Jacques Doillon

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Nicolas Brulebois
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Jacques Doillon

Message par Nicolas Brulebois »

J’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé aucun topic consacré au cinéaste Jacques Doillon :shock:

Je profite donc de la diffusion, ce soir sur France 3, du magnifique RAJA (2003), pour réparer ce lamentable oubli :roll:

Au premier abord, Jacques Doillon pourrait être considéré comme le pape du film intimiste français. Avec tout ce que cela comporte de positif (sophistication extrême de la mise en scène, soin maniaque apporté au dialogue, direction d’acteur au scalpel, plongée dans l’intériorité de personnages riches et complexes) ET de négatif (sophistication virant parfois au maniérisme, dialogue souffrant de temps à autres d’un excès de préciosité, personnages volontiers têtes à claque).

Mais il parvient fréquemment à dépasser cet aspect "intimiste", en se remettant en question et en élargissant son univers, le confrontant à des nouveaux défis: extrême jeunesse des protagonistes (Ponette, La Drôlesse) et/ou confrontation à une jeunesse réputée "difficile" (Le Petit Criminel et surtout Petits Frères, l'un des plus beaux films sur la banlieue, avec des acteurs du crû, tous phénoménaux).

Aussi étrange que cela puisse paraître, il réunit (à mes yeux) les qualités de 2 grands réalisateurs français antagonistes: un aspect lettré et sophistiqué à la Rohmer, et un formidable talent (à la Pialat) pour diriger des acteurs débutants, bruts de décoffrage, et leur faire sortir ce qu’ils ont dans les tripes – ridiculisant parfois au passage les professionnels dissimulés derrière leurs "trucs".

Sa filmographie est foisonnante, et mérite vraiment que l’on s’y attarde

Le Premier venu (à venir)
Raja (2003)
Carrément à l'Ouest (2001)
Petits Frères (1999)
Trop (peu) d'amour (1998)
Ponette (1996)
Un siècle d'écrivains : nathalie sarraute (1995)
Du fond du coeur (1994)
Le Jeune Werther (1993)
Un Homme à la mer (TV) (1993)
Amoureuse (1992)
Contre l'oubli (1991)
Le Petit criminel (1990)
La Vengeance d'une femme (1990)
La Fille de quinze ans (1989)
Pour un oui ou pour un non (1988)
Comedie ! (1987)
L'Amoureuse (1987)
La Puritaine (1986)
La Tentation d'Isabelle (1985)
La Vie de famille (1985)
La Pirate (1983)
L'Arbre (TV) (1983)
La Fille prodigue (1981)
La Drôlesse (1978)
La femme qui pleure (1978)
Un Sac de billes (1975)
Les Doigts dans la tête (1974)
L'An 01 (1973)


Pour ceux qui voudraient découvrir : RAJA, son dernier film en date, est rediffusé ce soir, 23h, sur France 3. C’est l’un des meilleurs (toutes les qualités mentionnées ci-haut, sans les défauts), à ne rater sous aucun prétexte. 8)
Nicolas Brulebois
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Message par Nicolas Brulebois »

[quote="dans un autre "topic", Phylute"]Bonne nouvelle, Doillon est enfin en tournage (4 ans après Raja). Il a aujourd'hui d'énormes problèmes pour monter un film, même à tout petit budget. Mais je me demande si, dans son cas, une certaine fatigue, une lassitude, une série de déceptions, n'hypothèquent pas sa capacité à monter un projet. Même pour un jeune cinéaste dans le vent, plein de gniak, c'est un parcours harassant. En tout cas, je suis très heureux qu'il soit enfin en tournage[/quote]
La bonne nouvelle, c'est aussi qu'il retrouve Gérald Thomassin, qu'il avait révélé dans Le Petit Criminel (90, César du meilleur espoir masculin) :D
bronski
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Message par bronski »

Nicolas Brulebois a écrit :La bonne nouvelle, c'est aussi qu'il retrouve Gérald Thomassin, qu'il avait révélé dans Le Petit Criminel (90, César du meilleur espoir masculin) :D
C'est le frêre de Florence Thomassin?
Rupert Pupkin
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Re: Jacques Doillon (Raja, Petits Frères, et autres merveilles!)

Message par Rupert Pupkin »

petit UP au sujet de La Pirate...

je cherche désespérément ce DVD... Y a t'il un projet de sortie en zone 2 fr ?
ce film est-il dispo ailleurs en zone 1 en attendant ?
Nicolas Brulebois
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Re: Jacques Doillon (Raja, Petits Frères, et autres merveilles!)

Message par Nicolas Brulebois »

On peut effectivement rêver que la sortie et le triomphe critique du Premier Venu incitent les décideurs à envisager la suite de la rétrospective DVD des anciens films de Doillon.
Pour l'heure, les coffrets thématiques sur l'enfance et l'adolescence , aussi intéressants soient-ils, ne me paraissent pas donner la pleine mesure de l'univers du cinéaste ---- qui ne se résume pas à savoir bien filmer des bambins, que diable :!:

Quant à La Pirate... je ne l'ai jamais vue. Tu peux nous en dire plus :?:
Dans son bouquin "Jacques Doillon, trafic et topologie des sentiments", René Prédal évoquait à son sujet une grande violence psychologique... vaguement inspirée de Bergman, si j'ai bien compris :?:
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Kevin95
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Re: Jacques Doillon (Raja, Petits Frères, et autres merveill

Message par Kevin95 »

LES DOIGTS DANS LA TÊTE (Jacques Doillon, 1974) découverte

Un moment précis dans l'existence d'une jeunesse parisienne post-68. La politique n'intéresse pas Doillon, pas plus que la sociologie de masse, seul compte un extrait de vie, une rencontre, une période qui influence (ou non) une personnalité. Trois personnages qui au contact d'un quatrième (une Suédoise libertaire) vont se libérer des contraintes d'un métier mais aussi se jalouser ou s'engueuler profondément (car oui, la Suédoise a un beau minois). Mais tout cela au volume d'un murmure, pas de pessimisme à la Pialat (Passe ton bac d'abord) ou de grandes considérations comme dans le cinéma d'Eustache, juste une forme modeste dans un noir et blanc charbonneux avec des comédiens novices qui ont l'air d'improviser leurs répliques. Le filmage n'est même pas élitiste car la vie transpire du cadre et on se surprend plus d'une fois à rire en combo avec les personnages. L'absence d'enjeux forts rend le film léger et en même temps le fait rouler sans grand choc. Une heure de plus ou de moins ne changerait rien à l'affaire. Un moment de grâce, le face à face entre deux femmes qui ne peuvent se comprendre. Le reste est beau, "juste" beau mais terriblement vivant. Et là je me rends seulement compte du nombre de fois où j'ai utilisé le mot "vie".
Les deux fléaux qui menacent l'humanité sont le désordre et l'ordre. La corruption me dégoûte, la vertu me donne le frisson. (Michel Audiard)
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Thaddeus
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Re: Jacques Doillon

Message par Thaddeus »

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La Drôlesse (1979)


Joli film que ce cinquième long-métrage de Jacques Doillon, tendre, lumineux malgré la tristesse qui la sous-tend aux bordures. La mise en scène y témoigne avant tout d'une double mise en complicité avec les acteurs et les spectateurs. L'intrigue n'est au fond qu'un fait divers. C'est la rencontre de deux marginaux : un adolescent un peu demeuré (un de ceux dont François d'Assise disait : "Heureux les simples !") et une jeune fille d'une petite douzaine d'années. Ce scénario, qui pourrait cacher des arrières-pensées mercantiles et charrier quelques gros baquets de misérabilisme, est un fait un prétexte pour convier à une étrange parenthèse, préservée du monde hostile des adultes. François et Mado, le jeune homme candide et la sauvageonne apprivoisée, vont vivre l'aventure de Robinson et de Vendredi au fond d'un grenier. Ce kidnappeur d'un nouveau genre n'a pas de motivations financières ou sexuelles. Il ne sait même pas quoi faire de sa prise de guerre. Elle non plus n'a pas d'idée sur ce que compte faire d'elle ce garçon bizarre, au front buté, au regard oblique. Elle subit la situation, et progressivement elle découvre que cette situation est porteuse de bonheur. Il faut s'entendre sur ce mot. Mado est à la charnière de l'enfance et de l'adolescence. Elle joue mais réfléchit. Elle a des réactions instinctives mais déjà se sent capable d'analyser son comportement et celui de François. Elle se rend très vite compte que le rapport protecteur-protégé peut s'inverser et apparaît très lucidement consciente de son propre pouvoir. Elle se découvre à la fois petite fille (l'envie du jeu, la bouderie, la tendresse câline) et déjà presque femme dans son désir de plier François à la vie d'un couple, une vie porteuse de plaisir et aussi de contraintes et de jalousie. Elle exige que pour entrer dans leur chambre/cuisine/salon, François introduise une ficelle dans un trou de la cloison. Le rituel confirme le sentiment du secret qui est le lien le plus profond entre les deux personnages. François enferme Mado (on pourrait dire aussi qu'il la met au secret), comme il a enfermé en lui-même sa sexualité, comme il a enfermé aussi la sexualité de sa mère (remariée à un homme qu'il déteste). Sa création d'un roman familial est une autre forme de sa construction du secret : il raconte à Mado qu'en bas vivent non ses parents mais ses patrons, que c'est eux qui enlèvent les petites filles ; il lui montre les taches qu'a laissée une fillette égorgée. La piètre activité à laquelle il se livre est de récupérer et de revendre les rebuts des autres, emballages, bouteilles vides. Il va dans son dépôt chercher un pot de chambre pour Mado, ce qui veut dire à la fois qu'il sera sa mère, qu'elle ne doit pas près de lui garder de secret, parce qu'elle est elle-même son secret à lui, son objet-fétiche. De son côté, Mado a une marque honteuse, des boutons sur la nuque, cachés par ses cheveux et perpétuel sujet de reproche de sa mère qui lui attache les mains la nuit pour qu'elle ne se gratte pas. François décide de la guérir parce qu'il a un "don". L'un comme l'autre sont dans la situation rare où leurs désirs se complètent et se correspondent, où le fantasme de l'un trouve sa fonction dans la structure de l'autre. Et les moments où cet accord ne se fait pas sont odieux à Mado : elle entre dans la croyance de François, même si elle "sait bien", elle pense que "c'est formidable quand même". Mais quand elle invente une maison dessinée sur le sol à la craie et que François trouve ce jeu idiot, elle lui manifeste une véritable hostilité pour n'avoir pas su apprécier ses efforts. Les deux héros véhiculent aussi un passé historique qu'ils essaient de faire connaître l'un à l'autre avant d'objectiver leur passé commun : "Quand est-ce que je t'ai fait le plus d'effet ? - Je sais pas. Quand tu m'as appelé papa." Ils ont quitté le temps des autres sans y avoir renoncé, ils ont même quitté le lieu des autres, et pourtant au coeur même de leur rêve le paysage normand est omniprésent. La caméra de Doillon de glisse elle-même dans le cours du jeu sans en modifier les règles, attentive aux décapages, à la gravité ou à la futilité des propos, à la tension comme à la détente. Un brin de littérature dans les dialogues et le charme s'évanouirait subitement. On sait que le cinéma français n'est pas avare de refoulement exhibitionnistes. Doillon désamorce cette tendance sans recourir à aucun artifice, et en s'en remettant à une sensibilité à la fois sereine et écorchée que ses deux jeunes comédiens (particulièrement l'épatante Madeleine Desdevises, dont les parents étaient fermiers dans la Manche) transmettent avec évidence.
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Jack Carter
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Re: Jacques Doillon

Message par Jack Carter »

Pas vu enormement de Doillon, mais c'est mon préféré.

il me semble que Gaumont va le sortir en blu-ray ces prochains mois.
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
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Thaddeus
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Re: Jacques Doillon

Message par Thaddeus »

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Les doigts dans la tête
Que faire quand on arrête tout, qu’on est apprenti mitron, maltraité, exploité, et qu’on prend soudain conscience d’en avoir ras le bol, parce qu’on est jeune et qu’on aimerait bien vivre ? C’est l’histoire de ce garçon, de son copain, de sa petite amie, d’une pétillante Suédoise de passage, aussi dégourdie que mature, qui perturbe l’alchimie du groupe mais provoque surtout la salutaire remise en question de ses camarades. Le film invite à suivre l’évolution d’une bulle quasi polyamoureuse jour par jour, nuit par nuit, à participer d’un œil critique à une existence devenue plus intense et plus vraie. La fraîcheur des interprètes, la spontanéité des situations, la cocasserie du verbe contribuent au charme singulier délivré par cette chronique tendre et grave, où la révolte politique le dispute au désordre sentimental. 4/6

Un sac de billes
S’il passe de la pochade à l’adaptation romanesque d’un best-seller, Doillon ne cherche pas à s’approprier des recettes éprouvées, ne se perd pas dans le maquis d’un pseudo-réalisme historique. Il entre simplement dans la vie, la peine et les jeux de deux enfants juifs malins comme des singes, promenant leur extrême jeunesse de la zone occupée à la zone libre. Il teinte l’émotion de gaieté, transforme leur aventure en partie de gendarmes et de voleurs, éclaire des épisodes d’insouciance sans escamoter la réalité du malheur. Il évoque la peur, la honte, l’espoir et la joie, fragmente son récit en courtes scènes qu’il coupe net dès qu’il atteint un certain seuil de sensibilité, et privilégie une vivacité mal contrôlée, un papillonnement d’impressions, de sentiments, d’ondes de tendresse allant droit au cœur. Très joli film. 4/6

La femme qui pleure
L’impudeur de Doillon n’est ici pas une valeur négative. Elle est refus de l’hypocrisie pour dire la persistance de la passion, de la jalousie, du sens de l’exclusivité au moment même où les mœurs se libèrent. Elle agresse et fait du spectateur le voyeur d’un psychodrame dont il sort partagé entre la sympathie et l’irritation, l’approbation du défi et la critique des conduites adoptées par les personnages. Autobiographique ou non, le film est un récit formulé au "je", une narration intime exempte de narcissisme, un merdier relationnel en huis-clos dans une maison méditerranéenne devenue laboratoire de vie et étuve à sentiments, quelque part entre Bergman et Eustache. L’interprétation des deux actrices (particulièrement de Dominique Laffin, qui donne tout ce qu’elle a) en accroît encore davantage la vérité. 4/6

La drôlesse
François a dix-sept ans. Rejeté par tous, il parcourt les routes du village sur son vélomoteur en vendant des cageots vides et fait du silence son pain quotidien dans la sordide soupente qui lui sert de royaume. Mado a onze ans. Elle vit avec une mère qui la maltraite une existence misérable et sans but. Lui en geôlier d’occasion, elle en prisonnière pour rire, ces deux laissés-pour-compte vont se libérer du monde des adultes, de ses hypocrisies, ses cruautés, sa sclérose du cœur. Sans la moindre équivoque, ils seront tour à tour père et fille, frère et sœur, amant et maîtresse, mari et femme. Avec pudeur, patience et précision, Doillon poursuit son inventaire des tendresses inexprimées et exauce le beau vœu de Jean Vigo, selon lequel un jour viendra où les enfants perdus se trouveront une raison d’espérer. 4/6

La pirate
La fatalité ne fait pas dans la dentelle. Sous les yeux narquois d’un petit lutin trop grave et d’un clown désespéré, elle va semer le désastre et déchaîner les maux de sentiments éprouvés à vif. Ici chacun est pour l’autre le couteau et la plaie, celui qui souffre et celui qui tue. À défaut d’être aimables, les intentions de Doillon cherchent à exprimer sans fusible la douleur et l’irrationnel de la passion, des corps qui s’étreignent, se tordent, s’affaissent, se recroquevillent – d’autant que les acteurs (à commencer par Jane Birkin et la belle Maruschka, brûlées, étourdies d’amour l’une pour l’autre) donnent beaucoup d’eux-mêmes. Mais ces scansions de convulsions physiques, cette asphyxie violente de cris, de pleurs et de confrontations, cette tragédie écorchée à la Giraudoux basculent trop souvent dans l’hystérie. 3/6

La puritaine
Tout cinéaste éprouve à un moment donné le besoin de faire en un film la théorie de son propre cinéma. En livrant à l’état brut ce qui ressemble à une expérience de laboratoire, mise en abîme comme un discours sur son sujet même, l’auteur s’adonne une fois de plus à son péché mignon : la surdramatisation d’un psychodrame dont le plus irritant est peut-être l’Œdipe gros comme une tarte à la crème, scolairement déplié par étapes. Demeurent, pour compenser, le talent de deux acteurs intenses et l’image de Lubtchansky : si le théâtre, lieu d’un secret au dévoilement sans cesse différé, caisse de résonance de la fiction avec ses recoins et ses trous noirs, ses peurs et ses dangers, est habité, c’est grâce à lui, et si les personnages sont des funambules entre l’ombre et la lumière, c’est parce qu’il a tendu le fil. 3/6

La fille de 15 ans
Dans la mise en danger de son sujet, Doillon a rarement poussé le bouchon aussi loin. Hors de l’environnement social, il met à jour les conventions du jeu communicatif collectif et analyse patiemment un microcosme humain retiré de tout sauf de lui-même. Chacun s’épie, s’attend au tournant, pose ses pièges, fait s’entrechoquer les petits cailloux du mensonge, de la tentation, de la pudeur. Faussement sereine, plus cruelle et perverse que sa forme épurée ne le laisse croire, la petite musique de chambre aurait quelque chose de rohmerien si l’on saisissait complètement ce qui se dit entre ces êtres compliqués qui se mettent en tête d’être simples (le cinéaste-acteur donnant l’exemple du bafouillage chuinté), et si l’alliance entre artifice du théâtre et réalisme du cinéma débouchait sur une vraie forme d’émotion. 4/6

La vengeance d’une femme
L’une est un buisson roux de ressentiment, une calculatrice froide que la douleur a rendu implacable ; l’autre une proie candide qui s’effraie de son propre inconscient, vulnérable et soumise. Entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel, elles s’affrontent en une suite d’échanges âpres et introspectifs. Leurs armes : les mots. Et derrière eux, les sentiments. La haine se mêle à la séduction et l’ambigüité à la passion, comme si les deux femmes formaient les deux faces d’une même personnalité en lutte contre elle-même. Dans ce huis-clos bergmano-fassbinderien à la sourde cruauté, ce jeu mortel et toujours recommencé autour de la manipulation-culpabilisation, l’inflation verbale fait partie des règles, l’amour est fautif, personne ne sort innocent. Et l’austérité se trouble lentement d’un insidieux poison. 4/6

Le petit criminel
Un homme, un enfant, une presque femme, et le reste du monde. Trois paumés qui se croisent, se cherchent, se touchent sans jamais vraiment se rejoindre, piégés par la solitude et l’aveuglement de leurs colères respectives. Dans un va-et-vient inlassable de l’hostilité à l’affection, de la colère au chagrin, Doillon stimule et régénère une grande tradition naturaliste qui court de Renoir à Pialat. Sa réussite est de faire parler chacun des protagonistes avec les mots, la syntaxe, le ton de ceux qui sont de leur âge et de leur condition, de dresser le portrait d’une société en désamour mais sans exploiter ni la fatalité de classe ni la psychologie condescendante. Il dit ainsi le désir et la douleur d’exister, et respecte le mystère de ces êtres rebelles s’échinant à courir après un bonheur qui s’obstine à les fuir. 5/6

Le jeune Werther
Il s’agit ici d’explorer le pays de l’adolescence, fait d’allers et venues, de parcours, de tracés entre la cour d’école et les salles de classe, les portions de rue et les pas de porte. L’embrouillamini sentimental (qui sort avec qui ?) y est soudain frappé d’hyperbole dramatique : un suicide dont les gamins vont chercher à connaître les raisons. Le ballet se déroule dans le monde codé et ritualisé des couples qui se font et se défont selon les règles intangibles des relations entre garçons, entre filles, entre garçons et filles. Et si un sentiment d’irritation plane toujours devant ce langage flirtant davantage avec la langue de Foucault qu’avec le verlan de Saint-Denis, il dit les enjeux (amours désenchantées, amitiés incertaines, douleurs compliquées) d’une aventure qui est celle d’une parole en définition d’elle-même. 4/6

Ponette
Dans Ordet, Dreyer accomplissait un voyage dans une zone limite du cinéma jusqu’à se confronter à l’impossible : faire revenir une défunte au réel du monde. Si Doillon, lors d’un dénouement superbe et audacieux, franchit à son tour la ligne de la raison ordinaire, le véritable miracle consiste à traquer sur le visage d’une fillette de quatre ans le moindre infléchissement, la moindre ébauche d’une résignation pourtant inévitable. Face à une nature bruissante, lumineuse mais insensible à sa peine, entourée de bambins chaleureux pépiant avec tendresse, drôlerie et gravité, Ponette cherche à donner force d‘acte à sa parole, consent à dire oui à ce non insupportable, et comprend que vouloir garder c’est déjà perdre, car la mort ne prend que ce que l’on veut posséder. Un petit trésor de sensibilité et d’émotion. 5/6

Petits frères
Il était normal que Doillon, éternel peintre d’une pré-adolescence en rupture, installe un beau jour sa caméra dans une cité de banlieue, communauté avec ses règles, ses frontières, ses rituels, son langage bigarré. L’art du cinéaste réside ici dans le maintien des fils, non seulement de la trame des évènements, mais aussi et surtout du souffle, de la spontanéité, de la réitération créative du geste et de la parole. Il ressource sa faculté à n’éluder ni la crudité ni la cruauté d’une réalité qui n’est jamais transfigurée à des fins romanesques. Aussi éloigné de la thèse opportuniste que de la prise de position polémique, le film est moins le relevé scrupuleux de réflexes behavioristes que le résultat modeste, dynamique et convaincant d’une alchimie visant à exprimer la sensibilité vive d’un état-chrysalide. 4/6

Raja
Le temps d’une nouvelle embardée dans les tumultes du désir, le réalisateur se fait peintre orientaliste. D’une casbah marocaine enclose de jardins, il fait un Eden tigré de palmes et de soleil, fardé d’ombres bleues et d’hibiscus, grisé de jasmin. Mais à l’odalisque de peinture à l’huile, il préfère une sauvageonne en eau-forte, apte à tenter un séducteur blasé par les beautés faciles. Analysant le malentendu des échanges inégaux entre riches et exploités, lorsque tout se monnaie et que l’agent devient une arme fatale, il cisèle une valse-hésitation ambiguë dans l’interstice qui sépare deux réalités, deux cultures. Celles d’une jeune fille faisant semblant de tricher mais chez qui tout est vrai ; celles d’un étranger qui prétend la sauver mais n’arrive qu’à l’aimer comme il peut, plutôt mal. Un film troublant et subtil. 4/6

Rodin
Prosaïque, rugueux et sans forfanterie, voici un énième avatar de ce cinéma minéral, typiquement français, dont le principe consiste à se retrancher derrière la carrure de son sujet pour ne pas avoir à risquer de proposition un tant soit peu audacieuse. Partagé entre l’admiration intimidante qu’il porte au père de la sculpture moderne et la volonté de ne pas céder aux débordements d’une évocation trop hagiographique, Doillon s’en remet à une neutralité de bon aloi, capte le travail créatif de son personnage en favorisant l’ouvrage au lyrisme, caresse le plâtre, l’eau et la pierre avec une prudence dans la forme et un anonymat dans le discours que ne relève guère la banalité de l’analyse sociale, politique et historique. En résulte deux heures pas plus honteuses qu’exaltantes, mais peu avares en longueurs. 3/6


Mon top :

1. Ponette (1996)
2. Le petit criminel (1990)
3. Les doigts dans la tête (1974)
4. Un sac de billes (1975)
5. Petits frères (1999)

Une expression dont la rugosité épidermique et la tendresse écorchée renvoient au cinéma de Pialat, dont la spontanéité ne se défait pas d’une certaine rigueur classique, dont le goût des épures et des fêlures disent autant la douleur de vivre que l’aspiration toujours renouvelée au bonheur. Elle est certes assez inégale, parfois pénible dans ses excès, ses éclats, son hystérie psychodramatique, mais également forte et singulière.
Dernière modification par Thaddeus le 2 août 23, 12:34, modifié 8 fois.
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Re: Jacques Doillon

Message par Alexandre Angel »

Je pense que tu aimerais bien Ponette.
J'ai un assez bon souvenir du Jeune Werther, du Sac de billes et de deux trois autres mais dans l'ensemble, je ne grimpe pas aux rideaux.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Jeremy Fox
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Re: Jacques Doillon

Message par Jeremy Fox »

Étonnement, Ponette et Le petit criminel sont deux films qui m'ont rebuté mais il me faudrait les revoir. Parmi ceux que je connais, j'avais une grande tendresse pour La Fille de 15 ans et j'aimais beaucoup Les doigts dans la tête et l'an 01. Avec Doillon, la plupart du temps ça passe ou ça casse.
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Re: Jacques Doillon

Message par La Rédac »

Chronique du bressonien La Drôlesse et test du Blu-Ray Gaumont.
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Re: Jacques Doillon

Message par Nestor Almendros »

hommage à Piccoli sur TV5 ce soir à 21h25, avec La fille prodigue, quelques semaines avant sa sortie en Blu-ray chez Gaumont...
"Un film n'est pas une envie de faire pipi" (Cinéphage, août 2021)
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Jeremy Fox
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Re: Jacques Doillon

Message par Jeremy Fox »

Nestor Almendros a écrit :hommage à Piccoli sur TV5 ce soir à 21h25, avec La fille prodigue, quelques semaines avant sa sortie en Blu-ray chez Gaumont...
Merci ; j'enregistre :)
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Flol
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Re: Jacques Doillon

Message par Flol »

Et c'est comment ? Ce serait mon 1er Doillon.
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