Jackie (Pablo Larraín, 2016)
Trois jours qui ébranlèrent le monde, le basculement d’un destin et d’une nation perçus depuis l’œil du cyclone, par le petit bout de la lorgnette, à travers le visage d’une femme et d’une actrice (superbe Natalie Portman) autour duquel Larraín tente d’agencer un kaléidoscope qui relève davantage de l’investigation mentale que de l’évocation historique. En racontant comment l’iconique veuve de JFK chercha à dompter intuitivement les évènements pour mieux forger son mythe, le cinéaste louvoie avec habileté entre proximité du réel et distanciation analytique. Mais l’académisme ne sort par la porte que pour mieux faire entrer l’hagiographie par la fenêtre, à moins que ce ne soit l’inverse – impression nourrie par certains facteurs à la lisière du hiératisme (telle l’omniprésente musique de Mica Levi). 4/6
The hit (Stephen Frears, 1984)
Un trio de gangsters s’affronte à fleurets mouchetés le long d’une route espagnole. Il y a là Terence Stamp, traître enjoué, égaré fataliste qui spécule tranquillement sur ses chances de survie, John Hurt, torturé, introverti, muré dans un silence inquiet, et Tim Roth, la mouche du coche, le jeune truand hystérique mais corvéable. Sur un récit minimal, l’œuvre s’offre un thème maximum : le voyage et la mort. Elle exécute brillamment le double programme du film noir classique, au scénario conventionné, et de l’exégèse démystificatrice des contenus du genre. Son décor, son ironie désabusée, son montage en zig-zag rendant son développement narratif imprévisible, ses constatations behaviouro-philosophiques sur l’existence rappellent certaines réussites achevées de John Huston. Un excellent polar. 5/6
Raphaël ou le débauché (Michell Deville, 1971)
C’est la rencontre du vice et de la vertu, l’amour impossible entre un don juan libertin, fatigué de vivre, et une belle veuve pure prise par le vertige de la sensualité. Pour apprécier la rigueur avec laquelle l’histoire s’ajuste au moule de la passion romantique, Deville capte le pouls d’une époque où la notion de fatalité s’est emparée de tous les esprits. Derrière la beauté des formes se devine le déchirement de la texture : sous-bois harmonistes, étangs brumeux, prairies égayées de jeunes filles en chemises, déjeuners de retour de bal, chevauchées au clair de lune forment le contre-point d’une tragédie désespérée, à laquelle Françoise Fabian, superbe jusque dans la déchéance, et Maurice Ronet, Perdican foudroyé par la femme qu’il rejette pour ne pas la maculer, apportent une poignante incarnation. 5/6
Roulette chinoise (Rainer Werner Fassbinder, 1976)
Prenant le jeu pour emblème, Fassbinder signe un film à portraits où l’on se peint et se dépeint jusqu’au délavement. Les pions-personnages y sont répartis par couples, par groupes, piégés dans une scénographie sophistiquée. À la case départ, un vaudeville bourgeois où un mari et une femme infidèles se rencontrent par accident dans leur manoir de campagne avec maîtresse et amant respectifs. S’ensuit un huis clos pervers en forme de cage aux lions, une parabole aux indications claires mais ne laissant sans autres armes que les ongles qui crissent sur un acier brillant. Réflexion, jeu de miroirs, culpabilité, références culturelles allant de Wagner à Nietzsche, de Dieu (le père s’appelle Christ) au Diable (dont la petite fille infirme est peut-être une incarnation)… La partie est certes brillante, mais jouée sans imprévu. 4/6
Silence (Martin Scorsese, 2016)
S’il ne s’est jamais affranchi de ses ruminations d’ancien séminariste, jamais peut-être le cinéaste n’avait formulé de manière aussi littérale la fébrilité spirituelle qui parcourt toute son œuvre. Le dépouillement et l’humilité de sa mise en scène lui permet de cerner avec exigence et ténacité les contours d’une crise de foi qui met en lumière la frontière poreuse séparant l’engagement du fanatisme, le sacrifice de l’arrogance, la probité de l’aveuglement. Bannissant tout détour superflu de ce cheminement intérieur, il cherche à creuser jusqu’à l’os les implications d’un débat théologique inquiet mais paradoxalement serein, parfois un peu rigide mais finalement assez retors, au terme duquel il semble célébrer le choix d’une croyance soumise à la fragilité des hommes pour mieux en faire triompher l’essence. 4/6
Le concours (Claire Simon, 2016)
Dans une société du savoir et du mérite qui travaille à reconduire ses élites par la seule loi des résultats, cette passionnante immersion dans la plus prestigieuse école de cinéma française offre un contre-champ certes salutaire mais pas dénué d’ambiguïté ni de cruauté. La réalisatrice braque son projecteur sur le fonctionnement de l’examen et fait dialoguer les épreuves des postulants, sincères et enthousiastes, avec les délibérations de jurés écartelés par des attentes plus ou moins contradictoires. Elle interroge ainsi la nature même de l’investissement, du désir, de la volonté, de la créativité, du talent, de la séduction, tous soumis à interprétation personnelle. En résulte un film d’une organique intensité, salubre, drôle et vibrant, stimulant de réjouissante manière le cinéphile qui est en nous. 5/6
Histoire de Marie et Julien (Jacques Rivette, 2003)
L’amour peut-il tout ? Vaste question à laquelle le cinéaste s’attèle en reprenant un projet originellement rattaché au cycle des Filles de Feu. Le visible et l’invisible, la réalité et l’apparence, les comportements inexpliqués et incohérents, le miroitement d’énigmes (secret délétère, suicides cachés, sombre histoire de chantage), dont le déchiffrement importe moins que l’exposition, tous ces principes chers à l’auteur se manifestent à travers une histoire de fantôme qui plonge à la source d’un fantastique sans effets, exprimé uniquement par des faits. Plus encore que d’habitude, le charme aride dispensé par le film exige une vigilance, une curiosité et une patience que le récit, telle une litanie funèbre insularisant ses personnages et obscurcissant à plaisir ses enjeux, peine quelque peu à récompenser. 3/6
La fin du jour (Julien Duvivier, 1939)
La vieillesse est un naufrage, mais Duvivier a le tact d’en exprimer le pathétisme avec une truculence qui n’en altère jamais la gravité. Remarquable portraitiste de groupes et de communautés, il excelle à dépeindre le quotidien d’une maison de retraite où une bande de cabots rivalisent d’aigreurs et de bassesses, où les rivalités attisent les jalousies et où les alliances se font et se défont pour le meilleur et pour le pire. Le monde qu’il décrit est bel et bien rattrapé par le crépuscule, les regrets douloureux des pensionnaires exsudant le souvenir d’un temps révolu qui file entre les doigts, d’amours fanées qui jamais plus ne refleuriront. Les dialogues de Charles Spaak, associés aux flamboyants numéros de Jouvet, Simon et Francen, parachèvent la douce-amertume de cette œuvre aussi cocasse que désespérée. 5/6
Star 80 (Bob Fosse, 1983)
Elle était serveuse dans un fast-food, simple, touchante, réservée, et finit au terme d’une ascension météorique dans les pages centrales de Playboy. Il portait ses costards à rayures avec une fierté bravache, petit mac raté capable de la tendresse des enfants perdus mais bientôt consumé par sa jalousie pathologique de Pygmalion délaissé. L’un comme l’autre s’ajouteront à la longue liste des victimes du marginalisme doré d’Hollywood. Enchevêtrant les thèmes de l’illusion, du show-business et de la mort, le film est un puzzle brillant, incisif, fait de témoignages et de flash-backs, qui restitue les détails d’une tragédie sordide et dénonce le système de la pub, de la télé, du ciné mass-médiatique par son propre mode esthétique. Eric Roberts et Mariel Hemingway lui apportent la fièvre et la sensibilité requises. 4/6
Loving (Jeff Nichols, 2016)
D’un grand sujet comme mode de défrichement intérieur, d’une lutte patiente pour le droit et la justice, du triomphe d’un amour raconté sans emphase, de la consonance entre expérience personnelle et mouvement collectif, tonalité mineure et enjeux majeurs. Parce que Nichols est un auteur intelligent aux décisions toujours éclairées, qu’il se refuse à verser dans la rhétorique lénifiante et procédurière du film-dossier, il choisit de s’accorder à l’obstination tranquille et au pragmatisme serein de son couple interracial pour montrer comment une réalité inepte plia devant l’obstination inflexible de ces deux conjoints sûr de leur bon droit, déterminés à se bâtir un foyer et une vie commune. Cinéma tout de rigueur et de délicatesse, d’engagement et de sincérité, dont l’émotion frémit constamment à fleur d’image. 5/6
Cinquième colonne (Alfred Hitchcock, 1942)
Tourné au moment même où l’Amérique s’engage dans le conflit, le film traite de cette nation aussi innocente que les héroïnes de thrillers précédemment réalisés par Hitchcock, et qui doit apprendre les leçons douloureuses de la guerre. Il intègre ce sous-texte au sein d’un suspense rocambolesque important l’intrigue des 39 Marches sur le nouveau continent et multipliant les scènes d’anthologie, de la fusillade au cinéma où les coups de feu fictifs servent à cacher ceux réels qui se produisent dans la salle jusqu’à l’apothéose finale, totalement dénuée de musique, sur le flambeau de la statue de la Liberté. Une fois de plus, la mise en scène est bien ici celle d’un Dieu-juge que ne saurait abuser aucun subterfuge et qui joue avec le spectateur un certain temps pour le tromper avant de lui révéler la vérité. 4/6
L’as de pique (Miloš Forman, 1964)
L’existence terne et sans horizon de quelques adolescents dans une petite ville provinciale, à l’heure morne du dégel qui est aussi celle du renoncement. Le héros est un garçon triste et renfermé, nanti d’un père sermonneur et d’une mère effacée. Il est de ces enfants nés avec la révolution qui non seulement n’ont pas trouvé l’équilibre mais sentent peser sur eux la moindre obligation, la moindre injustice, la moindre contradiction, subissant les deux voltages contradictoires des principes et de la vie. Forman se contente de ne pas gommer ses heurts, de ne jamais enjoliver, de serrer d’aussi près que possible la réalité, met toujours en balance l’humour et la mélancolie, et esquisse une satire sociale qui s’affinera dans les films suivants, dont ce premier long-métrage ne constitue guère qu’une ébauche. 3/6
Fast company (David Cronenberg, 1979)
Au milieu de sa période craspec et underground, le cinéaste accepte sans investissement particulier ce qu’il présente comme une série B dans le milieu des courses de dragsters. Il raconte les rivalités et les dilemmes d’une poignée de casse-cous risquant leur vie au volant d’engins fumant et pétaradant à la Mad Max, exhalant la tôle, l’huile et l’essence, mais il reste encore loin des audacieuses visions transgressives de Crash, qui formaliseront la fusion hors-norme du corps et de l’automobile. Si on ne saurait reprocher à Cronenberg de s’éloigner de sa thématique habituelle, son film, lesté par un scénario indigent et des personnages stéréotypés remplissant l’un après l’autre toutes les cases d’un bingo-clichés, ne fait que broder de manière impersonnelle autour d’une louchée de motifs convenus. 3/6
Split (M. Night Shyamalan, 2016)
En première lecture, un film-concept comme les affectionne certains auteurs aptes à en épuiser les possibilités pour mieux réactiver leurs marottes. Soit précisément ce qui se produit dans ce huis-clos mental où la carte du suspense est jouée avec assez d’habileté pour respecter le contrat, mais où le cinéaste se penche simultanément sur les abîmes du traumatisme enfantin qui lui sont chers. Conscient des limites au sein desquelles il opère, Shyamalan a le bon goût de ne reculer ni devant la légèreté (désamorçant toute surcharge de pathétisme) ni devant l’audace (la dernière demi-heure fait furieusement sortir le script de ses gonds). Il l’emporte ainsi aux points et amène ainsi une plus-value toute personnelle à un programme qui, en d’autres mains, aurait facilement sombré dans la banalité ou le ridicule. 4/6
Escalier interdit (Robert Mulligan, 1967)
Une jeune professeur d’anglais débute dans un lycée défavorisé du Bronx. Mal accueillie, chahutée, elle va d’échecs flagrants en petites réussites, d’espérance en découragements, se voit acculée à la démission avant que la preuve de son efficacité pédagogique ne la fasse revenir sur sa décision. Thème conventionnel s’il en est, dont on retrouve le déjà vu et l’attendu aussi bien dans les situations qu’à travers la nature des personnages, surtout secondaires. Malgré le catalogue de poncifs, le cinéaste ne néglige rien pour rendre vraie son héroïne, restituer sa vocation d’enseignante ou encore exprimer cette idée très américaine : réussit dans la vie qui veut réussir, échoue qui accepte sa faiblesse, et aucune structure sociale, si mauvaise soit-elle, ne peut venir à bout de la générosité et de la volonté humaine. 4/6
Hier, aujourd’hui et demain (Vittorio De Sica, 1963)
Sur la trace de Bocacce 70, le réalisateur et son scénariste-fétiche construisent un triptyque qui donne une idée assez exacte de leurs problèmes de nouveaux demi-enrichis, devant leur situation à différents compromis. Hier-Naples est une historiette anecdotique dans la plus rudimentaire tradition du néoréalisme souriant. Aujourd’hui-Rome fournit le prétexte d’une comédie cocasse où le frisson catholique le dispute à la frivolité d’un pas-de-deux sentimental et grivois entre une volcanique prostituée et un notable veule mais sympathique. Demain-Milan, inséré en interlude, conclut sur la sécheresse de cœur provoquée par l’argent, avec une sorte de sous-entendu nostalgique pour l’époque des guenilles. L’ensemble, inégal, doit beaucoup à l’abattage et à la complicité évidente de son duo de vedettes. 4/6
L’énigme du Chicago Express (Richard Fleischer, 1952)
Ce film noir compressé, à côté duquel bien des huis-clos ferroviaires paraissent lents et mollassons, est bâti sur un scénario qui semble s’être lancé le défi de concentrer le maximum de péripéties et de retournements en un minimum de temps. Témoignant d’un souci constant de la tension et de l’invention dans le plan, Fleischer le fait tenir en à peine plus d’une heure, associe l’exiguïté du décor à la vitesse de l’action, opère par contraction et densification à l’intérieur de l’image – couches visuelles superposées, espaces emboîtés. Sans jamais perdre le nerf du récit, il procède d’une incertitude entre bien et mal, favorise la confusion entre bons et méchants, et joue des manifestations trompeuses d’une vérité qui paraît dans la brusquerie avec laquelle les humains exécutent ce à quoi ils sont déterminés. 4/6
Certaines femmes (Kelly Reichardt, 2016)
Rattrapé par l’économie, l’urbanisme, la modernité, le Montana n’est plus la terre sauvage et généreuse d’autrefois. Pourtant l’héritage du western perdure. Ce sont les femmes qui en sont désormais garantes, une poignée d’héroïnes anonymes, indépendantes bien qu’esseulées et insatisfaites, dont la cinéaste dépeint les vies faites de renoncements tristes, de petites joies fanées, de non-dits lancinants. Revendiquant un paysagisme impressionniste accordé à la lenteur des jours et des nuits, à l’harmonie fragile d’un climat où la rudesse le dispute à la douceur, elle cherche à capter un certain état de l’Americana contemporaine. Mais son écriture sans heurts, son regard minimaliste frisant l’abstraction n’évitent pas, dommage collatéral, une indolence lénifiante qui en accuse parfois l’inconsistance. 4/6
Et aussi :
Moonlight (Barry Jenkins, 2016) - 4/6
Birth (Jonathan Glazer, 2004) - 5/6