Un homme marche dans la ville - Marcel Pagliero - 1950
Peu après la guerre, dans une ville du havre partiellement détruite, Jean (J.P Kérien) dirige une équipe de dockers. Il tente d’obtenir auprès du contremaitre Ambilarès une promotion pour son ami André (Robert Dalban) mais il essuie un refus catégorique ce qui met en rage André qui est peu après renvoyé pour avoir maltraité un docker africain. Jean, qui jusque là repoussait les avances de Madeleine (Ginette Leclerc), la femme d’André, finit par lui céder un après midi où elle était venue le relancer jusque chez lui et le regrette aussitôt. Le soir même, devinant ce qui venait de se passer, André part dans la nuit à la recherche de Jean. Le lendemain, il est retrouvé mort sur un chantier naval …

Sortis bien cabossés de la guerre, les prolos du réalisme-poétique à la française sont dorénavant plus réalistes que poétiques. Pas un pour rattraper l’autre les dockers ! D’ailleurs la façon dont sont décrits ici les « masses laborieuses » n’a plu à personne puisque le film a le privilège d’avoir été détesté voire boycotté aussi bien par la centrale catholique du cinéma que par le parti communiste et la CGT ! Le film fut accusé de misérabilisme et d’irrespect pour le monde ouvrier. Or, s’il n’est certes pas tendre avec les dockers, ce n’est pas un film hargneux. Il dépeint simplement un milieu, une époque et une ville avec infiniment de noirceur, voilà tout. Car même la ville est absolument déprimante. Le Havre est une ville dévastée, parsemée de zones blanches sans un seul bâtiment debout et où seuls quelques tas de pierre subsistent au milieu d’immenses étendues rasées. Quelques pâtés de maisons sont restés debout et l’on peut voir que nombre des façades restantes sont criblées d’impact. Certains bâtiments ont été remontés à la hâte, comme le bar en préfabriqué tenu par Albert (Yves Deniaud, en cafetier plus vrai que nature, lui-même sévère buveur, et qui est très bien servi par le dialoguiste .. mais pas trop non plus, on n’est quand même pas chez Audiard). Son bar est surpeuplé car sortis du boulot, tous les dockers et les marins ne pensent qu’à une chose : se bourrer la gueule ! En dehors de Deniaud, on croise d’autres figures de l’époque : Dora Doll en prostituée. Frehel en logeuse des travailleurs immigrés (victimes du racisme de certains collègues, exploités, malades, parfois battus et vivants les uns sur les autres) ou André Valmy, excellent en policier souriant et placide, un brin cynique et qu’on pense indifférent au sort de l’accusé mais qui se montre finalement loyal, efficace et brave type. Mais ces personnages secondaires sont assez peu pittoresques, les dialogues fleurent rarement les bons mots d’auteur et les acteurs sont « sobres » comparativement à ce qu’on peut voir dans nombre de films du genre à l’époque.
Car Marcel(lo) Pagiero, qui avait été acteur et metteur en scène en Italie et qui avait travaillé avec Rosselini, n’avait pas oublié son passé italien puisqu’on est ici plus proche de l’atmosphère du néoréalisme que du polar à la française dans lequel on croit d’abord être plongé. On n’est pas vraiment dans un banal film criminel et ce qui intéresse visiblement Pagliero, c’est surtout la peinture du milieu où survient le crime. L’identité même du tueur donne immédiatement à comprendre que ce fait divers est secondaire dans l’histoire, de même que ses principales conséquences : l’enquête policière, les soupçons qui pèsent sur Jean et l’aspect « faux coupable ». Sauf que cette situation entraine une méprise tragique pour le plus passionnant des personnages, c’est à dire pour Madeleine, l’épouse de la victime. On la découvre vivant dans un logement gris, exigu et triste dans un immeuble faisant face à l’un de ces terrains vagues laissés par les bombardements. Elle est manifestement dégoutée par un mari (le devoir conjugal est visiblement une corvée) qu’on croit simplement râleur et aigri (au travail) mais qui est, surtout en privé, carrément colérique et violent (excellent Dalban). Mal mariée, elle se jète au cou de Jean … sans qu’on puisque parler d’une garce ; précision utile puisque Ginette Leclerc a tenu bien souvent cet « emploi ». D’un coté, elle fait un tel rentre-dedans qu’on s’interroge sur la nature de sa relation avec son mari, et plus largement sur la bouillante Madeleine elle même bien qu’elle ne soit pas du genre à coucher n’importe où et surtout pas utile puisqu’elle repousse sèchement les avances du contremaitre Ambilarès (qui est par ailleurs détesté par tous). Je ne suis pas un grand fan de Ginette Leclerc mais le personnage, pour ambigu qu’il soit, finit par toucher et c’est amené de manière assez fine à partir du moment où l’on comprend qu’elle s’illusionne sur Jean puisqu’elle croit que son amant d’un jour a tué son mari par amour pour elle. Dans ce sombre drame où Pagliero n’épargne pas grand monde, malgré les apparences, elle est finalement celle qui est la moins maltraitée. Car entre l’alcoolisme massif, la bêtise ordinaire et le racisme (un docker profère des insultes au passage d’un collègue noir), le milieu n’est pour le moins pas enjolivé et même Jean, un brave type mais qui se montre un peu lâche avec Madeleine, n’est pas épargné. Au final, seulement deux hommes feront preuve d’un peu de sagesse et de tolérance, ce sont les hommes qui ont sans doute la plus grande expérience de leurs semblables : le patron de bar et le flic qui tenteront de calmer et de raisonner Jean lorsque la vérité sera découverte. Trop tard … Excellent film qui pour sa noirceur et sa peinture simple et juste d’un milieu rejoint l’un des grands films de Verneuil :
Des gens sans importance
Ils en parlèrent ...
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- Jacques Lourcelles : Croisement original entre un entrelacs tragique digne du « réalisme poétique » d’avant guerre et une volonté d’observation et de véracité documentaire proche du néo-réalisme. Si ce croisement est si réussi, il le doit à la maturité du style du réalisateur et notamment à la justesse des dialogues et de l’interprétation. (Dans « Dictionnaire du cinéma ». Bouquins)
Gérard Legrand : Pagliero en a tiré un singulier poème visuel sur la solitude humaine dans une ville en ruines. La rudesse stylisée et efficace de l’action, l’économie des expressions et du dialogue, l’emploi extrêmement intéressant d’un cadre exceptionnel (le port Du Havre en reconstruction et les difficultés du métier de docker) font de ce film, qui fut à sa sortie l’objet d’absurdes polémiques, l’une des rares tentatives réussies de néo-réalisme italien transplanté en France. (Dans « Dictionnaire mondial des films ». Larousse)
Georges Sadoul : La production avait été réalisé avec le soutien du syndicat des dockers mais quand elle leur fut présentée, ils la critiquèrent vivement. Le film resta longtemps sans trouver de distributeur, puis alors qu’une longue grève des dockers se poursuivaient, il fut présenté soudain en mai 50, dans les deux plus grandes salles de Paris. La circonstance provoqua une réaction accusant Pagliero de « démoralisation de la classe ouvrière ». Pour ma part, après avoir remarqué que P. Lafargue n’avait pas eu raison d’attaquer Zola pour avoir, au lendemain de la Commune, montré des ouvriers ivrognes dans L’assommoir, j’ajoutai : " Zola prouva qu’il considérait le peuple comme autre chose qu’une matière à des études naturalistes. Marcel Pagliero, s’il est vraiment sincère, démontrera par la suite si son film a été une erreur et non pas une insulte préméditée". (Les lettres françaises, mars 1950). L’erreur était surtout imputable au critique, qui ne doutait pourtant point, en s’opposant timidement à une critique terroriste, de la sincérité de Pagliero. (Dans : Dictionnaire des films. Microcosme)
Sadoul apporte donc des précisions intéressantes sur la réception du film à l’époque, puis fait une sorte de timide et tardif -mais louable- mea culpa personnel
Jean A. Gili a écrit un bouquin sur Marcel(lo) Pagliero
