A scene at the sea (Takeshi Kitano, 1991)
Étrange film minimaliste, où des groupes de jeunes surfeurs silencieux attendent sur la plage que le vent se lève. Pas d’intrigue ni de paroles donc (et pas seulement parce que le héros y est sourd-muet), mais une série ascétique de regards effleurants, de gestes simples (marcher, courir, nager, tenter de trouver son équilibre), d’élégance du comportement, y compris dans les maladresses de l’apprentissage sportif : il s’agit ici d’exercer sa ténacité, de réussir quelque chose d’inaccessible. Mais ce cadre épuré, gommé de toute surcharge et construit selon les lignes d’un tableau abstrait, cette mise en scène toute en creux, en vides, en signes imperceptibles pour un regard inattentif, ne facilitent pas l’adhésion à une démarche qui, par son évanescence même, souffre d’un gros déficit d’incarnation.
3/6
Je vous salue Marie (Jean-Luc Godard, 1985)
L’Évangile selon Jean-Luc. Certains chrétiens ont chanté des cantiques à la porte des églises afin d’exorciser Godard et sa transposition contemporaine de l’Assomption. Pourtant l’auteur fait ici acte de foi et professe que le corps est d’abord une voix, la naissance une parole, le verbe une chair. Question couple il prône le crédit mutuel, proposant de commencer par apprendre à s’aimer pour ne pas se donner des coups. Question cosmos il évoque les grands mystères de l’univers et suggère qu’il n’existe pas de hasard. Question Vierge il cherche la réponse du côté de Vénus, la montre tantôt au bain comme Degas, tantôt torturée dans un drap ondulant comme Schiele. Et c’est finalement dans les plans de ciel et d’eau, le point de contact de l’éther et de l’onde, qu’il cherche élever le profane à la hauteur du sacré.
4/6
Blade runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017)
Le risque était considérable de profaner l’un des plus grands films de tous les temps. Mais Villeneuve a su assumer l’héritage et en prolonger les aspects esthétiques et thématiques sans tomber dans le piège de l’explicitation à tous crins. S’il flirte parfois avec la lourdeur solennelle du débat philosophique ou de l’allégorie socio-mythologique, c’est pour mieux affirmer la tristesse élégiaque et contemplative d’une quête identitaire où s’esquisse un lancinant goût d’inachevé, où efflore un bouquet de doutes et de regrets que la mise en scène transmet avec une belle poésie. Voilà pourquoi cette œuvre fragile, imparfaite mais le plus souvent émouvante séduit : on y décèle l’humble assurance d’un réalisateur toujours maître de ses choix, et dont le sens du spectacle n’étouffe pas l’expression du sentiment.
4/6
Passion d’amour (Ettore Scola, 1981)
Il est des histoires roses où les princes charmants épousent d’abominables sorcières se transformant en déesses par la grâce de l’amour. Dans une Italie du XIXème siècle qui pourrait sortir d’un récit de Stendhal, d’un conte de Villiers de l’Isle-Adam, la rencontre du bel officier et de Fosca, d’une laideur exemplaire, va semer le doute. Giorgio attend son absolu comme d’autres guettent le mirage de l’ennemi : consentant et vaincu, il se laisse vampiriser par les chantages et les sentiments excessifs de ce monstre encombrant, hystérique, dont le visage est justement celui d’une Nosferatu femelle toute à sa proie attachée. Cette autodestruction romantique, cette vérité féroce, ni consolatrice ni apaisante, sont illustrées avec plus d’application que d’inspiration par un cinéaste qui n’évite pas le piège du conformisme.
4/6
Nuages épars (Mikio Naruse, 1967)
Parce qu’il a renversé par accident le mari de Yumiko, Mishima lui rend des visites qui ne parviennent pas à éteindre sa culpabilité. Et ce qui doit arriver dans la logique mélodramatique survient : l’un et l’autre se plaisent, tombent amoureux, enfreignant ainsi l’interdit posé par le décès de l’époux. Le dernier film de Naruse ressemble à son œuvre. La société y est vue comme un système réglé d’interdictions et d’autorisations. L’emploi de la nature intensifie les sentiments jusqu’à une emphase assumée. La narrativisation du décor et des accessoires indique que le monde n’est pas un échappatoire, qu’il ne fait que renforcer les règles de la vie sociale et qu’il double dramatiquement le destin, comme s’il fallait répéter qu’il existe quelque chose du bonheur mais que celui-ci reste pour toujours inaccessible.
4/6
Le sens de la fête (Eric Toledano & Olivier Nakache, 2017)
Sur le modèle d’
Un Mariage d’Altman, les auteurs oublient les velléités démagogiques et leçons de morale plombant d’ordinaire leur cinéma et livrent une machinerie comique menée tambour battant, avec un sens infaillible de la situation déraillante, du portrait concis et du rebondissement catastrophique. On peut légitimement en estimer les rouages un peu trop huilés (une gag récurrent par personnage, une vanne par réplique) et considérer la férocité superficielle du tableau comme un prétexte cosmétique. Il n’en reste pas moins qu’il s’en dégage un dynamisme, une loufoquerie auxquels il est difficile de résister, et que la truculente effervescence de ce dérèglement programmé, bien servie par un casting hétérogène mais complémentaire, atteste d’une vigueur et d’une précision réjouissantes.
4/6
Le génie du mal (Richard Fleischer, 1959)
S’inspirant de l’affaire Leopold-Loeb (déjà à l’origine de
La Corde d’Hitchcock), Fleischer étudie le cas de deux fils de bonne famille s’arrogeant le droit de vie ou de mort sur les individus ordinaires et dont les justifications intellectuelles masquent des troubles mentaux. Le plaidoyer contre la peine capitale a l’audace de se fonder sur des coupables qui ne sauraient susciter la sympathie : l’exécution légale inspire à l’auteur le même dégoût que le meurtre prémédité. Mais si ne manquent ni trouvailles ni moments percutants, si la poigne est ferme dans la composition de l’image et la conduite du récit, le film reste d’abord celui d’un artisan consciencieux, qui doit beaucoup à une interprétation dominée dans le dernier acte par le déchaînement de sobriété cabotine d’un pachyderme débraillé nommé Orson.
4/6
Detroit (Kathryn Bigelow, 2017)
Il fallait, pour reconstituer la tragédie ordinaire survenue à l’Algiers Motel en 1967, la main de fer et le regard d’aigle de cette grande réalisatrice polémique qu’est désormais Kathryn Bigelow. La violence et l’abjection des faits y sont comme passées dans un bain photosensible, analysées, scrutées, dénoncées avec une rage et un engagement d’autant plus frappants que rien ne vient en écorner la remarquable objectivité, l’exemplaire pondération. Brûlot viscéral mettant implacablement à nu certains des points de tension et d’injustice les plus sensibles de la société américaine, cette éprouvante mais salutaire fresque de sueur, de sang et de larmes entremêle brillamment l’intime et le collectif, perpétue avec ardeur le glorieux héritage d’un cinéma contestataire et lucide, humaniste et généreux.
5/6
Une femme dans la tourmente (Mikio Naruse, 1964)
Une scène de la dernière partie résume à merveille les brisures irrémédiables et les intenses moments de bonheur qui parcourent le film : un voyage à travers le Japon régulièrement scandé par des plans du train en marche, et pendant lequel Naruse recompose toute une mise en scène de l’amour naissant. Des sourires timides, des regards à la dérobée, des gestes complices, et les yeux embués de larmes indiquant enfin que cette relation est condamnée. En racontant comment les sentiments d’un jeune homme pour sa belle-sœur veuve se heurtent au bonheur impossible de l’après-guerre, le cinéaste exprime avec une économie exemplaire la mutation économique d’un pays, l’irruption de la jeunesse, l’omniprésence de la mort, le jeu infime des choses non relevées mais qui disent l’essentiel. Poignant.
5/6
Top 10 Année 1964
Salé, sucré (Ang Lee, 1994)
S’il se situe dans l’exacte continuité de
Garçon d'Honneur, le cinéaste délaisse les affres de la vie américaine pour un retour aux sources dans son pays d’origine. La nourriture et la famille semblent ici les deux fondements de la culture taïwanaise ; mais, pour que les enfants bâtissent à leur tour une famille, il faut bien qu’ils quittent leurs parents. Sujet à la Ozu que l’auteur traite en une chronique tendre et bienveillante qui trouve toujours le ton juste pour maintenir la tension ou désamorcer la scène par un trait d’humour. Le regard intimiste, la mise sobre et effacée, l’attention à des personnages tous attachants préservent la sensibilité qui émane de ces histoires d’amour et de transmission, de cette variation aigre-douce autour d’un roi Lear culinaire incapable de régenter la vie de ses trois filles. Très joli film.
4/6
L’atelier (Laurent Cantet, 2017)
La Ciotat, été 2016. La lumière éclatante de la Méditerranée sur la pierre blanche des calanques, la présence chargée de souvenirs du maquis, d’une jetée portuaire ou d’un chantier naval à l’abandon témoignent d’un monde instable léguée à une génération qui n’en est pas responsable. Neuf ans après
Entre les Murs, le réalisateur continue d’explorer un cinéma de la parole et de l’échange, de l’interjection et de l’argumentation. Parfois un peu rigide dans l’articulation de son discours, le film est tel un thriller sans crime qui fait de l’indétermination, de l’incertitude et de la déstabilisation ses lignes cardinales, refuse toute explication confortable au désarroi d’une jeunesse désorientée et cherche à exprimer cette peur de l’autre, de l’inconnu et de l’avenir poussant à s’inventer des chimères radicales.
4/6
Conte de cinéma (Hong Sang-soo, 2005)
Si un film n’est que le reflet ou l’extension d’une vie (et inversement), les cicatrices qu’il laisse sur une actrice, de même que sur un spectateur, sont invisibles. Voilà ce que montre l’auteur au fil de ce récit plié en deux, de ce long drapé dont les parties se superposent et se nouent. Le rapport intime entre les images fictionnelles et la réalité de ceux qui les regardent, les correspondances entre les histoires qu’on se raconte et l’existence qui multiplie simulacres et faux-semblants, les situations dérisoires et douloureuses, la toile de fond du cinéma, de sa fabrication et de ses mirages, tout ramène à la sève un brin théorique d’un schéma narratif exonéré des codes de la bienséance esthétique, visant à la description des émois sentimentaux et à la mise en scène anxieuse des échecs toujours répétés.
4/6
Une vie difficile (Dino Risi, 1961)
Partisan puis journaliste gauchiste, Silvio participera à toutes les luttes, grèves et enthousiasmes de son époque. C’est un idéaliste intransigeant, un brave type généreux, maladroit et honnête jusqu’au bout, un raté attendrissant qui, s’il n’était aussi volubile, serait assez proche, par sa ténacité et son élégance en mouvement, de Buster Keaton. Incarné par le génial Alberto Sordi, il permet à l’auteur de passer en revue quinze ans de la société italienne d’après-guerre, la libération, les élections, le miracle économique, le monde de la presse et du cinéma, la vie des villages et celle des grandes villes. La précision et la rapidité du trait, la lucidité féroce de la satire, la richesse et la variété des situations, la maîtrise des ruptures de ton concourent à la pleine réussite d’un tableau à la fois grave, cocasse et émouvant.
5/6
Le tombeau d’Alexandre (Chris Marker, 1993)
Tombeau, dit le dictionnaire : recueil de souvenirs, de pièces composées à la mémoire d’une personne chère ou d’un personnage remarquable. Dans les retombées désenchantées de la
perestroïka, Marker suit le cinéaste Medvedkine, dédicataire de ce document, au cours de sa longue et difficile carrière, interroge ses archives, ses parents, ses amis, ses témoins. Mieux qu’une stèle commémorative, l’entreprise est d’abord un film d’histoire de l’URSS et du cinéma soviétique, une investigation poétiquement didactique qui poursuit en abondance et en liberté une écriture faite de rapprochements d’idées, d’associations facétieuses, de liaisons capricantes, et qui rappelle que les créateurs communistes furent des âmes divisées dont les réticences et les refus mêmes furent voulus au service de l’utopie.
4/6
Au revoir là-haut (Albert Dupontel, 2017)
Jeunet avait adapté le best-seller de Japrisot qui prenait pour contexte la Grande Guerre et ses lendemains saumâtres. Difficile de ne pas y penser devant ce que Dupontel (il y était acteur) fait du roman de Pierre Lemaître. Écartelé entre une reconstitution ambitieuse mais cantonnée à de prudentes limites académiques et sa propension à la surcharge illustrative, que trahit le baroquisme de la Belle Époque, le réalisateur orchestre un bal de survivants, de salauds et de gueules cassées dont la joliesse un peu amidonnée souligne le caractère édifiant des situations, des caractères et des développements psychologiques. Pour être transcendé le romanesque exige des doigts de fée, et sans nier la qualité du travail offert, on peut regretter qu’il ne dépasse pas ici ce qu’on appelle communément de la belle ouvrage.
4/6
Boom (Joseph Losey, 1968)
Il était une extravagante reine qui célébrait son cinquième veuvage dans une île fortifiée à proximité de Capri, au milieu d’un luxe insolent et de saturnales solitaires. Il était un ange de la mort qui entreprit, en costume de samouraï Yamamoto, d’apprivoiser la recluse mégère. Ni les falaises abruptes, ni le garde-chiourme nabot et ses chiens, ni la jolie greffière ne purent l’arrêter. Il vint, il la vit, il la conquit. Sans doute le cinéaste rêvait-il d’une danse macabre à l’image du griffon doré constituant l’emblème de Sissy la folle impératrice, d’un jeu de titans sous le soleil d’Italie, scandé par la rumeur des flots et le gémissement des âmes. Son film verbeux, théâtral, surchargé de symboles comme une robe orientale flottant sur un corps squelettique, est un demi-échec. Mais il vaut bien des réussites tièdes.
4/6
Logan lucky (Steven Soderbergh, 2017)
Retour au bercail, dans tous les sens du terme : le cinéaste se réapproprie les règles d’un genre qui a fait son succès et les injecte au sein d’une Amérique white trash et paupérisée qu’il connaît bien pour en être originaire. Sans surplomb, avec une sympathie n’excluant pas l’ironie mordante, il dresse le portrait d’une brochette de faux crétins plus futés qu’il n’y paraît, bien décidés à prendre leur revanche sur un système social qui les a laissés à l’abandon, dont la morale de l’action a pour finalité ultime le bonheur. La technique sereine de vieux singe à qui l’on apprend plus à faire la grimace, la cocasserie réjouissante des numéros d’acteurs, le déroulé tranquille d’un récit alambiqué mais toujours fluide concourent à un plaisir qui ne laissera sans doute pas de trace durable, mais que l’on aurait tort de bouder.
4/6
La grande extase du sculpteur sur bois Steiner (Werner Herzog, 1974)
Toujours fasciné par ce qui pousse l’homme à dépasser ses limites, à flirter dangereusement avec l’absolu, Herzog livre en quarante-cinq minutes comme la doxa de ses préoccupations : un documentaire sur le champion de saut à ski Walter Steiner, tourné lors d’une compétition internationale à Planica en Slovénie. Figure icarienne par excellence que celle de ce jeune homme aspiré par l’extase du vol libre, chérissant ses instants suspendus (la caméra les sacralise en des ralentis liquides), mais conscient de la nécessité vitale de l’atterrissage. Le drame naît du suspense non concerté d’une performance filmée en direct, tandis que le cinéaste, suivant l’évènement à la manière d’un reporter, semble se ronger les ongles à la fois par crainte de le voir se tuer que par abandon à son goût du "hard" et de l’authentique.
4/6
L’étrange incident (William A. Wellman, 1943)
Inhérent au folklore du genre, le lynchage a été le fait d’hommes trop enclins à considérer la force et la justice expéditive comme des panacées. Mais les réticences de certains exécutants involontaires ont rarement pu s’exprimer avec tant de sincérité que de ce western qui tient de la gageure : attacher le spectateur au récit d’une traque et d’une exécution sans grandiloquence, où sont mis en relief quelques échantillons d’une humanité peu séduisante. Isolant du reste du monde les tristes héros d’un drame sans couleur, à l’image des régions mornes et rudes où l’on oublie progressivement tout appel du cœur, Wellman stigmatise avec une précision d’avocat général les tares d’un Ouest en proie aux troubles de croissance qui le singularisent. Un réquisitoire implacable, tout de rigueur et de probité.
5/6
Et aussi :
Au bord de la mer bleue (Boris Barnet, 1936) -
4/6
The square (Rubon Östlund, 2017) -
5/6
Titicul follies (Frederick Wiseman, 1967) -
4/6