(en italiques : films découverts en salle à leur sortie)
Contes cruels de la jeunesse
La caméra est fougueuse, mobile, le style sec et rythmé, en accord avec la nouveauté d’un sujet qui refuse de détourner le regard de la réalité urbaine et industrielle de son époque. Dans une palette de couleurs vives et tranchées, Ōshima exprime le désarroi d’une jeunesse qui, pour fuir les désillusions vécues par ceux qui ont seulement quelques années de plus, basculent dans la petite criminalité. La cruauté des rapports amoureux, souvent couvés par une tension sourde, la lucidité coléreuse d’un propos qui pousse le drame jusqu’à la tragédie n’empêchent pas l’humanité d’éclore, et une réelle émotion de poindre à travers le personnage de Mako, cette jeune fille fragile, désorientée, fatalement éprise d’un petit voyou capable, au-delà de sa muflerie brutale, de lui manifester une grande tendresse. 5/6
Nuit et brouillard du Japon
Lors du mariage entre deux militants d’un groupe d’étudiants communistes, les invités remuent leurs souvenirs et se livrent à un grand lavage de linge sale : l’occasion pour chacun de tenter d’éclaircir certaines zones d’ombre, d’exorciser de vieilles rancœurs, à défaut de solder les comptes. Construit sur de sinueux plans-séquences, le film analyse des attitudes contradictoires mais complémentaires (intellectuel-activiste, sceptique-fanatique, passionné-froid, conformiste-hérétique), mesure l’écart entre les positions dogmatiques et les exigences de l’engagement pour mieux refléter la conscience d’une génération en révolte. Aucun mouvement politique n’a de force s’il n’entraîne une subjectivité authentique : tel est le sens de cette réflexion amère et touffue sur le devenir de l’idéal révolutionnaire. 4/6
La pendaison
Au commencement est l’information sèche, précise, abondante, qui introduit dans un cadre propice au huis-clos. Puis vient une sorte de psycho-farce renvoyant les genres reçus dans un apparent fourre-tout, lié par une idée-directrice : dynamiter la notion d’État justicier. Dès lors que le rituel de l’exécution est sabordé, les engrenages du système se grippent et bourreau, huissier, médecin, prêtre, procureur renvoient l’image grinçante d’une humanité livrée à ses fantasmes inavouables. Par la pantomime, les mécanismes de l’imaginaire, les jeux de rôles et de miroirs entre illusion et réalité, vie et théâtre, le cinéaste confère à l’abjection une dimension fantastique et livre une parabole politique sur la coercition infligée par la société à l’individu. Son outrance et sa rigidité conceptuelle fatiguent quelque peu. 3/6
Le petit garçon
L’argument pourrait sortir d’une comédie italienne des années soixante, à la Monicelli ou à la Risi : une famille combine de faux accidents de voiture pour empocher l’argent des conducteurs escroqués. Sauf que le sourire ne fait ici guère plus qu’atténuer le désenchantement du constat. Par petites touches, sans jamais condamner personne, Ōshima montre la veulerie de parents fautifs presque malgré eux, reproduisant avec complaisance la dureté d’une société qui les a malmenés, et assassins inconscients de l’avenir de leurs enfants. Reste la dérisoire consolation apportée par les rêveries du garçonnet devenu prématurément adulte, qui sèche ses larmes en racontant à son petit frère des contes d’extraterrestres justiciers, inventés pour conjurer la tristesse du quotidien. 4/6
La cérémonie
4 Mariages et 1 Enterrement à la sauce Ōshima. Peu de place pour la cocasserie et la bagatelle, mais une dissection au scalpel des codes sociaux reconduits comme autant de rituels immuables, une peinture glacée des comportements soumis aux impératifs familiaux et des aspirations individuelles sacrifiées par le poids des traditions. Stylisée, peu amène, d’une beauté plastique à la lisière de l’abstraction, la mise en scène organise un jeu de flashbacks éclairant une poignée de destins individuels, et fait effleurer la violence muette des situations en analysant sur vingt-cinq ans, de la fin de la guerre et la reconstruction faisandée du Japon, la lente désagrégation d’une famille patricienne qui s’enlise peu à peu derrière une façade illusoire du progrès. Une chronique austère mais assez fascinante. 4/6
L’empire des sens
Découvrir l’objet du scandale quarante ans après sa sortie, c’est mesurer l’audace du réalisateur et la radicalité de son geste. Car à sa manière et avec sa culture Ōshima témoigne de cette aptitude à l’oubli que les lueurs du quotidien tamisent et rendent fragile, désespéré, sans issue. Il n’est nullement question ici d’amour fou, encore moins de son apologie, comme on a pu le lire, mais bien d’une pathologie obsessionnelle qui exclut les amants hors du monde réel et social, qui les isole dans un huis-clos dépassionné fondé sur la répétition du rituel érotique, la quête d’un absolu suicidaire, et qui s’achève en toute logique sur les rives de l’assouvissement. Une liturgie du sexe plus proche de l’holocauste que de la chronique galante, et dont la dimension morbide a quelque chose d’infernal. 4/6
L’empire de la passion
S’inspirant d’un fait divers du XIXè siècle, le réalisateur relate la passion dévastatrice d’un homme pour une femme mariée dans un petit village de montagne. Cet amour fou conduit le couple à assassiner l’époux encombrant, qui revient hanter les coupables sous la forme d’un fantôme obsédant. Les Amants Crucifiés meets L’Empire des Sens, la tradition du conte japonais croise celle du récit britannique à la Kipling : la mise en scène met à plat ce mélodrame à résonance fantastique, se détache de tout contexte, gomme les effets, dédramatise l’image, force l’esthétisme d’un jeu à plusieurs niveaux. Peu à peu, la nature – feuilles qui frémissent, arbres solitaires, pluies glaciales – prend sa revanche, s’instituant juge et partie, associant un panthéisme constamment perceptible à la pulsion de mort. 4/6
Furyo
Où Ōshima fait son Pont de la Rivière Kwaï. Tel un entomologiste distingué, il réunit dans un camp de prisonniers deux civilisations insulaires et finissantes et observe les réactions brutales dont accouche ce curieux face-à-face. Sa force est de transcender la signification habituelle du film de guerre pour atteindre à l’universalité d’une fable amère sur la culpabilité, l’honneur et la solitude : on s’y fait hara-kiri, on s’y tranche la langue, on s’y torture physiquement et mentalement dans des rituels de violence, d’amour et de mort. La sophistication de la mise en scène, la musique psychédélique de Sakamoto, les acteurs-pop stars, beaux et éthérés comme des dieux de tragédie antique, submergés par des passions équivoques et terrassés par le mal qui les ronge, tout participe d’une singulière fascination. 5/6
Max mon amour
Si l’ombre de Buñuel plane sur cette fable bourgeoise, où un singe perturbe l’ordre d’une société fatiguée qui ne croit plus à sa propre hypocrisie et remet les couples dans l’axe tel un fantôme de la liberté, c’est qu’elle est écrite par Jean-Claude Carrière. Son sujet n’est pas la relation entre le chimpanzé et l’épouse du diplomate, passion souterraine vécue et jouée comme allant de soi, mais le regard des autres sur elle. Lorsque l’adultère est valorisé, institué, théâtralisé comme une comédie de boulevard, lorsque les instincts sont réprimés sous le poids des conventions, de l’apparat, des cérémonials, l’animalité devient le refuge de l’amour fou. Ce que la mise en scène suggère en évitant le moindre détail scabreux pour favoriser un étrange climat fait de litote et d’ironie feutrée, où tout est insidieusement déplacé. 4/6
Tabou
Kyoto, 1865, une milice de samouraïs accueille un nouveau venu. Dans ce monde autarcique régi par des règles très strictes, l’éphèbe à la beauté irréelle et ambiguë vient semer trouble et désordre. Vacille alors un microcosme figé dans ses traditions millénaires, fondé sur la répression des désirs (qu’ils soient d’amour, de vie ou de mort) et sur la soumission aveugle à un système dépassé, dont la fin annonce la naissance de l’ère des yakuzas et du crime pour le crime. L’esthétique est fondée sur les costumes noirs, les nuits sombres et l’énigmatique blancheur des visages, créant une morbidité latente, un ressenti souterrain de perdition, favorisée par le culte de la jeunesse et de la pureté. Reste que l’on regarde cette œuvre glacée, d’une somptuosité beaucoup trop lisse, avec une admiration assez distante. 3/6
Mon top :
1. Furyo (1983)
2. Contes cruels de la jeunesse (1960)
3. L’empire de la passion (1978)
4. L’empire des sens (1976)
5. La cérémonie (1971)
Le cinéma d’Ōshima est celui de la peinture sociale, de la dénonciation du système, voire de la révolte formulée avec la jeunesse vigoureuse de ce qui pourrait être une Nouvelle vague japonaise.