intellectualité est souvent contrebalancée par une attention presque sensualiste à la réalité des choses, des êtres et des lieux, Antonioni est sans conteste un auteur très important, même si la radicalité de son expression me laisse régulièrement sur le bas-côté.
Dernière modification par Thaddeus le 25 juin 23, 10:16, modifié 6 fois.
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Jeremy Fox
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Jeremy Fox »

Je suis dans l'ensemble assez raccord avec tout ça ; du coup ça me donne encore plus envie de découvrir le seul qu'il me manque : Le Cri.

L'Avventura number one pour moi aussi.
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Alexandre Angel
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Alexandre Angel »

Je crois que j'aurais mis La Nuit, en premier.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Jeremy Fox »

Alexandre Angel a écrit :Je crois que j'aurais mis La Nuit, en premier.
C'est d'ailleurs une de mes rares divergences avec le résumé de Thaddeus. Je ne l'avais pas trouvé aride mais assez bouleversant. Pas revu depuis longtemps ceci dit.
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Alexandre Angel »

Jeremy Fox a écrit :Je ne l'avais pas trouvé aride mais assez bouleversant.
Voilà, moi aussi, en plus d'être extrêmement élégant.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

Message par Profondo Rosso »

Blow-up (1966)

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Photographe de mode en vogue, Thomas (David Hemmings) assiste sans le réaliser au meurtre d’un politicien dans un parc londonien. Il découvre détenir en sa possession les photos qui en attestent. La jeune femme immortalisée sur celles-ci, Jane (Vanessa Redgrave), désire qu’il les lui fournisse séance tenante.

Blow-up est la première réalisation de Michelangelo Antonioni hors de son Italie natale, qui le voit prolonger les angoisses existentielles de sa filmographie à l’aune des soubresauts de son époque. Il se délocalise dans ce qui est alors le noyau culturel mondial de la jeunesse, le Swinging London au sein duquel il transpose la trame de la nouvelle Les Fils de la vierge de Julio Cortázar. Le spleen et la mélancolie associés à Antonioni se fondent dans ce monde coloré, hédoniste et juvénile et le pervertissent à travers les pérégrinations du photographe de mode Thomas (David Hemmings). Dès la scène d’ouverture et le déferlement d’une horde de jeunes déguisés en mimes, Londres nous apparaît comme une ville hantée de spectres. Tous les éléments évoquant l’effervescence londonienne nous sommes dépeint comme ternes, répétitifs. Les séances photos de Thomas réduisent les mannequins à des automates auxquels il est impossible d’arracher un sourire, notre héros blasé et solitaire ne semble tirer aucune passion de son métier hormis l’emprise qu’il a sur ses modèles. Mais même cette toute-puissance le lasse et, après avoir laissé entrevoir un soupçon d’autorité excessive, il s’excuse et s’efface pour fuir cette monotonie. La vraie grisaille dont se teinte ce quotidien et cette volonté d’exploiter l’autre chez Thomas se révèle notamment dans les photos volées de sans-abris dont il veut constituer un futur livre, ni par compassion, ni par amour de l’art mais simplement par voyeurisme et narcissisme.

Antonioni imprègne le film des grandes peurs contemporaines, notamment le spectre de l’assassinat de JFK et sa captation par les images du film Zapruder. L’horreur d’un crime, le mystère de son exécution et de son (ou ses) exécutants se révélaient ainsi aux yeux du monde et en direct, nourrissant les plus grands fantasmes paranoïaques. Ce n’est cependant pas la tension du thriller que recherche Antonioni lorsque Thomas, prenant une photo volée dans un parc londonien, assiste en fait à un crime. Pour cette énigme comme pour le reste, Thomas s’intéresse, scrute, décrypte, puis tergiverse pour retourner à sa langueur. Le réalisateur étire longuement les pérégrinations quelconques de son héros avant de raccrocher à mi-film les wagons d’une possible enquête. Poursuivie par la jeune femme photographiée à son insu (Vanessa Redgrave), Thomas se disperse dans ses intentions envers elle, tour à tour joueur, séducteur ou compatissant. Armée d’un vrai objectif (récupérer le négatif des photos), la jeune femme appartient à un autre film que celui de ces larves languissantes, et ne peut traverser le récit que comme une fulgurance, guidées vers des intérêts supérieur et nébuleux.

Chaque fois que Thomas veut poursuivre cette autre intrigue ancrée dans le réel possiblement politique, ou dans le cinéma de genre porté par les codes du suspense, son apathie le rattrape. Antonioni construit son mystère, non pas sur une tension, mais sur un vide à combler. Thomas prend la fameuse photo après avoir fuit son studio, et l’analyse entre deux moments d’ennuis. Le réalisateur par les possibilités techniques alors impossibles à l’époque, et par son montage subliminal et hypnotique, laisse même supposer que tout le processus d’analyse et d’agrandissement d’image qui conduiront Thomas à suspecter un crime sont de l’ordre du rêve, du fantasme. Lorsque le quotidien ne suffit, plus, il faut le stimuler par le fantasme. C’est littéralement la métaphore de cette série de photos en apparence banales mais au cœur desquels on va repérer un secret, une fantasmagorie. Antonioni fait même d'une contrainte de production un atout. Souhaitant filmer la scène du meurtre en dernier afin de bénéficier d'une rallonge budgétaire par son producteur Carlo Ponti, le réalisateur se voit opposer un refus. Dès lors le meurtre n'existe que dans les bribes que pense en rassembler Thomas dans ses photos, et par conséquent peut-être aussi que dans son esprit.

Toute la dernière partie tend à confirmer cette hypothèse. L’entourage de Thomas a une capacité d’attention et d’abnégation tout aussi relative que lui (les deux jeunes femmes se présentant chez lui dont une Jane Birkin encore inconnue) et, au moment de franchir le pas de l’engagement concret dans l’enquête, il préfère s’enfoncer dans les brumes opiacées d’une soirée chic de plus. La dernière scène faisant revenir la troupe de jeunes mimes est une acceptation, une résignation définitive. Thomas accepte la nature de simulacre sans but de son existence. Antonioni poursuivra ce mariage de ces thèmes aux agitations de son temps avec ses deux œuvres suivantes, Zabriskie Point (1970) et Profession : reporter (1975). Quant à Blow-up, il fera école à travers la variation giallo qu’en offrira Dario Argento avec Profondo Rosso (1975) tandis qu’aux Etats-Unis les fantômes du Watergate en offriront des pendants paranoïaques et tragiques dans Conversation secrète de Francis Ford Coppola (1974) et le bien nommé Blow Out de Brian de Palma (1981). 4,5/6
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Profondo Rosso
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Re: Michelangelo Antonioni (1912-2007)

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Chronique d'un amour (1950)

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Un riche industriel engage un détective privé pour enquêter sur le passé de sa femme. Se rendant à Ferrare, ville où Paola a vécu et fait ses études, l’homme apprend que sept ans auparavant, la jeune femme a aimé Guido, un modeste vendeur de voitures dont la fiancée s’est suicidée...

Chronique d'un amour est le premier long-métrage de Michelangelo Antonioni. Avant ces premiers pas, Antonioni a pu être un observateur et théoricien du cinéma italien en tant que critique au sein de la revue Cinema (où il côtoie d'autres futurs cinéastes talentueux comme Giuseppe De Santis, Carlo Lizzani, Antonio Pietrangeli), avant d'en être l'un des acteurs lorsqu'il fut scénariste pour Roberto Rossellini, assistant en France pour Marcel Carné sur Les Visiteurs du soir (1942). Fort de ce parcours après des études au Centro sperimentale di cinematografia de Rome, il se lance débute initialement dans le documentaire, tant la fiction semble encore marquée du sceau néoréaliste. Chronique d'un amour va ainsi marquer une vraie rupture avec la production italienne de l'époque en troquant sur les milieux démunis et les thématiques sociales pour observer un environnement bourgeois peu présent sur les écrans.

Chronique d'un amour est un récit de passion et de pouvoir. Fontana (Ferdinando Sarmi), un riche industriel signe sa propre perte lorsqu'il souhaite faire mener par un détective une enquête sur son épouse Paola (Lucia Bosé). Il ne la soupçonne d'aucune infidélité mais ne supporte tout simplement pas qu'il y ait une zone d'ombre de sa vie qui lui reste inconnue, même après sept de vie commune. La narration oscille ainsi entre un ton neutre sur l'enquête du détective (Gino Rossi) nouant les fils de ce passé mystérieux, et un ton plus enflammé où les conséquences de l'investigation mènent aux retrouvailles de Paola et un ancien amour Guido (Massimo Girotti). Antonioni oppose également l’oisiveté et la superficialité du cadre bourgeois de Paola avec la réalité et la passion des moments passés avec Guido. Peu à peu cette différence s'estompe en révélant qu'un secret lie Guido et Paola, "coupables" de ne pas avoir sauvé celle qui s'immisçait entre eux lors de leur première liaison. Dès lors chaque baiser et mot doux ce voit teinté de ce passif et l'austérité des environnements (la chambre misérable de Guido ou la grisaille milanaise sinistre) où se retrouve le couple relève concrètement de cette dissimulation adultérine, mais symboliquement du sceau de l'infamie et de la culpabilité quant à leurs actions passées. Il y a déjà cette volonté d'errance existentielle qui sera au centre des grands films à venir d'Antonioni même si sur Chronique d'un amour la rupture n'est pas encore esthétique, ce sont les dialogues acerbes du couple davantage que les moments suspendus qui déploient le malaise.

Il y aurait eu notamment un mimétisme intéressant à façonner si l'on avait pu voir, même en flashback le drame initial. Antonioni parvient malgré tout en poser un climat de tension coupable grâce à des réminiscences cruelle, comme lorsque le couple voit un ascenseur (instrument de la mort de la première rivale) remonter lors d'une rencontre. On comprend aussi que le fossé social entre eux est désormais insurmontable et qu'une autre gêne intervient dans leur union secrète, Lucia Bosé excellant dans le registre de la bourgeoise manipulatrice et matérialiste. La lâcheté qui détermina leur faute passée reposait sur l'inaction, cette même lâcheté s'exprimera par la tentation de l'acte criminel pour vivre leur passion au grand jour. La noirceur et l'ironie de la conclusion les enfoncent encore davantage et renforce le nuage noir planant sur leur liaison. Malgré quelques longueurs, un galop d'essai vraiment marquant et contenant en germe tous les grands thèmes antonioniens. 4,5/6
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