Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Demi-Lune »

Major Tom a écrit :En bonus, pour éviter de trop se disperser sur le sujet (ça pourrait être posté sur le topic de Conversation secrète), l'interview de Francis Ford Coppola par un Brian De Palma qui n'avait alors pas encore réalisé Blow Out, et c'est justement là que ça devient intéressant :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Image

Image

Image

Image

Image
Cette archive est formidable. Merci de l'avoir dénichée et partagée ! :D
Avatar de l’utilisateur
Carlito Brigante
Machino
Messages : 1294
Inscription : 27 août 06, 00:21
Localisation : Ygam
Contact :

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Carlito Brigante »

Oui, merci énormément !
Depuis le temps que je voulais la lire !!!
Avatar de l’utilisateur
Major Tom
Petit ourson de Chine
Messages : 22225
Inscription : 24 août 05, 14:28
Contact :

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Major Tom »

You're bienvenue.
C'est marrant de sentir De Palma impliqué dans cet interview. Il a adoré le film et, mine de rien, il est en train de concevoir son Blow Out en même temps.
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6143
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Thaddeus »

Image



Tout ouïe


Le Nouvel Hollywood. Ce courant à la fois hétéroclite et homogène ayant rassemblé des personnalités aussi diverses que Coppola, Scorsese, Cimino, Penn, Cassavetes, Malick, Friedkin, Altman, Polanski, Spielberg, Boorman, Lucas et tant d’autres. Cet invraisemblable bouillon de talents, cette période de gloire créative, d’une exceptionnelle fécondité, sans équivalent dans le cinéma américain. On tient pour convention d’en consigner la fin avec La Porte du Paradis, dont le désastre financier ruina la United Artists et sonna le glas des grandes productions "adultes". Mais on pourrait aussi bien l’identifier à la sortie de Coup de Cœur, qui connut un sort similaire. Autre hypothèse : l’ultime coup d’éclat n’a pas été offert par le western démythificateur de Cimino ni par le musical électronique de Coppola mais par l’opus le plus archétypal et, peut-être, le plus brillant de Brian De Palma : Blow Out. Parce qu’il est le dernier à reposer sur une lecture paranoïaque de l’histoire contemporaine des États-Unis, née du scandale du Watergate, le dernier à se coltiner crânement au thème du mensonge d’état et à s’aventurer dans une mouvance illustrée quelques années plus tôt par À Cause d’un Assassinat ou Les Trois Jours du Condor, le film porte en lui la conclusion d’une époque et d’un imaginaire. Mais sa sensibilité dépressive a remplacé l’obstination triomphante qui animait les journalistes des Hommes du Président, altérant la croisade citoyenne par une surchauffe névrotique. Incrustée d’allusions politiques, son intrigue s’appuie sur un genre — le film de complot — découlant de l’attentat contre JFK (traumatisme originel et évènement zéro pour De Palma) : de même que son élément déclencheur évoque l’accident de Chappaquiddick où fut impliqué le sénateur Ted Kennedy, certaines péripéties rappellent l’enquête qui suivit le meurtre du président à Dallas. De la police au journalisme, les institutions américaines y font l’objet d’un climat de méfiance généralisée, d’une perte de confiance dont le héros Jack Terry renvoie un reflet désillusionné. La crise morale se double d’une crise de l’image. Le cinéaste en prend acte et filme une société vacillante puisque sans repères ni instruments fiables pour décrypter la réalité. De ce trouble, de cette angoisse, est né ce que nombre d’exégètes considèrent aujourd’hui encore comme le chef-d’œuvre de son auteur.


Image


Œuvre d’un obsédé sur un obsessionnel, Blow Out est l’illustration parfaite de ce fort en thème qu’est De Palma. Si tortueuse que soit la construction de l’histoire, une chose apparaît immédiatement au spectateur le plus endormi : le film s’ouvre et se ferme sur un cri qu’il s’agit de synchroniser à l’image d’une jeune femme nue, terrorisée par le couteau d’un psychopathe. Jack travaille en effet comme bruitiste sur le slasher fauché auquel appartient ce plan inachevé. À lui de trouver le hurlement le plus convaincant, qu’on accordera à celui-ci avant que l’arme ne s’abatte, que le crime ne soit consommé. L’obscure toile politico-policière dans laquelle il se retrouve bientôt emberlificoté offre au réalisateur l’assise adéquate pour élaborer un jeu intellectuel des plus retors et établir des correspondances particulièrement développées entre fiction et mise en scène. Chercher à articuler du son avec des images, c’est véritablement écrire et témoigner de manière audiovisuelle, donc interroger l’acte cinématographique en lui-même, sa vérité autant que ses artifices. Seule la concordance du visuel et du sonore fait sens et atteste que le cinéma est un prélèvement ontologique du réel. De cet axiome, Jack passe en revue toutes les versions possibles : une sera la bonne, qui incriminera une machination structurée à la manière d’une énigme. Il n’a pour outil que son know-how, sa compétence technique, comme ces petits latinistes n’ayant à disposition que leur Gaffiot. Il lui faut interpréter, décoder, corriger, remonter la mécanique à l’envers. Il utilise son expertise de l’écoute jusqu’à affiner complètement le texte du message qu’implique la conspiration, le rendre audible et clair. Et lorsque tout le puzzle a été reconstitué, il ne reste plus qu’à donner au vaillant traducteur la bonne note, sa récompense. Jack aura son cri parfait. Il a eu raison de bout en bout. Mais il se découvre seul car le monde est sans raison. Arracher les masques ne fait que dévoiler les cadavres qui se cachent derrière.

En définitive, ce cri importe moins comme objet, comme fétiche, que par le point où il est placé dans le récit, qui en fait une sorte d’absolu, d’inconcevable, de trou noir vers lequel converge tout un dispositif somptuaire (la fête gigantesque du Liberty Day, la sonnerie de cloche, les bouquets de feux d’artifice). Et à l’intérieur de la boucle (le loop de la bande magnétique, motif et matrice de l’œuvre), le protagoniste tourne littéralement en rond, alors qu’il semble tout faire pour ne pas se répéter. En témoigne le panoramique circulaire continu lorsqu’il découvre effaré l’effacement de sa sonothèque : imperturbable balayage évoquant la rotation des bobines Nagra, donnant l’impression que la technologie contrôle désormais les humains. Le silence des enregistrements est signifié par des rythmes électroniques abstraits sur lesquels s’ajoute la sonnerie périodique et réelle d’un téléphone que Jack ne veut pas entendre. Le vertige suscité par Blow Out réside dans cet effilochage du concret — autant qu’à Blow Up d’Antonioni, il est en cela étroitement lié au Conversation Secrète de Coppola. Associant la tension du thriller à la fragilité de la romance, le film cultive une méditation amère sur la persistance de la menace et le caractère éphémère des sentiments. La plupart des scènes étant nocturnes, on peut y voir une étincelante équivalence cinématographique aux vanités d’autrefois, ces natures mortes en clair-obscur qui confrontaient la frivolité des divertissements à l’implacable sécheresse du destin commun. Car les personnages espèrent longtemps échapper à leur trajectoire avant d’y succomber. Jack a beau avoir sauvé Sally, son imprudence la poussera inconsciemment vers la mort une seconde fois (syndrome Vertigo que De Palma, disciple hitchcockien notoire, connaît évidemment bien). Pour reprendre le mot de Cocteau, toute tragédie est une machine infernale qui, pour ne pas aller en un seul sens, doit rencontrer une force positive opposée, en l’occurrence l’amour des héros.


Image


Le lyrisme flamboyant qu'on connaît au cinéaste s'épanouit ici dans une ornementation analogue à celle dont, au XIXème siècle, le bel canto italien parait des livrets cousus d'extravagance. La caméra, gourmande de morceaux de bravoure, accomplit voltiges impossibles, travellings fous et cadrages insensés avec la virtuosité d’une prima donna qui chante en se jouant des partitions musicales les plus périlleuses de Rossini, Bellini ou Donizetti. La mise en scène rend ainsi compte autant de la narration proprement dite que de l'exécution de prouesses transformant en opéra l'aventure de Jack et Sally, dominés par une irrémédiable fatalité. Artiste visuel par excellence, De Palma sait communiquer comme peu d’autres le plaisir qu’il prend à filmer, à agencer des plans superbes, colorés, incroyablement stimulants pour l’œil et l’esprit. L’assurance formaliste de son découpage, la trame soyeuse et vernissée de sa palette chromatique (que dominent verts opalins, lapis-lazuli et taches carmin), son appétence pour les compositions baroques, parfois proches de l’abstraction géométrique, s’extraient du réalisme pour proposer d’éblouissants jaillissements plastiques. Fertile en jeux de contrastes, la photographie de Vilmos Szigmond associe la sombre tonalité d’ensemble aux séductions pimpantes des détails. La récurrence des notes bleues et rouges prépare sur un mode préconscient l’irruption de l’image la plus poignante du film : celle où Sally appelle à l’aide, le bras tendu dans un réflexe désespéré, devant un immense drapeau américain. En faisant surgir la sauvagerie dans la liesse d’une communion nationale, l’artiste interroge la sidération et la perte d’innocence de son pays. Mais il s’exprime en plasticien davantage qu’en historien, comme en témoigne encore le recours à la bifocale, permettant une netteté égale du premier et de l’arrière-plan, ainsi que l’emploi des split diopter shots, qui font fi de toute règle de vraisemblance et distordent allègrement les perspectives.

Il se manifeste dans Blow Out un mélange unique et enivrant de logique, d’intelligence, d’invention, de mouvement et de sensualité, par lequel l’œuvre se défait de toute entrave théorique. Jack et Sally forment un couple d’orphelins en apesanteur, flottant avec une innocence pathétique dans un monde qui ne leur laisse rien de très fort pour fixer leur désir errant. Il faut célébrer John Travolta, notre frère de moralité et d’infortune, dans son meilleur rôle avec celui de Pulp Fiction, et Nancy Allen, la petite princesse au grand cœur, la victime sacrificielle des puissants, des escrocs, des hypocrites et des assassins, pour parvenir à communiquer tant d’ardeur et de détresse. Burke, le tueur interprété par John Lithgow, est lui-même une sorte de figure lamentable et bredouillante, symptôme de cette vacance symbolique. Car l’émotion est là, grave, douloureuse et finalement déchirante, qui gonfle inexorablement jusqu’au dénouement paroxystique, prodigieux déploiement dramatique où le ciel s’embrase tout entier. Dans cette ambiance survoltée, les apparences semblent prendre le pas sur le réel : en voulant le rétablir, on fait exploser la machine. Les dernières images montrent un Jack hagard, au bord du vide. Figé dans l’hibernation, la stagnation, confronté à une vitesse à laquelle il ne parvient jamais réellement à s’adapter (lorsqu’il échoue à sauver Sally, il est comme englué dans un ralenti interminable), il choisit de s’enfermer dans un temps clos, limité et répétitif (le monologue de son amie), mais qu’il peut maîtriser. Un jour Sally a existé, il l’a rencontrée, il l’a enregistrée. Il réécoute maintenant sa voix, encore et encore. En offrant comme promesse d’immortalité l’ultime hurlement de la jeune femme à une quelconque série Z, il a rempli la mission qu’on lui avait confiée. Mais sa satisfaction de technicien ne compensera jamais son chagrin d’homme. C’est sur cette note terrible que s’achève Blow Out, film fou, haletant, furieux, révolté, humain et romantique qui, après s’être employé à nous mettre le cerveau en ébullition, les nerfs en compote et les rétines en extase, s’applique à nous serrer le cœur.


Image
Dernière modification par Thaddeus le 8 avr. 23, 11:29, modifié 2 fois.
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Demi-Lune »

Thaddeus a écrit :C'est le genre de films qui fait prendre conscience à quel point un Top 100 est trop court...
Je peux te faire une ou deux suggestions de films à écarter, si tu veux. :mrgreen:

Évidemment d'accord sur tout le reste, sinon. Cette fin paroxystique est l'une des plus bouleversantes que je connaisse.
Il y a deux cris qui, quel que soit le nombre de visions du film qui les referment, m'arrachent le cœur : celui de Pacino à la fin du Parrain 3, et celui de Nancy Allen. "Ça, c'est un cri..."
Le génie ironique de De Palma consiste notamment à nous faire entendre ce cri dès le générique du début, dans le magma des bruitages qui scandent l'apparition défilante du titre. Je ne sais pas si des théoriciens ont déjà baptisé cet effet, mais cela me semble être une variation remarquable de l'effet Koulechov, puisque pris isolément, ce son n'a aucune portée, aucune signification : on ne le comprend et en ressent la pleine mesure de ce qu'il signifie, uniquement lorsque l'image accompagnera le son, interagira avec lui.
Avatar de l’utilisateur
Alexandre Angel
Une couille cache l'autre
Messages : 13984
Inscription : 18 mars 14, 08:41

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Alexandre Angel »

Demi-Lune a écrit :
Thaddeus a écrit : Le génie ironique de De Palma consiste notamment à nous faire entendre ce cri dès le générique du début, dans le magma des bruitages qui scandent l'apparition défilante du titre.
Ah bon??? Revoyure!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
LordAsriel
Assistant(e) machine à café
Messages : 188
Inscription : 31 janv. 15, 12:54

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par LordAsriel »

Thaddeus a écrit :De Palma est un dieu, Zsigmond un sorcier, Travolta notre frère de moralité et d'infortune
Tu as oublié d'évoquer Donaggio, qui recycle Ed Wood et Starsky & Hutch. :mrgreen:

Concernant la fin, je n'arriverai jamais à m'émouvoir complètement, je crois. D'abord parce que Travolta qui rejoue La Fièvre du samedi soir pour poignarder Lithgow, ça me fait plus marrer qu'autre chose. Ensuite parce que même si je trouve théoriquement belle cette fin, j'ai du mal à y adhérer sur le plan dramatique : que le personnage utilise ce cri qui le hante comme un outil de travail, pour moi il y a couac. Alors oui, j'entends bien l'exaltation des puissances de vérité du cinéma, tout ça tout ça, mais bon, n'empêche que je trouve pas ça crédible.
"This kind of certainty comes but once in a lifetime..."
Avatar de l’utilisateur
AtCloseRange
Mémé Lenchon
Messages : 25398
Inscription : 21 nov. 05, 00:41

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par AtCloseRange »

ça n'a pas de sens dans la réalité (quoique...), ça en a dans le film et dans sa thématique.
C'est à la fois très manipulateur et en même temps déchirant.
Avatar de l’utilisateur
Alexandre Angel
Une couille cache l'autre
Messages : 13984
Inscription : 18 mars 14, 08:41

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Alexandre Angel »

Oui, ça marche bien je trouve.....
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
LordAsriel
Assistant(e) machine à café
Messages : 188
Inscription : 31 janv. 15, 12:54

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par LordAsriel »

Oui, oui, c'est pour cela que je disais qu'en théorie, je trouvais la fin, son idée cinématographique, assez belle. Mais je ne peux pas m'empêcher d'y voir quelque chose de bancal... :oops:
"This kind of certainty comes but once in a lifetime..."
Avatar de l’utilisateur
Alexandre Angel
Une couille cache l'autre
Messages : 13984
Inscription : 18 mars 14, 08:41

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Alexandre Angel »

C'est aussi un autre film qui se profile car il est vrai que réécouter en boucle un témoignage sonore aussi épouvantable, c'est se réserver une place en hôpital psychiatrique de manière quasi certaine.Je reconnais y avoir toujours pensé à chaque révision.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Demi-Lune »

LordAsriel a écrit :Alors oui, j'entends bien l'exaltation des puissances de vérité du cinéma, tout ça tout ça, mais bon, n'empêche que je trouve pas ça crédible.
A l'instar de Hitchcock, je crois que la vraisemblance est le cadet des soucis de De Palma. Accessoirement, je crois que je ne comprendrai décidément jamais qu'un tel argument soit invoqué face à du Cinéma qui vibre dans sa capacité à exprimer et résoudre toutes ses situations sur le papier par la mise en scène (qui plus est avec un versant ouvertement théorique comme dans Blow out). Cette idée n'est de toute façon pas moins crédible que cette histoire de faux serial killer "à la cloche".

Ce qui importe, c'est la puissance de l'idée et comment elle est transcendée cinématographiquement. Utiliser le cri comme outil de travail n'est peut-être pas vraisemblable au regard du trauma de Travolta, mais la manière dont c'est amené fait que ça ne pèse pas lourd face au machiavélisme de l'idée sur le plan de la cohérence interne du film, et face à l'impact émotionnel déchirant de (sa)voir que tout ce qui restera de cet être humain, c'est son cri de terreur dans un sinistre navet de troisième zone. L'idée est extrêmement forte et en même temps d'une telle noirceur... on retrouve bien là, à un degré qu'il n'égalera peut-être plus, le romantisme désespéré de De Palma.

Edit : d'autres ont répondu avant moi, désolé si j'ai l'air d'en remettre une couche.
Alexandre Angel a écrit :C'est aussi un autre film qui se profile car il est vrai que réécouter en boucle un témoignage sonore aussi épouvantable, c'est se réserver une place en hôpital psychiatrique de manière quasi certaine.Je reconnais y avoir toujours pensé à chaque révision.
Oui mais là c'est le cœur du film. On parle d'un homme qui a sacrifié la femme dont il est amoureux pour une obsession. Il s'auto-flagelle justement avec cet enregistrement, qu'il est condamné à réécouter en boucle pour avoir été orgueilleux et impuissant, et aussi pour maintenir artificiellement en vie l'objet de son amour au travers de sa voix, comme le héros reclus du Château des Carpates. C'est aussi pour ça que cette fin "invraisemblable" fonctionne si bien : c'est un châtiment que ce technicien s'inflige précisément lui-même, que de continuer à faire vivre une morte au travers du cinéma, même si c'est pour un film de merde (Body double semble déjà en germe dans l'idée). Syndrome Vertigo, tout ça... la grande différence, c'est que là où Scottie peut enfin regarder le vide à la fin, Terry, lui, devra vivre avec cette impossibilité d'effacer le cri de sa mémoire. L'un est guéri du mal (même si on ne saura jamais ce qu'il va faire en haut de ce clocher), tandis que l'autre est condamné et frappe lui-même les clous de son cercueil pour se punir.
Avatar de l’utilisateur
Thaddeus
Ewok on the wild side
Messages : 6143
Inscription : 16 févr. 07, 22:49
Localisation : 1612 Havenhurst

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Thaddeus »

LordAsriel a écrit :Concernant la fin, je n'arriverai jamais à m'émouvoir complètement, je crois. D'abord parce que Travolta qui rejoue La Fièvre du samedi soir pour poignarder Lithgow, ça me fait plus marrer qu'autre chose. Ensuite parce que même si je trouve théoriquement belle cette fin, j'ai du mal à y adhérer sur le plan dramatique : que le personnage utilise ce cri qui le hante comme un outil de travail, pour moi il y a couac. Alors oui, j'entends bien l'exaltation des puissances de vérité du cinéma, tout ça tout ça, mais bon, n'empêche que je trouve pas ça crédible.
D'autres sont passés avant moi ; je n'ai donc rien à ajouter à ce qui a déjà été formulé. Notamment par Demi-Lune, maître ès argumentation en matière de chefs-d'oeuvre. :mrgreen: (même s'il tient une sinistrose sévère qui lui fait dévaluer 95% des réussites actuelles)
LordAsriel
Assistant(e) machine à café
Messages : 188
Inscription : 31 janv. 15, 12:54

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par LordAsriel »

Demi-Lune a écrit :Ce qui importe, c'est la puissance de l'idée et comment elle est transcendée cinématographiquement.
Précisément, je crois que le problème est là : je trouve que l'idée ne fonctionne que sur le papier (parce que la boucle est séduisante, parce qu'elle s'inscrit dans tout un discours sur le vrai et le faux...), et pas dans la mise en scène. Je ne suis pas un obsédé de la vraisemblance, loin de là, mais quand un problème de ce genre me saute aux yeux, c'est parce que le film a échoué à me faire croire en ce qu'il raconte. En ce sens, je suis d'accord avec toi, l'ensemble du récit n'est pas crédible, et évidemment que De Palma s'en fout. Mais autant je peux accepter beaucoup de ressorts dramatiques du film parce que la mise en scène construit quelque chose au-delà d'eux-mêmes, et en se servant d'eux, autant avec celui-là j'ai du mal, parce qu'il me semble qu'ici se situe le cœur émotionnel du récit - la vérité de ses personnages.
Et je ne te rejoins pas du tout sur l'idée du sacrifice : le personnage est mu par un trauma qu'il cherche à exorciser et qu'il revit malgré lui, d'accord. Mais sa démarche est inquiète, et elle est motivée par la volonté de se sortir de toute menace de représailles. En ce sens, son échec final traduit une impuissance, mais pas une faute - et sa culpabilité n'est pas celle qui sanctionne l'orgueil. De plus, cette auto-flagellation qu'il s'inflige, elle se situe déjà dans le sommaire précédant la scène finale : ces plans-là sont déchirants, lorsqu'on voit Jack sur un banc écoutant ad lib la bande tragique du Liberty Day. Seulement, la décision qu'il prend en conclusion n'est pas seulement une manière de se punir lui-même : c'est un regard qu'il pose sur le cri et sur Sally elle-même. Que cette décision d'abandonner le personnage à une telle postérité lui appartienne, cela rend son éthique problématique, et donc mon regard sur lui distancié. Cette question éthique, la mise en scène de De Palma échoue pour moi à la dépasser.
"This kind of certainty comes but once in a lifetime..."
Avatar de l’utilisateur
Demi-Lune
Bronco Boulet
Messages : 14958
Inscription : 20 août 09, 16:50
Localisation : Retraité de DvdClassik.

Re: Blow Out (Brian de Palma - 1981)

Message par Demi-Lune »

LordAsriel a écrit :Et je ne te rejoins pas du tout sur l'idée du sacrifice : le personnage est mu par un trauma qu'il cherche à exorciser et qu'il revit malgré lui, d'accord. Mais sa démarche est inquiète, et elle est motivée par la volonté de se sortir de toute menace de représailles. En ce sens, son échec final traduit une impuissance, mais pas une faute - et sa culpabilité n'est pas celle qui sanctionne l'orgueil.
Sauf que c'est Jack Terry qui insiste lourdement auprès de Sally pour qu'elle reste en ville, alors qu'elle, souhaite déguerpir au plus tôt en train. Terry est intéressé par cette jeune femme qui lui plait, au-delà du fait qu'il se sente responsable d'elle pour lui avoir sauvé la vie. Il la retient et crée donc tout seul donc les conditions de la mise en danger de cette femme (manifestement séduite elle aussi, mais surtout un peu-beaucoup naïve). Par ailleurs, son obsession lui fait utiliser Sally en service commandé pour récupérer les négatifs originaux des photos de l'accident. Certes, Sally commence à douter de son propre côté et se rend chez Dennis Franz pour avoir des explications pour son propre compte : elle récupère les négatifs pour laver son honneur, mais il n'en reste pas moins qu'elle ne les aurait sans doute pas piqués si Jack Terry ne le lui avait intimé l'ordre. Et s'il le fait dans l'urgence, il utilise encore Sally d'une certaine façon en en faisant un vecteur technique (la mise sur écoute) simplement pour approcher celui qu'il croit être le journaliste (donc, celui qui satisfera son obsession de vérité).
Pour toutes ces raisons objectives, Jack Terry est coupable, pour moi. Son impuissance à la fin n'est que la mise en échec finale d'un cheminement dont lui seul est responsable (même si ses intentions étaient nobles), pour avoir joué avec le feu et mis cette femme en danger, alors que s'il avait eu deux sous de jugeote, il l'aurait éloignée de tout ça.
Répondre