Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

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Ann Harding
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Nouvelle critique sur le Blog Play it again Sam:
Non contente d’animer un blog amoureux dédié au cinéma muet, Christine Leteux s’est aussi faite remarquer en signant une passionnante biographie de Maurice Tourneur. Et voilà que, dans le prolongement de son précédent livre, elle livre le premier recueil racontant l’histoire de la Continental, cette firme allemand qui produisait des films français, et dont Tourneur fut l’un des grands réalisateurs (notamment avec La Main du diable, classique du fantastique français).

Son livre suit grosso modo la chronologie de la firme, créée en 1940 et qui ne survit pas à la Libération de la France, mais en adoptant une construction par chapitres qui s’autorise quelques allers-retours dans le temps, toujours pour mieux appréhender l’atmosphère si particulière qui régnait au sein et autour de cette compagnie qui dominait alors le cinéma français. Surtout, c’est la figure d’Alfred Greven qui sert de fil conducteur au récit. Ce producteur allemand fut sans doute un proche du régime nazi, mais la personnalité complexe que révèle Christine Leteux est avant tout celle d’un fervent amoureux du cinéma, tellement coupé des réalités politiques et humaines de l’époque qu’il crut pouvoir rester en place après 1944…

Christine Leteux raconte comment la compagnie s’est créée dès octobre 1940 avec l’ambition de faire travailler les plus grands noms du cinéma français. Son incroyable travail de recherche l’a amenée à découvrir les dossiers d’épuration de nombreuses personnalités du cinéma, établis lors des enquêtes menées à partir de 1944, et qui sont des mines d’informations jusqu’alors inédites. Les témoignages qu’elle a ainsi pu retrouver, livrés quelques années à peine après les faits, permettent de redécouvrir cette période que l’on pensait connaître, et qu’elle débarrasse de pas mal d’idées reçues.

Prenons le fameux voyage à Berlin, dont on a pas mal reparlé à l’occasion de la mort de Danielle Darrieux. Beaucoup ont alors rappelé la position pour le moins ambiguë de la star féminine numéro un de l’époque. Mais Christine Leteux rappelle que la plupart de ceux qui ont participé à ce voyage en 1942 n’avait guère le choix, et que Danielle Darrieux n’a accepté de « jouer le jeu » que pour avoir l’occasion de voir son fiancé, le diplomate dominicain Porfirio Rubirosa, alors interné en Allemagne.

Christine Leteux livre un formidable travail de journaliste, dans le sens où elle ne tombe jamais dans la facilité de la condamnation ou de la glorification a priori. Seuls les faits l’intéressent, et c’est une peinture très nuancée et parfois surprenante du milieu du cinéma qui s’en dégage. Albert Préjean, qui fut du même voyage de 1942, apparaît ainsi comme un homme un peu coupé des réalités.

Quant à Pierre Fresnay, autre figure incontournable de la Continental est un homme bien plus complexe qu’on l’a dit : tout en travaillant sans rechigner pour les Allemands, et en louant l’action du Maréchal Pétain, il n’hésite pas à prendre la défense d’un jeune Juif dont il sauve probablement la vie. Son réalisateur de L’Assassin habite au 21, Clouzot, occupe lui aussi une place importante dans le livre. Quoi de plus normal : Clouzot fit ses débuts derrière la caméra pour la Continental, et signa le plus grand chef d’œuvre de cette période, Le Corbeau, film que certains Résistants lui reprochèrent longtemps.

Mais lui comme d’autres échappent à toute caricature : Christine Leteux rappelle que les cinéastes et comédiens qui ont tourné pour la Continental ont veillé à ce que leurs films ne soient jamais utilisés à des fins de propagande. C’est d’ailleurs l’une des idées reçues qui éclatent littéralement à la lecture du livre, et que la correspondance de Goebbels vient même confirmer.

Il y a bien quelques salauds, à commencer par le réalisateur Léo Joannon, sale type qui n’hésite pas à profiter de la situation pour voler un scénario. Christine Leteux évoque aussi l’hypocrisie d’un Fernandel qui refusera d’assumer ses choix à la Libération, et qu’un beau-frère assez abject rend plutôt antipathique. Il y a aussi les hommes et les femmes qui font tout pour ne pas tourner pour la Continental, comme Marcel Carné qui fut l’une des premières « prises » mais n’a tourné aucun film pour la firme, ou Henri Decoin qui cherchait à se défaire de son contrat.

Et puis il y a le cas Harry Baur, édifiant, terrifiant. Enrôlé malgré lui, victime d’a priori d’à peu près tous les côtés, le géant Harry Baur a été le héros du premier film Continental (L’Assassinat du Père Noël). Il en a été aussi la plus grande victime, lui qui mourra suite aux sévices reçus en détention. Sa mort a toujours été entourée d’un grand mystère. Sur la base des documents qu’elle a été parmi les premières à pouvoir étudier, Christine Leteux révèle la triste vérité, et la fin déchirante d’un monstre du cinéma.

C’est un livre absolument passionnant que signe Christine Leteux, formidablement documenté et toujours à hauteur d’hommes. La somme définitive sur l’une des périodes les plus étonnantes du cinéma français.
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Stagger Lee
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Stagger Lee »

Je viens de terminer "Continental Films" et je le recommande vivement !
Très agréable à lire et il est passionnant ! J'ai appris énormément de choses: Les procès-verbaux des dossiers d'épuration sont une véritable mine d'information !
Bravo Ann, c'est du beau travail, et très utile !
Strum
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Strum »

Le livre est passionnant et je l'ai beaucoup apprécié. Bravo. Je me permettrai juste une petite remarque d'ordre méthodologique : des extraits de conclusions ou de mémoires en défense sont parfois cités comme s'ils disaient la vérité. Ce n'est jamais le cas. Dans la pratique, les mémoires en défense, rédigés par des avocats, approchent toujours les faits sous un certain angle favorable à l'accusé, extrapolent, grossissent des indices pour en faire des faits. Toute affirmation énoncée dans un mémoire en défense doit donc être reçue avec les réserves d'usage.
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Ann Harding
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Strum a écrit :Le livre est passionnant et je l'ai beaucoup apprécié. Bravo. Je me permettrai juste une petite remarque d'ordre méthodologique : des extraits de conclusions ou de mémoires en défense sont parfois cités comme s'ils disaient la vérité. Ce n'est jamais le cas. Dans la pratique, les mémoires en défense, rédigés par des avocats, approchent toujours les faits sous un certain angle favorable à l'accusé, extrapolent, grossissent des indices pour en faire des faits. Toute affirmation énoncée dans un mémoire en défense doit donc être reçue avec les réserves d'usage.
Merci, Strum. Pour ce qui concerne les mémoires de défense, je les cite toujours en connaissance de cause car j'ai également consulté l'ensemble du dossier à charge et à décharge. Si je choisis dans ce cas-là la citation d'un mémoire (comme pour Henri Decoin) c'est qu'est la source la mieux écrite sur certains faits et dans le cas de Decoin, de sa propre main.
Strum
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Strum »

Ann Harding a écrit :Merci, Strum. Pour ce qui concerne les mémoires de défense, je les cite toujours en connaissance de cause car j'ai également consulté l'ensemble du dossier à charge et à décharge. Si je choisis dans ce cas-là la citation d'un mémoire (comme pour Henri Decoin) c'est qu'est la source la mieux écrite sur certains faits et dans le cas de Decoin, de sa propre main.
Merci pour cette précision, Ann.
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Ann Harding
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Nouvelle critique dans le journal suisse Bilan:
LIVRE/"Continental Films". Quand les Allemands produisent à Paris en 1940

L'histoire du cinéma n'en finit pas de se refaire. D'abord, les choix esthétiques changent. Les spectateurs d'aujourd'hui n'aiment souvent plus les films appréciés par leurs parents ou grands-parents. Le vieillissement de certains titres constitue un fait subjectif, mais réel. Un lent travail d'archives permet par ailleurs de mieux comprendre les conditions de création et de diffusion. Une scientifique comme Christine Leteux a ainsi su cerner la carrière de deux réalisateurs importants sur lesquels ont savait peu de chose. Elle a parlé d'Albert Capellani, actif dans les années 1910 à Paris puis à Hollywood, puis de Maurice Tourneur, créatif lui aussi des deux côtés de «la grande mare» de 1912 à 1948. Deux biographies qui ont fait date, même s'il s'agit de publications confidentielles. Je vous avais parlé en son temps du Tourneur.

Christine Leteux revient aujourd'hui avec un sujet plus populaire, dans le mesure où il reste polémique. A nouveau édité par la Tour Verte, «Continental Films» retrace la vie d'une société de production créée par les Allemands à Paris sous l'Occupation. Il s'agissait alors de donner aux Français des films de divertissement, si possible de qualité. La Continental échappait à la censure nationale. En allait-il de même avec une propagande nazie, surtout diffuse? Deux titres ont posé des problèmes à la Libération. Il s'agit de «Les inconnus dans la maison» d'Henri Decoin (1942) où le jeune assassin est Juif, et de «Le Corbeau» de Georges-Henri Clouzot (1943). Le cinéaste y faiit le portrait au vitriol d'une petite ville bouleversée par des lettres anonymes. Une réalité que connaissait pourtant bien le pays en ces années peu glorieuses.

Une collaboration ancienne

Comme le rappelle en préambule l'historienne, la collaboration (au sens propre) franco-allemande formait une réalité depuis les années 1920. Face à une France désorganisée, où les grandes sociétés comme Pathé ou Gaumont étaient en veilleuse, Berlin offrait les plus grands studios d'Europe, dirigés à l'américaine. Le muet était par définition international. Au début du parlant, il y avait eu des versions multiples. Des acteurs français jouaient, dans les mêmes décors et pour la même équipe technique, après leurs collègues germanophones. Etait enfin venu, dès 1935, le temps des productions françaises tournées à Berlin. «L'héritier des Mondésir» avec Fernandel avait été la dernière d'entre elles au printemps 1939.

Il n'est donc pas étonnant qu'en 1940 les Allemands, installés à Paris désirent faire redémarrer à leur profit en automne une production interrompue en mai. La Continental peut ainsi naître sous la direction du mystérieux Alfred Greven. Celui-ci veut les meilleurs réalisateurs et les acteurs les plus célèbres. Ceux qui n'ont pas émigré aux USA sont au chômage. Il obtient du coup Christian-Jacque, Henri Decoin, Maurice Tourneur, Marcel Carné (qui ne s'exécutera jamais), Danielle Darrieux, Edwige Feuillère ou Pierre Fresnay. Il faut parfois exercer des chantages. Travailler avec lui fait peur. Les cinéastes sont du coup aussi des nouveaux-venus prometteurs comme André Cayatte ou Clouzot.

Pressions et défections

Après des débuts brillants, alors que l'atmosphère s'assombrit toujours davantage, les défections se multiplient. Les gens sous contrat s'en vont par principe, ou pour rejoindre la production privée. La Continental paie mal et les rythmes de tournage se révèlent effrayants. Sur les 220 films réalisés sous l'Occupation, elle n'en sort du reste que 30. Dès 1943, la machine tourne avant tout grâce aux efforts de deux hommes sur lesquels toutes les pressions peuvent s'exercer. Tourneur a un passeport américain échu, tout comme sa compagne un temps emprisonnée. Richard Pottier, qui porte le nom de son épouse, est un Autrichien naturalisé Français. Il s'agit d'un sujet allemand aux yeux des nazis depuis l'Anschluss de 1938. Mais il a fait la guerre du côté français en 1939-40...

En dépit d'un climat souvent qualifié dans le livre de «délétère», les tournages se poursuivent jusqu'au printemps 1944. «Cécile est morte» de Tourneur d'après Simenon, «La vie de plaisir» d'Albert Valentin réussissent à rester in extremis de bons films. Il faut faire illusion, alors que la France est prise entre collaboration, simple survie et résistance. Christine Leteux consacre ainsi un chapitre au fameux voyage des acteurs parisiens en Allemagne de mars 1942 (1). Là aussi, l'historienne remet les choses à leur place. L'affaire a été déformée par une lecture sensationnaliste, puis moutonnière. Les comédiens ont été poussés à accepter. Danielle Darrieux, pour prendre un seul cas, a deux frères menacés de Service de Travail Obligatoire en Allemagne. Son fiancé, un diplomate devenu ennemi, est emprisonné outre-Rhin. Elle pose ses conditions. En plus, si elle accomplit le voyage aller, elle reviendra en France par ses propres moyens.

Un travail de synthèse

Il y a comme cela bien des révélations dans ce gros ouvrage. Elles modifient preuves en main tout ce qui se répétait depuis un demi siècle. Il suffisait pourtant de lire (notamment) les milliers de pages produites à la Libération par les Comités d'épuration. Il se trouve là d'innombrables témoignages. Christine Leteux en a tiré la «substantifique moelle», comme dit Rabelais. Un travail de synthèse que salue la longue préface de Bertrand Tavernier. «Cela faisait des années que j'attendais un tel livre, qui bouscule des croyances, des préjugés, décape certaines fables et fait émerger la face cachée d'un iceberg, tout un pan d'une Histoire dont on croyait connaître les grandes lignes.» Quand le cinéaste a tourné en 2002 «Laisser-passer», qui se passe précisément à la Continental, il ne savait presque rien de tout cela. Il avait dû se contenter de faire d'Alfred Greven un personnage de cinéma.

(1) Il y en a un autre de plasticiens et un troisième d'écrivains.

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Ann Harding
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Message par Ann Harding »

Je serai au Salon du Livre de Paris à la Porte de Versailles le dimanche 18 mars de 15 à 18h au stand "livres en Normandie" (1 F31).
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Message par Jack Carter »

La Septieme Obsession chronique le livre de Christine Leteux, et l'article est tres elogieux :wink:
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
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Ann Harding
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Merci Jack. Je n'ai pas encore eu le temps de me le procurer! :)
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Ann Harding
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Message par Ann Harding »

Et voilà la critique publiée dans La Septième Obsession de mars-avril 2018:
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Supfiction
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Supfiction »

Des nouvelles de Suzy Delair sinon ? :P
J’ai plus l’impression qu’elle était une inconsciente (ingénue ou idiote, chacun interprète) qu’une collabo comme ça peut être un peu facilement résumé ou compris à travers le mot « courbette » dans un tel article.

Parmi toutes les personnes évoquées, c’est probablement la ou l’une des dernières en vie (à moins que DD ai eu le temps qu’on lui lise des passages du livre ?).
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Jeremy Fox
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Jeremy Fox »

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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Merci pour le lien, Jeremy! :wink:
Pour les Classikiens qui habitent dans l'Allier, je serais à Vichy au Petit Théâtre Impérial mardi 27 mars à 16h pour une discussion sur mon livre.
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Nouvelle critique publiée dans le quotidien juridique Les Petites Affiches du 26 mars 2018:
Continental films, le cinéma français sous l’Occupation
Parler du cinéma sous l’Occupation est un exercice difficile voire périlleux. Terrain miné qui réveille mémoires et polémiques, il évoque le débat sur le positionnement des artistes et des intellectuels pendant l’Occupation allemande. On renvoie pour ce qui concerne le milieu littéraire au livre de Pierre Assouline : L’épuration des intellectuels. Ce n’est pas le moindre des talents de Christine Leteux d’avoir osé et su dans Continental films, le cinéma français sous l’Occupation (Christine Leteux, Paris, 2018), ouvrage charpenté autour de thématiques passionnantes, narrer la création et le fonctionnement de la firme allemande qui allait produire un grand nombre de films, de février 1941 à avril 1944, dont certains incontournables du cinéma français. Ainsi des Inconnus dans la maison ou l’énigmatique Le Corbeau qui valut à Henri-Georges Clouzot quelques déboires et une mauvaise réputation. Qui furent les metteurs en scène, acteurs, régisseurs, décorateurs, recrutés par la Continental ? Comment pouvaient-ils ensuite la quitter et à quel prix, à quoi se rapporte « l’affaire Harry Baur » — particulièrement nauséabonde ? Telles sont, parmi d’autres, les questions auxquelles répond avec force détails et anecdotes Christine Leteux. La documentation est solide. Le style précis. Et la réflexion que ce livre suscite va bien au-delà des enjeux cinéphiliques. On est replongé non seulement dans l’univers de la production filmique organisée par les nazis, mais dans l’histoire. En fond il y a tous les enjeux, les drames de l’époque : le monde du cinéma, pas moins qu’un autre, n’échappe aux faiblesses et aux vilenies, tout n’y est pas toujours bien joli. On se fait des crocs-en-jambe, l’antisémitisme ambiant encourage parfois d’ignobles attitudes. Avec à chaque page la question lancinante et la plus inconfortable qui soit : qui sommes-nous pour juger et faut-il punir ceux qui ont tourné pour la firme allemande ? Ce sera la mission confiée, ce que narre l’auteure, au CLCF pour les metteurs en scène et à une autre commission pour les acteurs. On en saura plus en lisant le livre.
L’usine à films.
Mais au fait de quoi s’agit-il ? La Continental, qui s’en souvient ? Qui y fait attention aujourd’hui à la lecture d’un générique en noir et blanc ? Qui était derrière cette firme ? Les cinéastes pouvaient-ils conserver une marge de liberté créatrice ? Comment le régime nazi exerçait-il son contrôle sur les tournages et les montages ? Christine Leteux raconte à plusieurs reprises comment, au cœur des discussions, est à cette époque… le contrat. Exiger l’application du contrat, passer entre les mailles du contrat, utiliser les silences du contrat, puis si besoin sortir du contrat, telles sont les figures imposées pour sauver sa part de liberté et de créativité. Beaucoup s’y sont cassés les dents, quelques uns, parfois douloureusement comme Marcel Carné sur le tournage des Évadés, ou Henri Decoin qui va jusqu’au tribunal, réussirent à tenir tête aux exigences d’un Alfred Greven, placé à la tête de la Continental par un certain Goebbels, le créateur de la firme, qui surveillait tout mais dont Alfred Greven entendait aussi s’affranchir. Le livre raconte les jeux d’influence au sein du régime nazi lui-même.
Une galerie de portraits.
Le livre met en scène des femmes et des hommes ; leur destin, leurs choix. Alfred Greven donc. Mais aussi évidemment Arletty et sa liberté assumée, Mireille Balin et son triste destin, Ginette Leclerc et ses choix aventureux. Un chapitre fort intéressant est consacré aux Russes qui après l’exode de 1917 sont venus en France et qui ont grossi le personnel de la Continental. On fait ici connaissance des trajectoires et vies des régisseurs, décorateurs, monteurs russes. On laisse au lecteur (re-) découvrir les Danièle Darrieux, Maurice Tourneur, André Cayatte, Henri Decoin, Albert Préjean, Christian-Jaque, Ginette Leclerc, Fernandel, Jean-Paul Le Chanois, Noël Roquevert, Suzy Delair, Harry Baur, et bien d’autres, figures emblématiques du cinéma aux prises avec leur époque. L’auteure, c’est ce qui rend le livre si passionnant, ne juge personne, même si la plume est parfois plus sympathique pour certains que d’autres. Elle rétablit avec les faits une certaine vérité. Bertrand Tavernier, signataire de la préface, ne s’y est pas trompé en rendant hommage au livre. Pour les cinéphiles, ce livre Continental Films est une pépite documentaire qui ajoutera à leur culture. Pour eux et pour tous les autres, il est avant tout un vrai livre d’histoire et de réflexion sur cette période.
Christian Baillon-Passe
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Re: Continental Films - Cinéma français sous contrôle allemand

Message par Ann Harding »

Nouvelle critique publiée dans L'Ecole des Lettres 2017-18, N°3:
« Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand » de Christine Leteux
Une mise au point sur la collaboration des artistes

Dans « Laissez-passer » (2002), son film sur le cinéma français sous l’Occupation, brillante reconstitution de la vie des studios à cette époque, Bertrand Tavernier présentait un personnage mystérieux, ami de Göring, Alfred Greven. Ayant été dans les années 1930 producteur à la UFA (Universum Film AG, fondée à Berlin en décembre 1917), il fut mandaté par Goebbels pour créer en France, avec des capitaux allemands mais sous droit français, la société de production Continental Films, à laquelle Christine Leteux consacre un ouvrage passionnant.
Un livre qui éclaire une situation mal connue
La firme finança une trentaine de films qui demeurent parmi les meilleurs de la période. Ils étaient signés Henri-Georges Clouzot, Maurice Tourneur, Henri Decoin, Charles Spaak, André Cayatte, Georges Lacombe, Albert Valentin ou Christian-Jaque. On avait dit qu’il ne restait aucune archive sur ce studio ; l’auteur du livre en a débusqué de très éclairantes : archives allemandes, extraits du journal de Goebbels, et surtout dossiers d’épuration très rarement consultés, comme ceux de Pierre Blanchar, d’Henri Decoin, de Carlo Rim (qui a accepté de travailler à la Continental malgré ses convictions pour épargner des ennuis à sa femme juive) ou de Mireille Balin. Il s’agit de dépositions devant les commissions professionnelles, où réalisateurs, techniciens et acteurs doivent expliquer en détail leurs activités à la Continental quand la guerre se transforme en guerre civile et en règlement de comptes. Le personnage de Greven est au centre de cet ouvrage majeur, qui permet de comprendre comment trente films de qualité, souvent subversifs en dépit des apparences (L’Assassinat du père Noël, de Christian-Jaque, ou Le Corbeau, d’Henri-Georges Clouzot, par exemple), ont pu être réalisés et diffusés en France en cette période sombre. Dans Paris vidé de ses habitants, aucun film n’a été tourné depuis l’offensive allemande du printemps 1940. Greven, arrivé cet été-là, est un nazi bon teint, antisémite et ultranationaliste, chargé de réorganiser le cinéma français, qu’il connaît bien. Il reçoit ses ordres d’un capitaine d’industrie allemand, Max Winkler, et a pour assistant Rudolf Hans Bauermeister. Ayant besoin de cinéastes français, il engage immédiatement le producteur Aimé Chemel pour les convaincre que de leur accord dépend le redémarrage du cinéma français, paralysé par les décrets de Vichy. Christine Leteux bat en brèche toutes les fausses rumeurs, remet les choses en perspective et éclaire cette situation mal connue et les motivations de chacun.
«Des films légers, vides et, si possible, stupides»
Engageant non seulement les meilleurs réalisateurs, mais les meilleurstechniciens, Greven veut un cinéma d’excellence. Contrats et correspondances témoignent de leurs scrupules et de leurs hésitations à signer. Ils parviennent généralement à obtenir les conditions de leur liberté créatrice et se décident pour éviter que Greven ne fasse appel à des Allemands, pour que la machine française se remette en marche et, aussi, afin d’échapper aux soupçons et aux poursuites. De grands professionnels comme le génial chef opérateur Armand Thirard et le décorateur Guy de Castine vont créer le style Continental, poétique et souvent expressionniste, tandis que René Le Hénaff, appelé à devenir un grand cinéaste, est engagé comme monteur. Il tournera en 1943 une magnifique adaptation du Colonel Chabert avec Marie Bell et Raimu. Car l’adaptation, réputée moins dangereuse par la censure, fleurit à cette époque. Balzac, Maupassant, Zola, Nerval, Simenon sont à l’honneur. Goebbels écrit, dans ses carnets, avoir « donné des directives très claires pour que les Français ne produisent que des films légers, vides et, si possible, stupides ». Les films en costumes tirés de romans ou de vies d’artistes du XIXe siècle lui semblent inoffensifs. De même que les contes de fées ou les romans policiers, c’est-à-dire tous les genres qui véhiculent une image douce et policée du Français hors d’état de nuire.
Quand la Continental recrutait des Juifs...
Mais des appels subliminaux à la révolte transparaissent dans certaines œuvres, et le chef de la propagande allemande est très irrité par des films comme La Symphonie fantastique, de Christian-Jaque, sorti en 1942, exaltation du nationalisme français dans une biographie d’Hector Berlioz ! Tandis que Vichy voit d’un mauvais œil l’adaptation par André Cayatte de La Fausse Maîtresse, d’après Balzac : le film est devenu un plaidoyer pour le rugby à treize, interdit par Pétain, car jugé trop professionnel et donc anglais.
De plus, Prévert a dit à Greven qu’on ne faisait pas de bon cinéma sans les Juifs. Un an avant la création, en mai 1941, de l’Institut d’étude des questions juives (IEQJ), financé par le sinistre Theodor Dannecker, en charge de la « question juive » à la Gestapo, Greven va donc demander à Jean Aurenche de lui en présenter. C’est ainsi qu’il recrutera Henri Calef et Jean-Paul Le Chanois, Juif, communiste et résistant !
Il accepte le scénario de Max Colpet (Kolpé) – qui pourra ensuite rejoindre Jacques Feyder en Suisse – pour le film d’Henri Decoin, Premier rendez-vous (1941), avec la jeune épouse du cinéaste, Danielle Darrieux, et Louis Jourdan. Ce film, où la comédienne chante comme dans Battement de coeur (début 1940 pour Ciné-Alliance), confirme la création en France d’une comédie sentimentale sur le modèle américain. Un genre assez rassurant pour permettre à
Decoin de tourner un film bien plus dérangeant avec Raimu : Les Inconnus dans la maison (1942), d’après Simenon, adapté par Clouzot, chef du service des scénarios, qui semble s’être attaché à en gommer la coloration antisémite en rebaptisant Amédée le personnage d’Ephraïm, interprété par Mouloudji.
Les Russes aussi sont employés par Greven: le régisseur Grégoire Metchikian et son fils Georges, le maquilleur Chakhatouny, le décorateur André Andrejew... C’est dire si les considérations artistiques passent à ses yeux avant les diktats politiques, pourtant assez impérieux pour indisposer nombre de cinéastes. Étrange époque, étrange entreprise que cette Continental Films, capable de produire des films aussi audacieux, reprochés après-guerre à leurs auteurs par le Comité d’épuration qui, malgré sa relative indulgence, inscrit Le
Corbeau et toute son équipe sur une liste noire et juge Les Inconnus dans la maison « antinational » !
Composer... ou pas avec la Continental
Certains vont se dérober, tel le scénariste et dialoguiste Jean Aurenche, qui fait antidater ses contrats pour pouvoir se dire débordé et refuser de travailler pour Greven. Marcel Pagnol détruit à la hache ses films, que Greven veut distribuer, et vend ses studios de Marseille à Gaumont, privant ainsi la Continental de studios dans le Midi et se résignant à l’inaction jusqu’à la Libération. D’autres, une fois engagés, s’appliquent, et réussissent souvent, à quitter la Continental : Marcel Carné, alors au sommet de sa carrière, claque la porte sans craindre les ennuis, qui ne manquent pas d’arriver mais ne l’empêchent pas de tourner Les Visiteurs du soir (1942) et Les Enfants du paradis (1945). Christian-Jaque réussit à casser un contrat habilement rédigé. Decoin refuse les coupures de Greven dans le scénario de Mariage d’amour (1942) et gagne son procès. Quant à Jean Devaivre, assistant de Richard Pottier, d’André Cayatte ou de Maurice Tourneur, il se fait espion et renseigne la Résistance, puis finit par quitter la Continental pour le maquis. Certains, comme Abel Gance, soupçonnés
d’être juifs, tournent quand même pour ne pas rester inactifs. D’autres auront moins de chance : Raymond Bernard et Jacques Companéez ont du mal à survivre, et l’épouse juive de
Léopold Marchand se suicide peu avant la rafle du Vél’ d’hiv, quand des individus comme Léo Joannon manipulent leurs confrères avec un cynisme révoltant. Les plus grands acteurs sont embrigadés. Ils avaient déjà été invitésaux studios de Babelsberg avant la guerre et y avaient fait la connaissance de Greven. On en retrouve cinq, en mars 1942, sur le quai de la gare de l’Est, prêts à partir pour Berlin assister à la première allemande de Premier rendez-vous : Albert Préjean, Danielle Darrieux, Suzy Delair, Junie Astor et Viviane Romance. Cette séquence des « Actualités », devenue le symbole de la collaboration des comédiens français et insérée par Marcel Ophüls dans Le Chagrin et la Pitié (tourné en 1969), est analysée par Christine Leteux. Elle constate que, dans le groupe – en réalité, ils sont huit –, seul le journaliste Pierre Heuzé, chargé du reportage, est un pronazi convaincu et livre des commentaires emphatiques. Les autres, contraints et forcés, manifestent si peu de bonne volonté qu’ils montrent à Goebbels l’inefficacité de sa propagande en France : il n’y aura pas de second voyage.
Le meilleur et le pire...
La qualité et le succès des films de la Continental sont dus à la fois au génie des réalisateurs et aux interprétations remarquables des meilleurs acteurs : Raimu, Michel Simon, Jean Tissier, Pierre Larquey, Paul Meurisse, Jeanne Fusier-Gir, Renée Saint-Cyr... Eux aussi vont avoir des ennuis à la Libération. Mais le cas le plus tragique reste celui de Harry Baur, l’inoubliable Jean Valjean de Raymond Bernard, qui, quoique protégé par Goebbels, ne peut échapper aux soupçons attisés par la dénonciation de son ami Édouard Bouchez : présumé juif ou « enjuivé », il est torturé, avec sa femme, par les nazis et meurt quelques mois après avoir été libéré. Louis Jouvet, lui, réussit à émigrer en Amérique du Sud.
Au fil du temps, la Continental deviendra l’UGC (Union générale cinématographique), une grande société de production et de distribution française actuelle, qui en a repris le catalogue.
Étrange période de l’histoire culturelle, en vérité, où la frontière entre le bien et le mal s’estompe dangereusement ; expérience unique dans l’Europe occupée, que retrace si bien Christine Leteux, documents à l’appui. Un producteur comme Alfred Greven, après avoir fait du chantage aux cinéastes français pour les obliger à signer avec lui, se trouve pris en tenaille entre les rapports accusateurs de la police allemande et son estime personnelle pour les stars ! Un réalisateur comme Jean Dréville travaille dans la firme allemande... pour échapper à la censure de Vichy. Des Français se montrent assez lâches pour trahir leurs amis et les condamnent à coup sûr sans jamais en subir les conséquences. Décidément, le meilleur et le pire coexistent pendant cette période cruciale. Bien que soient de plus en plus comptés aux meilleurs cinéastes les mètres de pellicule et les jours de tournage, bien que la police de la pensée soit omniprésente et que de nombreux artistes, tel Maurice Tourneur, souffrent de voir leurs proches arrêtés et d’être eux-mêmes menacés, on assiste à la naissance de plusieurs chefs-d’œuvre. Comme si le danger et les difficultés avaient stimulé l’inventivité et le talent tout en incitant nombre d’auteurs non pas à collaborer – ce dont ils ont été accusés par un Comité d’épuration prompt à tondre les femmes et à déshonorer les hommes –, mais à résister autant que possible, de toute leur énergie. La plupart de leurs œuvres sont, à l’évidence, non seulement des exploits, mais des actes de résistance. Il faut lire ce livre important, visionner les films de la Continental et revoir l’excellent Laissez-passer de Bertrand Tavernier, c’est de l’Histoire vivante.
ANNE-MARIE BARON
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