Mikio Naruse (1905-1969)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Commissaire Juve
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Commissaire Juve »

Jeremy Fox a écrit :
Le coffret DVD avait déjà été un flop :idea:
Je l'ai, je plaide donc "non coupable".

Quoi qu'il en soit, s'il n'a pas tapé dans l'œil des clients, c'est probablement à cause du visuel vraiment mou du genou (couleur éthérée y comprise). Le coffret "films noirs de Kurosawa", le Masahiro Shinoda ou le Eiichi Kudo étaient vachement plus alléchants. Avec une autre photo -- même en noir & blanc -- je suis sûr qu'il y avait de quoi en vendre plus.


Argl ! Changement de page. Je reposte ton message Amarcord.
Amarcord a écrit : Et, à tout prendre, il me semble qu'il y a un autre pilier (peut-être plus "important" encore que Naruse) à éditer, avant : Mizoguchi (pas du tout édité en blu made in France non plus) passerait certainement avant Naruse, qui m'a l'air assez sous-estimé (voire méconnu) chez nous. C'est en tout cas le moins exposé.
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par bruce randylan »

Bah, le plus sous-estimé c'est Tadashi Imai, injustement dénigré pour ses penchants communistes (pourtant ses films ne sont absolument pas des tracts militants) :(
Pourtant Ours d'or à Berlin en 1963 ; d'argent en 1958 ; présent à Cannes en 54 et 57. Et durant les années 50, il enchaînait les récompenses nationales (entre les prix du meilleur ou réalisateur, ça représente 7 films

EDIT :
Jeremy Fox a écrit : Le grondement de la montagne le 11 janvier

Puis au printemps Au gré du courant et Nuages épars
.

Pas encore vu Au gré du courant mais Le grondement de la montagne est l'un de mes préférés (les deux sont sortis en UK comme Quand une femme monte l'escalier d'ailleurs)
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Jeremy Fox
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

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Au gré du courant (Nagareru)


Tokyo, années 50. La maison de geishas tenue par Otsuta (Isuzu Yamada) commence sérieusement à décliner. Les employées s’en vont à la 'concurrence', les dettes s’accumulent et l’évolution de la société fait que ces traditions ancestrales ne sont plus vraiment à la mode. D’ailleurs Katsuyo (Hideko Takamine), la fille unique d’Otsuta, après six mois en tant que geisha, a décidé d’abandonner pour trouver un travail plus régulier. Envoyée par une agence de placement, Rika (Kinuyo Tanaka), femme de 50 ans qui vient de perdre époux et enfant, est embauchée comme bonne. Dévouée, discrète et foncièrement humaine, elle gagne rapidement l’estime voire l’affection des habitantes de ces lieux. C’est à travers son regard que nous allons voir vivre et évoluer ces femmes qui s’occupent comme elles peuvent -y compris de leurs jeunes enfants qui pour certains logent sur place- avant de se rendre à droite à gauche rencontrer des clients qui se font de plus en plus rares. Rika va assister à l’inéluctable déclin de la maison…


Au gré du courant est une plongée réaliste et assez austère dans le monde en déliquescence des maisons de geishas dans le Japon de l’après-guerre. Rappelons que les geishas étaient des femmes qui devaient se cultiver dans le domaine des arts traditionnels japonais (musique, poésie, danse, chant…), être douées pour la conversation, se vêtir et se maquiller avec esthétique et goût, tout ceci dans le seul but d’accompagner et divertir une clientèle masculine aisée qu’elles rencontraient souvent dans des salons de thé ou autres multiples endroits. Entretenant des rapports étroits avec la prostitution, les rapports sexuels n’étaient cependant pas systématiques pour les geishas contrairement aux prostituées. Mais ma culture des traditions japonaises étant plus que limitée, je ne m’avancerais pas plus loin sur ce terrain glissant. Quoiqu’il en soit, avant son magnifique Quand une femme monte l’escalier (Onna ga kaidan wo aaru toki) qui décrivait l’univers des hôtesses de bar, l’immense cinéaste Mikio Naruse avait déjà tracé le portrait d'un autre groupe de femmes dont le métier consiste également à égayer les soirées de riches hommes d’affaires dans ce plus rigide mais tout aussi admirable Au gré des courants.

La fabuleuse Hideko Takamine, actrice fétiche du cinéaste, est présente dans les deux films, personnage principal du premier cité, un peu en retrait dans celui qui nous intéresse ici, interprétant le rôle de la fille de la ‘maitresse’ de maison, qui, après avoir eu une éducation de geisha et avoir exercé le métier quelques mois, aspire désormais à trouver un travail indépendant, plus régulier et moins soumis à ces traditions un peu révolues faisant de la gent féminine des femmes soumises. C’est elle qui représente la modernité et le Japon contemporain face à aux coutumes désormais désuètes et qui n’ont plus lieu d’être dans ce nouveau Japon où le capitalisme se développe à grande vitesse, les femmes vêtues à l’occidentale étant de plus en plus nombreuses à arpenter la petite ruelle en terre battue où se déroule l’intrigue, celles en kimono et en petits sabots de bois se raréfiant au contraire. Mais, plus que Hideko Takamine, ce sont surtout Isuzu Yamada et Kinuyo Tanaka qui sont ici sur le devant de la scène. Des comédiennes toutes aussi sobres et justes que Takamine et que les seconds rôles qui gravitent autour d’elles, presque intégralement des femmes –avec notamment l’excellente Sugimura Haruko qui tiendra le rôle de la commère dans le cocasse Bonjour de Yasujiro Ozu-, les acteurs masculins ne représentant qu’à peine 1/10 de l’ensemble du casting ; ce n’est pas pour rien que Naruse est connu pour avoir été l’un des plus grands cinéastes de la femme : Au gré du courant en est une preuve supplémentaire.

Isuzu Yamada interprète le rôle de la femme qui tient la maison des geishas, un établissement qu'elle a été dans l'obligation d'hypothéquer depuis qu’elle a été quittée par son mari –à la naissance de leur fille qui ne connait d’ailleurs pas son père- et qu’elle est depuis ce temps criblée de dettes. Sa sœur ainée lui est autrefois venu en aide en lui prêtant de l’argent mais, absolument pas désintéressée, ne lui fait désormais pas de cadeau concernant le remboursement mensuel ; sa principale concurrente qu’elle estime beaucoup lui propose à son tour de la sortir du pétrin financier dans lequel elle se trouve mais
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c’est pour plus rapidement précipiter son déclin. En effet, elle va racheter sa maison en lui proposant de lui louer mais sans lui dire qu’elle a projeté prochainement de la transformer en restaurant. Seule la bonne –inoubliable Kinuyo Tanaka- est au courant de cette inéluctable dégringolade puisque cette geisha de plus haut niveau lui aura dévoilé son plan en essayant de la débaucher. Cependant, d’une probité et d’une fidélité exemplaire, elle refusera ce ‘deal’ par loyauté et pour rester jusqu’au bout avec la femme qui lui aura si gentiment offert son premier emploi. Au gré du courant se terminera avec le regard d’une infinie tristesse de cette femme admirable qui sait que tout ce petit monde va bientôt s’écrouler sans qu’aucune des filles avec qui elle vient de vivre en très bons termes durant plusieurs mois en ait conscience [fin du spoiler].

Nous ne sommes plus ici dans le registre du mélodrame comme ça aura été souvent le cas chez Naruse, mais au contraire dans celui de la chronique sans ‘dramatisme’, une description authentique, juste et sensible de la vie quotidienne de quelques femmes vivant sous le même toit. Pas véritablement de trame dramatique, guère plus de rebondissements ni de pathos… nous ne verrons d’ailleurs quasiment jamais les geishas avec leurs clients et nous ne quitterons pratiquement pas la maison à l’exception de la vue de la ruelle dans laquelle elle se situe et de deux ou trois autres lieux assez proches (restaurants, cours d'eau...) Moins de mouvements de caméra et d’extérieurs qu’à l’accoutumée mais toujours une même finesse de traitement et encore une même clarté dans l'écriture qui s'avère à nouveau d’une remarquable fluidité. Même sans être un grand connaisseur des mœurs et coutumes japonaises, on arrive à en saisir presque tout le sens, l’austérité du film –voire l’absence d’une intrigue principale- nous permettant de plus longuement nous appesantir sur les personnages et leur environnement, d’appréhender avec un grand intérêt ce microcosme très particulier. Les relations les plus richement dépeintes seront celles pleine de tendresse, de tolérance et de respect unissant la patronne et sa fille, se souciant toutes deux de l’avenir de l’autre sans néanmoins comprendre les chemins différents qu'elles empruntent.

Un avenir pas vraiment ensoleillé car si celui de la maison est compromis, celui des femmes aussi du même coup, pour celles qui seront trop âgées pour faire autre chose aussi bien que pour les plus jeunes délaissées par leur mari qui auront non seulement à subvenir seules à leurs besoins mais également à ceux de leurs enfants, les femmes japonaises ne recevant aucune pension de leur époux une fois le couple divorcé. Mais en attendant, le présent n'est guère bien reluisant non plus : les difficultés existent autant pour les employées (la femme seule avec sa petite fille, les geishas bientôt trop vieilles pour ce métier…) que pour les patronnes (problèmes financiers liés à la concurrence, à une mauvaise gestion ou à l'abandon des hommes qui partent avec l'argent). Cette immersion dans la grisaille de la morne vie quotidienne des geishas dans le Japon de la deuxième moitié du 20ème siècle s’avère être une peinture triste et nostalgique de la fin d’un monde que Mikio Naruse connaissait à la perfection ; perfection qui rejaillit sur la rigueur de son sens du cadre et la sobriété de sa direction d’acteurs, le jeu de ces derniers s’avérant bien plus naturaliste que dans la plupart des films japonais de cette époque. Un film où les hommes n’ont pas le beau rôle, les seuls que l’on croisera étant soit des maitres chanteurs (le père d’une des ex-filles de la maison) soit des monstres d’égoïsme (le père de l’enfant malade qui ne veut même pas voir cette dernière).

Cette même année 1956, Kenji Mizoguchi réalisait son dernier film, l’un de ses plus mémorables, La Rue de la honte, sur la vie quotidienne de prostituées. Deux films complémentaires sur la condition de la femme dans le Japon de cette ‘entre deux ères’, tout aussi admirables l’un que l’autre même si Mikio Naruse nous aura livré des œuvres bien plus ‘faciles’ à appréhender, moins austères et retenues ; celle-ci, avec sa quasi absence d’évènements, pourra au premier abord sembler grise et répétitive mais en fait s’apprivoise au fur et à mesure de son avancée. Une œuvre élégante, touchante et toute en nuances mais amère et désespérée avec son horizon bouché pour la plupart de ses protagonistes : le son du shamisen qui semble hypnotiser les apprenties lors de la dernière séquence ne devrait plus résonner encore longtemps. Et en effet les geishas ont aujourd’hui presque totalement disparu ; cependant, pour l’émancipation des femmes, la disparition de cette tradition n’était peut-être pas une mauvaise chose !
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Jeremy Fox
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

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Nuages épars (Midaregumo) - 1967


La trentaine, Yumiko (Yoko Tsukasa), femme de diplomate, s’apprête à quitter le Japon pour suivre son époux à Washington. Par malheur ce jour-là, elle apprend le décès de son mari renversé par une voiture. Anéantie, elle l’est encore plus lorsqu’elle croise aux obsèques le responsable de ce drame, Shiro Mishima (Yûzô Kayama). Malgré le fait qu’il s’agisse d’un accident –un pneu éclaté suivi d'une embardée-, Mishima se sent responsable et décide d’envoyer une allocation mensuelle à la jeune femme qu’il a rendue veuve et qui a énormément de mal à lui pardonner. D’abord réticente, Yumiko finit par accepter d’autant plus qu’elle est désormais rejetée par sa belle-famille, qu’elle perd son statut d’épouse et qu’elle a du mal à subvenir à ses besoins. Pour essayer d'oublier, elle décide alors de fuir Tokyo pour revenir sur les lieux de son enfance, à l’auberge tenue par sa belle-sœur sur les bords du lac de Towada. Mais c’est dans cette même petite ville que vient d’être muté Mishima, son patron ne supportant pas qu’il tourne autour de sa fille. Ils vont être amenés à se croiser de plus en plus souvent, leurs rencontres allant se révéler de plus en plus agréables. Mais est-ce possible d’éprouver de l’amour alors qu’un tel drame les sépare ? Est-il possible de tomber dans les bras du ‘meurtrier’ de son mari ?

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Soixantenaire et déjà pas loin de 90 films au compteur, l’immense et discret cinéaste Mikio Naruse tire sa révérence en cette année 1967 –deux ans avant sa mort- avec l’une de ses plus belles œuvres, un amer mélodrame romantique qui s’avère cette fois –pour faire une analogie avec des cinéastes américains chevronnés dans le genre- plus proche dans ses situations d’un Delmer Daves lyrique que d’un Douglas Sirk retenu, le réalisateur japonais s’embarrassant ici un peu moins de naturalisme et de crédibilité qu’à l’habitude dans cette histoire où le hasard est convoqué plus que de raison tout en restant plausible ; et c’est là entre autre que réside le génie de Naruse, dans cette capacité -qui semble de sa part couler des source- de nous faire croire à ses drames romantiques même les plus improbables comme c'est le cas ici. Il faut dire que sa méthode de travail ne laisse jamais rien au hasard ; alors qu’Ozu faisait parfois place à l’improvisation sur le tournage, Naruse, une fois lancé, devenait inflexible et intransigeant, n’acceptant quasiment aucun changement dans le découpage de ses films calé avant même le début des tournages. Il donne ensuite une très grande importance au montage qui doit, selon lui, donner le rythme idéal à ses œuvres. Ses films se distinguent ainsi assez facilement de ceux d’Ozu par le fait d’être découpés en plans relativement courts, rythmés par un montage rapide et d’imperceptibles mouvements d’appareil, multipliant les lieux de tournage et les extérieurs. Contrairement à son compatriote, il n’hésite pas non plus à se servir de longs travellings et utilise aussi presque systématiquement en fin de carrière le format large - le Tohoscope - qu’il maitrise parfaitement, son sens du cadrage paraissant très assuré. Ce testament cinématographique résume parfaitement toutes ces qualités !

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Le film raconte donc l’amour à priori impossible entre une veuve et l’homme qui a provoqué la mort de son époux. Yumiko était une jeune femme gaie et rayonnante sur le point de suivre son diplomate de mari à Washington tout en se félicitant de leur enfant à venir ; une femme enceinte auquel l’avenir semblait riant et qui de plus qui avait de bonnes relations avec sa famille, complice avec son jeune neveu... Du jour au lendemain et d’un plan à l’autre -Naruse joue de l’ellipse avec une facilité déconcertante- la voici totalement effondrée et partiellement détruite ; son mari vient d’être renversé par une voiture et n’y a pas survécu. Comme si ce décès ne lui suffisait pas, en peu de temps elle va être rejetée par sa belle-famille qui ne souhaite pas participer à sa pension, va faire une fausse couche et va être également obligée de trouver des petits boulots pour subsister. Car Mishima -l’homme ayant provoqué l’accident- ayant été déclaré non coupable –un pneu avait éclaté et sa voiture était devenu incontrôlable-, il n’est pas tenu par la loi à lui verser de dommages et intérêts. Quoiqu’il en soit, alors qu’il s’invite aux obsèques, Mishima se voit repoussé par Yumiko pour qui la douleur est encore trop vive, la tragédie encore trop proche. Même si juridiquement ‘exempté’, s’estimant moralement coupable, l’homme décide quand même pour une question d’honneur de lui verser une allocation mensuelle qu’elle refuse d’abord violemment avant d’accepter sur l’insistance de sa sœur qui, plus pragmatique, comprend qu’elle aura besoin de ce complément financier pour pouvoir vivre décemment.

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Mishima avait jusque là une place de choix dans une grosse entreprise ; il était chargé de divertir les gros clients, les accompagnants dans de bons restaurants, leur faisant découvrir les lieux à la mode, les endroits où l’on s’amuse, allant même jusqu’à les ‘fournir’ en geishas. Du jour au lendemain, afin de ne pas ternir l’image de la société par ce drame qui a fait d’un de ses employés le ‘meurtrier’ d’un notable important, il est muté dans un petit village où l'on ne devrait plus en entendre parler ; son patron profite de l'occasion pour l'éloigner de sa fille dont il était l’amant, la tragédie venant de se dérouler pouvant causer du tort à leur famille. En plus d’avoir la mort d’un homme sur la conscience, Mishima perd ainsi par la même occasion sa maitresse et sa vie aisée à Tokyo (splendide séquence où, sans la moindre paroles, il refuse le ‘calin d’adieu’ qu’allait lui offrir son amante). Une tragédie qui aura donc dévasté deux personnes… mais une douleur commune qui va lentement les rapprocher, une accumulation de hasards allant faire en sorte que l’amour -que l’on devinait néanmoins dès le premier regard échangé lors des obsèques- se fasse jour. En effet, la petite ville où va se retrouver Mishima se situe non loin du lieu où décide d’aller se réfugier Yumiko, l’auberge atenue par sa belle-sœur Katsuko où elle a passé toute son enfance. Également veuve, Katsuko accepte que Yumiko vienne vivre à ses côtés et l’aide à s’occuper de l’établissement en bordure de lac fréquenté par de riches hommes d’affaires. Katsuko est une femme libre qui a trouvé un nouvel amant en la personne d’un riche notable marié ; tous deux -couple assez drôle et très attachant amenant un peu de gaieté au film- tentent de trouver parmi leur clientèle un riche époux pour Yumiko.

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Le temps passant, les douleurs s’atténuant et la solitude leur devenant pesante, Yumiko et Mishima se voient de temps à autre, la femme oubliant petit à petit sa rancœur. Malgré des barrières s’élevant comme celles des familiers ne souhaitant pas que la jeune femme tombe dans les bras du responsable de son veuvage, le couple se forme et, au milieu d’une nature verdoyante et luxuriante, un premier baiser passionné s’échange. Avant cette séquence digne de celles des plus beaux mélos américains, il y avait eu celle d’une immense douceur de la balade en barque sur le lac se terminant sous une pluie battante, les deux faisant exprès de rater leur car pour pouvoir rester un peu plus longtemps ensemble, ou encore cette scène au cours de laquelle, victime d’une grosse fièvre, Mishima reste cloitré au lit surveillé par Yumiko qui lui tient la main avec une immense tendresse. Cette deuxième heure est constituée d'une succession de séquences touchées par la grâce, d’une pudeur grandement touchante comme celles également de la visite de la mère de Mishima à Yumiko pour s’excuser du drame causé par son fils ou cette autre voyant Yumiko tituber après avoir un peu trop abusé du saké et se retrouvant devant Mishima. Puis viendront se mettre en travers de leur route des images leur faisant se remémorer le drame, un accident de la route, une victime arrivant à l’hôtel en ambulance, son amie se jetant dans ses bras en larmes… Alors qu’ils allaient enfin vivre leur première nuit d’amour, ils en sont empêchés par ces éléments perturbateurs venant leur remettre en tête tout ce qui les séparaient en plus des barrières sociales, le poids des valeurs traditionnelles et du sentiment persistant et pesant de la culpabilité.

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Une histoire d’amour déchirante et toute en retenue qui prouve une dernière fois le pessimisme indéboulonnable du cinéaste japonais par l’intermédiaire des deux bouleversants derniers plans de son film rendus encore plus poignants lorsque l’on sait que ce sont ceux qui mettent un terme à son œuvre et aussi par le fait que la musique pathétique de Toru Takemitsu soit devenue en quelques 100 minutes aussi entêtante qu’émouvante. Il faut dire également que la photographie en scope très large aura été remarquable, rendant inoubliables les couleurs de ce chaud été japonais, que la direction d’acteurs aura été admirable tout du long - Yûzô Kayama et Yoko Tsukasa forment un couple mémorable, la comédienne arrivant même à faire oublier l’actrice fétiche du cinéaste, Hideko Takamine ; toute aussi talentueuse, sans avoir besoin de trop en faire, Misuko Mori (la belle-sœur) apporte sourire, humour et fraîcheur à ce triste mélodrame- et que le découpage toujours aussi précis du récit aura contribué à ce que cette fin inexorable soit amenée suite à une progression dramatique exemplaire. A signaler quelques éléments qui m’auront surpris en comparaison de ce que j’avais déjà pu voir de Naruse et du cinéma japonais de l’époque, le fait d’être témoins de scènes de baisers langoureux d’un lyrisme inattendu alors que les réalisateurs japonais étaient plus que pudiques sur ce sujet ou bien encore -d’un strict point de vue du découpage- que le montage précis et rapide se ralentisse et que les plans et séquences s’allongent au fur et à mesure que le film avance et que les deux personnages se rapprochent ; dès que Yumiko et Mishima se retrouvent ensemble, le film est moins découpé, comme si le temps était suspendu, les regards ayant également souvent plus de poids et d’importance que les mots.

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Magnifique de pudeur, de sensibilité, de délicatesse et de tendresse, cependant non dénué ni d’humour –voire même de trivialité, les personnages n’hésitant pas à essayer de faire s'évaporer leur désespoir dans les effluves de l’alcool- ni d’un lyrisme déchirant, une splendide histoire de deuil et d’amour impossible qui clôt une filmographie dont seule une petite partie de l’iceberg nous est aujourd'hui encore connu ; ce qui présage encore de futures belles découvertes ! En attendant, faites l’effort de vous déplacer en salles suivre ce drame déchirant dont le final devrait vous laisser -comme l’héroïne- pantois !
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Alexandre Angel
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Alexandre Angel »

Merci pour ta chronique aussi chaleureuse que dépaysante :wink: Quel était le rôle du masque que l'on voit en photo? J'ai le souvenir qu'il avait son importance et aussi de la présence iconographique. Mais je n'ai vu Le Grondement de la Montagne qu'une fois, en reprise à Paris en 1995.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

Alexandre Angel a écrit :Merci pour ta chronique aussi chaleureuse que dépaysante :wink: Quel était le rôle du masque que l'on voit en photo? J'ai le souvenir qu'il avait son importance et aussi de la présence iconographique. Mais je n'ai vu Le Grondement de la Montagne qu'une fois, en reprise à Paris en 1995.

Merci à toi :wink: C'est un masque traditionnel que le beau-père achète et qui lui fait penser au visage toujours souriant de sa belle-fille. On le voit effectivement à de nombreuses reprises sans que je ne me sois senti obligé d'en parler.
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Alexandre Angel »

Jeremy Fox a écrit :C'est un masque traditionnel que le beau-père achète et qui lui fait penser au visage toujours souriant de sa belle-fille. On le voit effectivement à de nombreuses reprises sans que je ne me sois senti obligé d'en parler.
Oui, voilà, merci
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Thaddeus
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Thaddeus »

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Le repas
Un passage du film est significatif dans sa manière d’exprimer une complicité confidentielle : on dit de deux bateleurs qu’ils doivent être mari et femme car ils marchent du même pas. La remarque ne va pas sans ironie puisque leur accord demeure approximatif, par contraste avec celui qui préside à la promenade de l’héroïne en compagnie de son amoureux illégitime. Car ce n’est pas dans la parole ou dans l’action mais dans le geste que le personnage donne la mesure de son être. Telle pourrait être la leçon de ce portrait d’une femme au foyer délaissée, renonçant à divorcer pour mieux accepter son destin conjugal. Les antagonismes entre le calme du quotidien et la noirceur du monde, entre la brisure et le recueillement, entre la délicatesse et la brutalité, assurent l’individualité du style de l’auteur. 4/6

Le grondement de la montagne
Comme dans Crépuscule à Tokyo d’Ozu, l’idée pour la femme de disposer de sa propre existence est ici centrale. Le film est hanté par la fiction favorite de l’après-guerre que nourrit le fantasme de la recomposition familiale, d’une nouvelle répartition des affects, de la maîtrise inédite des désirs. Cinéaste de l’obstination quotidienne, des gestes mille fois répétés, Naruse inscrit la trajectoire de ses personnages dans un décor qui soutient la respiration du récit comme la basse continue dans la musique baroque, multiplie trajets, retours du travail, va-et-vient incessants pour casser toute dramatisation, toute emprise de l’intrigue, pour accroître l’impression de mouvance et d’hésitation sur laquelle il construit cette chronique flottante dont la mise en œuvre ne parvient jamais vraiment à émouvoir. 3/6

Chrysanthèmes tardifs
C’est le parfum âcre de la résignation, envahissant l’âme comme une sourde douleur tancerait le corps, qui émane d’abord de cette chronique du quotidien. Les personnages ne peuvent ici mêler leur amertume à la satisfaction de s’inscrire dans le grand cycle de l’univers, n’ont pas les moyens d’une telle transcendance. Où qu’ils tournent leur regard, celui-ci se heurte à la pesanteur, à la fermeture, à l’opacité du monde. Ainsi vont les jours de Kin, ancienne geisha devenue usurière n’ayant plus d’intérêt dans la vie que ceux tirés des prêts qu’elle octroie à ses ex-collègues. Naruse dépeint l’assèchement de son cœur, la mise au rebut de ses rêves d’amour, le durcissement de sa carapace comme autant d’impératifs à une survie asservie au règne de l’argent. La forme est élusive, le fond sans illusion. 4/6

Nuages flottants
Du mélodrame, le film n’emprunte qu’une trame et quelques thèmes de prédilection (adultère, amours exotiques, prostitution, avortement, maladie) mais aucun effet de style, même à rebours : l’art de Naruse ignore ici l’emphase, gomme le larmoyant au profit du compassionnel, refuse la "scène à faire" non par un quelconque souci d’ellipse ou d’impact suggestif mais parce que cela ne semble pas l’intéresser jusqu’au poignant volte-face final. Dans cette œuvre faite de douceur et d’amertume, la mort est une instance qui ronge, qui n’a rien de sublime ni de sacrificiel, qui scande le récit et exprime l’obsession dévorante et souterraine des personnages. Se confrontant avec un lyrisme sans emphase ni pathos à ce sujet difficile qu’est la passion, l’auteur travaille ainsi en maître sur le fil ténu des sentiments. 5/6
Top 10 Année 1955

Nuages d’été
L’histoire d’une veuve qui tente de maîtriser les insurmontables difficultés d’un clan de paysans ruinés et divisés. Tout en s’abandonnant à des amours interdites avec un journaliste marié, elle déploie beaucoup d’énergie et d’ingéniosité pour aider ses proches dans leur recherche du bonheur, aux dépens des préjugés et des usages. À mesure qu’il progresse et dévoile toujours plus subtilement les nuances psychologiques de chacun, le film élabore ainsi une morale contemporaine, affranchie de la préséance des branches, des âges et des sexes comme du devoir d’engagement dans la hiérarchie sociale. Il gagne en émotion jusqu’à un final doux-amer indiquant que la soumission à la modernité ne demande pas moins de courage que l’ancienne obéissance, mais qui acte que l’essai de la liberté à été bien fait. 4/6

Quand une femme monte l’escalier
Au tournant des années soixante, la femme japonaise est à même de saisir de nouvelles opportunités, s’affranchir en partie de l’héritage traditionnel et faire valoir une indépendance acquise de haute lutte. Mais le combat a un prix, comme le découvre l’hôtesse de bar de cette chronique de l’émancipation féminine, jeune veuve en quête d’un second souffle qui doit jongler entre une réalité économique toujours précaire, des obligations professionnelles faisant du sentiment tarifé un principe inaliénable, et un amour interdit pour le moins disponible de ses clients. Plus amer et désillusionné que celui d’Ozu, sans doute plus cadencé également, le monde de Naruse se développe ici dans toute sa clarté d’énonciation, faisant évoluer le shomin-geki vers une forme précise de radiographie sociale. 4/6

Une femme dans la tourmente
Une scène de la dernière partie résume à merveille les brisures irrémédiables et les intenses moments de bonheur qui parcourent le film : un voyage à travers le Japon régulièrement scandé par des plans du train en marche, et pendant lequel Naruse recompose toute une mise en scène de l’amour naissant. Des sourires timides, des regards à la dérobée, des gestes complices, et les yeux embués de larmes indiquant enfin que cette relation est condamnée. En racontant comment les sentiments d’un jeune homme pour sa belle-sœur veuve se heurtent au bonheur impossible de l’après-guerre, le cinéaste exprime avec une économie exemplaire la mutation économique d’un pays, l’irruption de la jeunesse, l’omniprésence de la mort, le jeu infime des choses non relevées mais qui disent l’essentiel. Poignant. 5/6
Top 10 Année 1964

Nuages épars
Parce qu’il a renversé par accident le mari de Yumiko, Mishima lui rend des visites qui ne parviennent pas à éteindre sa culpabilité. Et ce qui doit arriver dans la logique mélodramatique survient : l’un et l’autre se plaisent, tombent amoureux, enfreignant ainsi l’interdit posé par le décès de l’époux. Le dernier film de Naruse ressemble à son œuvre. La société y est vue comme un système réglé d’interdictions et d’autorisations. L’emploi de la nature intensifie les sentiments jusqu’à une emphase assumée. La narrativisation du décor et des accessoires indique que le monde n’est pas un échappatoire, qu’il ne fait que renforcer les règles de la vie sociale et qu’il double dramatiquement le destin, comme s’il fallait répéter qu’il existe quelque chose du bonheur mais que celui-ci reste pour toujours inaccessible. 4/6


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1. Nuages flottants (1955)
2. Une femme dans la tourmente (1964)
3. Nuages d’été (1958)
4. Quand une femme monte l’escalier (1960)
5. Chrysanthèmes tardifs (1954)

Cinéaste de la douleur muette et de la cruauté en sourdine, tisserand de mélodrames feutrés dont la tristesse s’écoule lentement, comme les grains du temps dans le bulbe d’un sablier, Naruse est le peintre des classes populaires et d’une psychologie féminine typiquement japonaise.
Dernière modification par Thaddeus le 1 août 23, 20:16, modifié 6 fois.
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Demi-Lune
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Demi-Lune »

Kevin95 a écrit :Image

UNE FEMME DANS LA TOURMENTE (MIDARERU) de Mikio Naruse (1964) découverte

C'est l'histoire d'un film aimé de Mikio Naruse, l'histoire d'une belle-sœur aimée par le cadet d'une famille, l'histoire d'un commerce qui prend l'eau en plein modernisation du Japon, l'histoire d'un amour impossible dans une famille qui ne rêve que d'éjecter la pièce rapportée (son mari/leur frère est mort, fermons le dossier). C'est l'histoire d'un spectateur qui ne sait rien de Naruse, d'un même spectateur qui a déjà bien pleuré comme un veau lors d'une séance précédente (pour Voyage à Tokyo de Yasujirō Ozu) et qui joue les durs sur quelques minutes avant de baisser les bras et de s'avouer vaincu devant la tristesse incroyable du film. Ce couple mal assorti, je ne l'aime pas, je l'adule. Les regards en biais, la révélation qui foudroie la pauvre veuve, le voyage en train (une séquence à montrer en boucle à son père, sa mère, son mec, sa meuf, ses gosses peu importe) et une dernière partie qui se conclut par l'un des cartons "Fin" les plus brutaux qu'il m'ait été donné de voir. Putain de fin, putain de film, putain d'amour. C'est beau comme tout et c'est très chaudement recommandé.
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Jeremy Fox
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

Les Acacias poursuivent la réédition des films de Naruse en salles avec Nuages épars.
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Supfiction
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Supfiction »

Jeremy Fox a écrit :
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Nuages épars (Midaregumo) - 1967


La trentaine, Yumiko (Yoko Tsukasa), femme de diplomate, s’apprête à quitter le Japon pour suivre son époux à Washington. Par malheur ce jour-là, elle apprend le décès de son mari renversé par une voiture. Anéantie, elle l’est encore plus lorsqu’elle croise aux obsèques le responsable de ce drame, Shiro Mishima (Yûzô Kayama). Malgré le fait qu’il s’agisse d’un accident –un pneu éclaté suivi d'une embardée-, Mishima se sent responsable et décide d’envoyer une allocation mensuelle à la jeune femme qu’il a rendue veuve et qui a énormément de mal à lui pardonner. D’abord réticente, Yumiko finit par accepter d’autant plus qu’elle est désormais rejetée par sa belle-famille, qu’elle perd son statut d’épouse et qu’elle a du mal à subvenir à ses besoins. Pour essayer d'oublier, elle décide alors de fuir Tokyo pour revenir sur les lieux de son enfance, à l’auberge tenue par sa belle-sœur sur les bords du lac de Towada. Mais c’est dans cette même petite ville que vient d’être muté Mishima, son patron ne supportant pas qu’il tourne autour de sa fille. Ils vont être amenés à se croiser de plus en plus souvent, leurs rencontres allant se révéler de plus en plus agréables. Mais est-ce possible d’éprouver de l’amour alors qu’un tel drame les sépare ? Est-il possible de tomber dans les bras du ‘meurtrier’ de son mari ?

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Soixantenaire et déjà pas loin de 90 films au compteur, l’immense et discret cinéaste Mikio Naruse tire sa révérence en cette année 1967 –deux ans avant sa mort- avec l’une de ses plus belles œuvres, un amer mélodrame romantique qui s’avère cette fois –pour faire une analogie avec des cinéastes américains chevronnés dans le genre- plus proche dans ses situations d’un Delmer Daves lyrique que d’un Douglas Sirk retenu, le réalisateur japonais s’embarrassant ici un peu moins de naturalisme et de crédibilité qu’à l’habitude dans cette histoire où le hasard est convoqué plus que de raison tout en restant plausible ; et c’est là entre autre que réside le génie de Naruse, dans cette capacité -qui semble de sa part couler des source- de nous faire croire à ses drames romantiques même les plus improbables comme c'est le cas ici. Il faut dire que sa méthode de travail ne laisse jamais rien au hasard ; alors qu’Ozu faisait parfois place à l’improvisation sur le tournage, Naruse, une fois lancé, devenait inflexible et intransigeant, n’acceptant quasiment aucun changement dans le découpage de ses films calé avant même le début des tournages. Il donne ensuite une très grande importance au montage qui doit, selon lui, donner le rythme idéal à ses œuvres. Ses films se distinguent ainsi assez facilement de ceux d’Ozu par le fait d’être découpés en plans relativement courts, rythmés par un montage rapide et d’imperceptibles mouvements d’appareil, multipliant les lieux de tournage et les extérieurs. Contrairement à son compatriote, il n’hésite pas non plus à se servir de longs travellings et utilise aussi presque systématiquement en fin de carrière le format large - le Tohoscope - qu’il maitrise parfaitement, son sens du cadrage paraissant très assuré. Ce testament cinématographique résume parfaitement toutes ces qualités !

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Le film raconte donc l’amour à priori impossible entre une veuve et l’homme qui a provoqué la mort de son époux. Yumiko était une jeune femme gaie et rayonnante sur le point de suivre son diplomate de mari à Washington tout en se félicitant de leur enfant à venir ; une femme enceinte auquel l’avenir semblait riant et qui de plus qui avait de bonnes relations avec sa famille, complice avec son jeune neveu... Du jour au lendemain et d’un plan à l’autre -Naruse joue de l’ellipse avec une facilité déconcertante- la voici totalement effondrée et partiellement détruite ; son mari vient d’être renversé par une voiture et n’y a pas survécu. Comme si ce décès ne lui suffisait pas, en peu de temps elle va être rejetée par sa belle-famille qui ne souhaite pas participer à sa pension, va faire une fausse couche et va être également obligée de trouver des petits boulots pour subsister. Car Mishima -l’homme ayant provoqué l’accident- ayant été déclaré non coupable –un pneu avait éclaté et sa voiture était devenu incontrôlable-, il n’est pas tenu par la loi à lui verser de dommages et intérêts. Quoiqu’il en soit, alors qu’il s’invite aux obsèques, Mishima se voit repoussé par Yumiko pour qui la douleur est encore trop vive, la tragédie encore trop proche. Même si juridiquement ‘exempté’, s’estimant moralement coupable, l’homme décide quand même pour une question d’honneur de lui verser une allocation mensuelle qu’elle refuse d’abord violemment avant d’accepter sur l’insistance de sa sœur qui, plus pragmatique, comprend qu’elle aura besoin de ce complément financier pour pouvoir vivre décemment.

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Mishima avait jusque là une place de choix dans une grosse entreprise ; il était chargé de divertir les gros clients, les accompagnants dans de bons restaurants, leur faisant découvrir les lieux à la mode, les endroits où l’on s’amuse, allant même jusqu’à les ‘fournir’ en geishas. Du jour au lendemain, afin de ne pas ternir l’image de la société par ce drame qui a fait d’un de ses employés le ‘meurtrier’ d’un notable important, il est muté dans un petit village où l'on ne devrait plus en entendre parler ; son patron profite de l'occasion pour l'éloigner de sa fille dont il était l’amant, la tragédie venant de se dérouler pouvant causer du tort à leur famille. En plus d’avoir la mort d’un homme sur la conscience, Mishima perd ainsi par la même occasion sa maitresse et sa vie aisée à Tokyo (splendide séquence où, sans la moindre paroles, il refuse le ‘calin d’adieu’ qu’allait lui offrir son amante). Une tragédie qui aura donc dévasté deux personnes… mais une douleur commune qui va lentement les rapprocher, une accumulation de hasards allant faire en sorte que l’amour -que l’on devinait néanmoins dès le premier regard échangé lors des obsèques- se fasse jour. En effet, la petite ville où va se retrouver Mishima se situe non loin du lieu où décide d’aller se réfugier Yumiko, l’auberge atenue par sa belle-sœur Katsuko où elle a passé toute son enfance. Également veuve, Katsuko accepte que Yumiko vienne vivre à ses côtés et l’aide à s’occuper de l’établissement en bordure de lac fréquenté par de riches hommes d’affaires. Katsuko est une femme libre qui a trouvé un nouvel amant en la personne d’un riche notable marié ; tous deux -couple assez drôle et très attachant amenant un peu de gaieté au film- tentent de trouver parmi leur clientèle un riche époux pour Yumiko.

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Le temps passant, les douleurs s’atténuant et la solitude leur devenant pesante, Yumiko et Mishima se voient de temps à autre, la femme oubliant petit à petit sa rancœur. Malgré des barrières s’élevant comme celles des familiers ne souhaitant pas que la jeune femme tombe dans les bras du responsable de son veuvage, le couple se forme et, au milieu d’une nature verdoyante et luxuriante, un premier baiser passionné s’échange. Avant cette séquence digne de celles des plus beaux mélos américains, il y avait eu celle d’une immense douceur de la balade en barque sur le lac se terminant sous une pluie battante, les deux faisant exprès de rater leur car pour pouvoir rester un peu plus longtemps ensemble, ou encore cette scène au cours de laquelle, victime d’une grosse fièvre, Mishima reste cloitré au lit surveillé par Yumiko qui lui tient la main avec une immense tendresse. Cette deuxième heure est constituée d'une succession de séquences touchées par la grâce, d’une pudeur grandement touchante comme celles également de la visite de la mère de Mishima à Yumiko pour s’excuser du drame causé par son fils ou cette autre voyant Yumiko tituber après avoir un peu trop abusé du saké et se retrouvant devant Mishima. Puis viendront se mettre en travers de leur route des images leur faisant se remémorer le drame, un accident de la route, une victime arrivant à l’hôtel en ambulance, son amie se jetant dans ses bras en larmes… Alors qu’ils allaient enfin vivre leur première nuit d’amour, ils en sont empêchés par ces éléments perturbateurs venant leur remettre en tête tout ce qui les séparaient en plus des barrières sociales, le poids des valeurs traditionnelles et du sentiment persistant et pesant de la culpabilité.

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Une histoire d’amour déchirante et toute en retenue qui prouve une dernière fois le pessimisme indéboulonnable du cinéaste japonais par l’intermédiaire des deux bouleversants derniers plans de son film rendus encore plus poignants lorsque l’on sait que ce sont ceux qui mettent un terme à son œuvre et aussi par le fait que la musique pathétique de Toru Takemitsu soit devenue en quelques 100 minutes aussi entêtante qu’émouvante. Il faut dire également que la photographie en scope très large aura été remarquable, rendant inoubliables les couleurs de ce chaud été japonais, que la direction d’acteurs aura été admirable tout du long - Yûzô Kayama et Yoko Tsukasa forment un couple mémorable, la comédienne arrivant même à faire oublier l’actrice fétiche du cinéaste, Hideko Takamine ; toute aussi talentueuse, sans avoir besoin de trop en faire, Misuko Mori (la belle-sœur) apporte sourire, humour et fraîcheur à ce triste mélodrame- et que le découpage toujours aussi précis du récit aura contribué à ce que cette fin inexorable soit amenée suite à une progression dramatique exemplaire. A signaler quelques éléments qui m’auront surpris en comparaison de ce que j’avais déjà pu voir de Naruse et du cinéma japonais de l’époque, le fait d’être témoins de scènes de baisers langoureux d’un lyrisme inattendu alors que les réalisateurs japonais étaient plus que pudiques sur ce sujet ou bien encore -d’un strict point de vue du découpage- que le montage précis et rapide se ralentisse et que les plans et séquences s’allongent au fur et à mesure que le film avance et que les deux personnages se rapprochent ; dès que Yumiko et Mishima se retrouvent ensemble, le film est moins découpé, comme si le temps était suspendu, les regards ayant également souvent plus de poids et d’importance que les mots.

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Magnifique de pudeur, de sensibilité, de délicatesse et de tendresse, cependant non dénué ni d’humour –voire même de trivialité, les personnages n’hésitant pas à essayer de faire s'évaporer leur désespoir dans les effluves de l’alcool- ni d’un lyrisme déchirant, une splendide histoire de deuil et d’amour impossible qui clôt une filmographie dont seule une petite partie de l’iceberg nous est aujourd'hui encore connu ; ce qui présage encore de futures belles découvertes ! En attendant, faites l’effort de vous déplacer en salles suivre ce drame déchirant dont le final devrait vous laisser -comme l’héroïne- pantois !
Le film passe en ce moment au cinéma Place de Clichy. En visionnant la bande annonce, je pense immédiatement au Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk. Aucun lien entre les deux films ?
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

Supfiction a écrit :
Le film passe en ce moment au cinéma Place de Clichy. En visionnant la bande annonce, je pense immédiatement au Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk. Aucun lien entre les deux films ?

Ma mémoire est telle que même si je les ai vu tous les deux cette année, je ne saurais te dire :oops:
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Supfiction »

Jeremy Fox a écrit :
Supfiction a écrit :
Le film passe en ce moment au cinéma Place de Clichy. En visionnant la bande annonce, je pense immédiatement au Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk. Aucun lien entre les deux films ?

Ma mémoire est telle que même si je les ai vu tous les deux cette année, je ne saurais te dire :oops:
Oui alors je pensais au Secret magnifique en fait dont l'argument de départ est tres proche (les relations entre une femme et un homme responsable de la mort de son mari). Mais le moins que l'on puisse dire c'est que le traitement des deux films est tres different. J'ai beaucoup apprécié ce Nuages épars. Naruse est beaucoup plus délicat que Sirk dans l'évolution des relations entre la jeune veuve et l'homme. Les deux acteurs sont excellents. En outre, culture japonaise oblige, les themes de la culpabilité et de la morale sont beaucoup présents.
En revanche, j'ai parfois été trahi par le rythme et le découpage. Je m'explique, le rythme est lent et à plusieurs reprises, subitement tout s'accélère, par le biais d'ellipses notamment. Ainsi, fatigue aidant, la fin par exemple m'a pris par surprise sans que je sois bien sûr de ce que j'ai vu. Ce n'est pas une fin de mélodrame américain..
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

Supfiction a écrit :Je m'explique, le rythme est lent et à plusieurs reprises, subitement tout s'accélère, par le biais d'ellipses notamment.
C'est un des traits typiques du cinéma de Naruse :wink: Il faut être assez attentif en effet.
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Re: Mikio Naruse (1905-1969)

Message par Jeremy Fox »

C'est désormais au tour d'Au gré du courant réalisé en 1956 d'arriver sur vos écrans grâce à Les Acacias : une plongée réaliste et assez austère, mais néanmoins admirable et touchante dans le monde en déliquescence des maisons de geishas dans le Japon de l’après-guerre.
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