Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Ballin Mundson
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Message par Ballin Mundson »

Frank Einstein a écrit : - décors réels dignes d'une série italo-Z dans la bonne tradition cannibalistique (la nature ça coûte pas cher et ça fait endurer le pire aux acteurs. C'est bon pour leur jeu vériste...),
Je comprends qu'on n'accroche pas au film ou qu'on s'y ennuie, mais en revanche cette remarque me semble bien injuste.

Parmi les films que tu cites, je n'ai vu que Cannibal holocaust. Que j'aime bien d'ailleurs. Mais si dans ce film, la foret n'est qu'un décor exotique, prétexte a des scènes plus ou moins scabreuses, dans Aguirre ça va au delà.
Les sons, les plans sur les plantes, le rythme du film en font autre chose. Un monde complexe, mystérieux et inquiétant, qui vit et dans lequel les personnages sont des intrus.
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Droudrou
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Message par Droudrou »

Aguirre est un film hypnotique qu'il est, à mon sens, très difficile d'analyser par la multitude des façons de l'analyser avec tout à la fois ce qu'on en sait et ce qu'on en ignore.

Avant de parler du film, après l'avoir vu, il faudrait prendre connaissance du propos de Werner Herzog lui-même pour pouvoir bâtir notre argumentation.

Il y a cette vision esthétique de la folie d'un homme, d'un groupe, d'une époque face à un monde touffu dont nous ne connaissons en fait pas grand chose qui nous hypnotise. Il faut donc pouvoir s'en détacher pour aborder ensuite les aspects de cette oeuvre particulièrement dense (comme la forêt...).

Néanmoins, et là j'en ferai reproche à Jipi, à mon sens, il me paraît difficile, aujourd'hui, de ne parler que d'Aguirre quand on retrouve un autre type de folie comme celle de Fitzcarraldo...

Sujet différent : j'ai remarqué que Frank Einstein et moi avions un ami commun d'origine britannique...
John Wayne : "la plus grande histoire jamais contée" - It was true ! This man was really the son of God !...
Alisou Two
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Message par Alisou Two »

AGUIRRE a permis de faire découvrir WERNER HERZOG en France
en février 1975 (alors que le film était présenté au festival de Cannes en 1973)
il faut garde à l'esprit aussi que c'est la découverte en France de la grande époque du cinéma allemand : WENDERS , SCHROETER , FASSBINDER , SCHLONDORFF , SYBERBERG , Helma SENDERS
VON TROTTA.
A l'époque je l'avais beaucoup aimé : cette histoire si bien mise en images
du conquistador Aguirre créait une ambiance particulière la plus proche , à mon avis d'Herzog;
aujourd'hui, grâce aux 2 coffrets d'Opening, j'ai revu ses principaux films je peux dire que j'ai retrouvé le même plaisir'( en écoutant de plus le commentaire audio de Werner Herzog) comme pour "Fitzcarraldo" et surtout "l'énigme de Kaspar Hauser"
Droudrou
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Message par Droudrou »

CQFD
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Alligator
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972)

Message par Alligator »

Aguirre, der Zorn Gottes (Werner Herzog, 1973) :

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_______________

J'avoue d'entrée ma grande déception. A la sortie de la salle, j'avais le sentiment désagréable de ne pas en avoir eu pour mon argent.

L'histoire n'est pas venue me chercher. Je l'ai suivi sagement ce film, patiemment, en attente d'un moment grandiose qui me révèlerait la vérite du film. Il n'en a rien été.

J'ai cru remarquer les liens avec Apocalypse Now, que j'aime beaucoup. Liens tellement imposants que la sensation de redite prend une large part à ma déception. J'imagine.

Que nous dit le film qu'on ne sait déjà? Que les hommes face à l'adversité, face à l'impersonnelle et âpre cruauté de la nature sauvage sont si malmenés que leurs profonds désirs comme leurs failles intimes, cachées se révèlent vite de bien plus fatals périls que la jungle et les indiens cannibales. Les méandres de l'âme humaine se montrent bien plus tortueux que ceux que parcoure l'équipée soit disant civilisatrice. Le corps malmené pousse rapidement l'homme au bout de lui même ; alors la cupidité et l'ambition deviennent d'insurmontables obstacles, les véritables ennemis de la raison. LA folie prend le dessus. Le film prend alors des airs de farce, avec des dialogues comiques ("la tendance est à la flèche longue" dit un type qui vient d'en recevoir une dans la jambe). Ce ne sont pas des araignées qui courent au plafond mais des macaques qui se cachent en grappe sous le canon. Aguirre se prend pour Dieu, l'El Dorado lui fait perdre la raison. Que la vie est dure. Bref, dans des conditions extrêmes, l'homme est amené à perdre une part de son humanité, celle qu'il a construite au gré des siècles, ce qu'on appelle la civilisation ou la culture, il retrouve alors ses instincts bestiaux. Retrouvailles brutales et dérangeantes. L'homme est donc amené à affronter ses démons intérieurs. Rien de nouveau.

Pour arriver à tout cela, Herzog construit un récit presque nonchalant. Les longs plans au fil de l'eau, sur les plis de l'onde sereine, à l'écoute du vent dans les hautes ramées ou bien face aux visages attentifs, ahuris ou patients, pleins de rêverie ou d'angoisse des hommes et femmes, tous ces longs plans donc s'ils sont parfaitement légitimes vis à vis de l'histoire qui nous est racontée ne sont pas parvenus à me faire oublier leur longueur. Malgré leur cohérence avec le récit, ces plans m'ont incroyablement barbé. Je me suis emmerdé comme rarement. J'avais faim, certes, l'heure de projection (midi) n'était pas la plus idéale, mais tout de même, cela ne suffit pas à expliquer le degré d'ennui et la hâte d'en finir qui me tenaillaient le cervelet.

Kinski quant à lui, ne m'a pas impressionné. Je m'attendais à quelque chose de plus fort, de plus halluciné dans son regard. Sa gestuelle rigide m'a paru à certains moments trop posée, trop démonstrative et facile même.

Une autre chance plus tard? Qui sait.
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Kevin95
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972)

Message par Kevin95 »

Alligator a écrit :Kinski quant à lui, ne m'a pas impressionné. Je m'attendais à quelque chose de plus fort, de plus halluciné dans son regard. Sa gestuelle rigide m'a paru à certains moments trop posée, trop démonstrative et facile même.
C'est justement parce qu’il ne fait "le fou", qu'il ne se gesticule pas comme un tarré qu'il est excellent. Il est sans cesse sur le fil du rasoir et constamment en état d'attente avant "d'exploser" le rendant ainsi d'autant plus flippant.

Pour le film, je veux bien te croire, moi même hésitant à chaque vision, entre la supercherie et le chef d'œuvre, en résulte un bon film, parfois superbe mais pas aussi fascinant (pour moi) qu'on le dit (contrairement au génial Fitzcarraldo).
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Borislehachoir »

C'est un film que j'aime beaucoup mais dans lequel j'ai du mal à reconnaître le grand objet surréaliste vanté par certains.

A mes yeux, Aguirre est un film très scénarisé, peut-être presque trop. Par exemple le passage d'un régime politique souple à une dictature est amené assez finement : d'abord le " démocrate " Don Pedro qui par son inaction laisse monter la révolte, puis le pouvoir fantoche de Don Fernando qui ne sert que de prête nom et enfin l'autoritarisme pur et dur de Don Lope. Il y a des piques assez violentes sur le rôle de l'Eglise dans le processus ( le personnage du prêtre qui laisse passivement les pires atrocités se permettre ). A la fois c'est très intéressant mais aussi trop démonstratif durant les deux premiers tiers du film pour que je sois vraiment happé par l'ambiance. En revanche, la dernière partie qui enchaine les grandes séquences délirantes ( la tête qui parle, les singes, les flèches, le bateau dans l'arbre... ) m'a absolument convaincue d'autant plus que j'adore la musique de Popol Vuh et que Kinski y est extraordinaire.
Je suis un peu surpris par l'accusation d'ennui revenant fréquemment, ennui qui m'a beaucoup plus touché devant son jumeau Fitzcarraldo.
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Jeremy Fox
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Jeremy Fox »

Borislehachoir a écrit :Je suis un peu surpris par l'accusation d'ennui revenant fréquemment
Mea Culpa me concernant car redécouvert l'an dernier en DVD et je suis littéralement tombé sous le "charme" cette fois. Très grand film.
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Akrocine »



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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Federico »

Quel monument tout de même ! Rien qu'en voyant cette bande-annonce, j'ai encore la chair de poule. :oops:
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Strum »

Ma notule du topic Herzog sur le film :

Aguirre, la colère de Dieu (1972)

Un film tout à fait singulier, peu aimable de prime abord, dont on ne saisit le sens qu'assez loin dans la narration. Attendant par habitude ou préjugé d'esprit un récit panthéiste, j'ai été un peu décontenancé par les premières images de la nature que nous donne à voir le film. Ce sont des images d'une nature morte, sans esprit, froide ; on n'y trouve ni luxuriance, ni beauté chaleureuse, à de rares exceptions près. On pourrait estimer que cela tient aux conditions de tournage difficiles, au budget dérisoire, à la recherche d'une authenticité allant jusqu'à la neutralité. Mais au fur et à mesure que se déroule le récit, une autre hypothèse voit le jour : que le film soit une expression, cinématographique et anachronique, de l'idéalisme philosophique allemand, dans ce qu'il a de plus excessif, de plus violent, de plus fou ou dérangé, celui dont Hegel est la figure de proue et qui prétend que la plus totale subjectivité peut dire et diriger le concret.

Aguirre est possédé par son rêve, qui est un rêve de démesure, mais c'est un rêve, semble nous souffler le film, qui rend Aguirre plus vivant que les âmes errantes, indécises, qui l'accompagnent, plus vivant que le fleuve et que ces arbres indéterminés qui observent son passage. Le récit avance par sections narratives, par fragments, comme les fragments de l'esprit d'Aguirre. Aguirre sait que tôt ou tard, le territoire qu'il foule de ses pieds, sera conquis par l'homme ; c'est le mouvement de l'Histoire, dont il est un porte-drapeau. Comme il le dit lui-même, d'autres prendront possession de l'Amazone ou l'Eldorado à sa place s'il échoue, et il veut être parmi les premiers, dans l'affirmation. Aguirre finit par se prendre pour Dieu, en termes hégéliens pour l'Esprit du monde dont il se croit la voix. Dès lors, sourd et aveugle à ce qui l'entoure, il estime que tout lui est permis ; au moment même où l'échec de son expédition devient patent, il peut dans sa folie vouloir fonder un royaume, et épouser sa fille déjà morte. Par l'esprit, comme Hegel, il croit dominer cette nature endormie qui l'entoure où l'esprit est mort et attend Aguirre pour renaitre. Mais, et c'est ce que Herzog (peut-être pas dupe mais néanmoins fasciné), nous montre, il ne règnera que sur un radeau à la dérive, peuplé de cadavres, et n'imposera sa volonté qu'à des singes sans conscience. Cette subjectivité totale à laquelle aspire Aguirre n'est qu'une illusion. La fin est admirable.
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Thaddeus
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Thaddeus »

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Un radeau nommé délire


Il existe une cinquantaine d’ouvrages et de mémoires sur don Lope de Aguirre, beaucoup de légendes, mais environ vingt pages seulement de documents d'époque. C'est dans un livre pour enfants que Werner Herzog a vu pour la première fois le nom de ce noble espagnol, sanguinaire, fourbe, utopique et impitoyable, qui a mené ses hommes à leur perte pour finir seul, hébété, vaincu par les démons de son ambition. L’Histoire, souligne le cinéaste (âgé d’à peine trente ans au moment du tournage, notoirement éprouvant), ne s'intéresse pas aux perdants. Celui qui écrivait à son souverain pour le déclarer déchu de tous ses droits n’a trouvé ni les richesses qu’il recherchait, ni la gloire qu’il convoitait. L'enfer, assurément. Le film commence là. Vers la fin de l'année 1560, un groupe de conquistadors quitte la cordillère des Andes et s'engage dans l’inextricable forêt vierge du cours supérieur de l'Amazone dans l’espoir de découvrir l'Eldorado, la fabuleuse cité d'or dont les Incas affirment l’existence. La troupe bigarrée gravit les derniers hectomètres d’un col avant de plonger dans la jungle hostile et ténébreuse. Herzog filme à la force du poignet et nous arrache à notre quiétude habituelle de spectateur. La séquence d’ouverture, qui voit la file d'hommes en armures, d'Indiens en ponchos et petits bonnets, de lamas et de chevaux encapuchonnés descendre à flanc de montagne à travers le brouillard, comme une colonne de fourmis, est une page inoubliable. Un morceau de bravoure, au sens le plus fort du terme, auquel l’ample et hypnotique musique du groupe Popol Vuh confère une dimension surréelle. La nature oppressante happe lentement la longue cohorte des écrevisses du Christ et du roi d'Espagne, aux cuirasses déjà mangées de rouille, et les Indiens s'immergent dans cette touffeur, cette moiteur tropicale qu'ils savent funestes.


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Les premiers bas-fonds marécageux stoppent bientôt l'avancée du convoi. Une fièvre pernicieuse décime le cortège, les vivres s'épuisent, les Espagnols s'entretuent. Le chef de l'expédition, Gonzalo Pizzaro, ordonne alors à un groupe d'hommes de descendre en radeaux le cours impétueux de l'Urubamba afin de reconnaître le terrain qui mène à leur but. Dans ce détachement dirigé par Pedro de Ursúa se trouvent un moine, chargé de prêcher l’Évangile aux "sauvages", et Aguirre, qui rêve en secret de mener lui-même les opérations. Pendant le voyage, ce dernier organise une révolte contre le commandant. Obsédé par l'exemple d’Hernán Cortés, il persuade ses camarades de partir à la recherche de l'or et de la puissance pour leur propre compte après avoir proclamé l'abolition de tous les droits des Habsbourg, détrôné verbalement Philippe II et institué à sa place un empereur fantoche, Guzman. C’est à cette équipée sinistre que l’on assiste, au spectacle d'un tourbillon qui décime la troupe, à l'attente des pirates qui guettent à l'horizon les reflets brillants de leur terre promise, au mystère qui plane sur cette forêt vierge d’où jaillissent des flèches empoisonnées, au jugement d'Ursúa et à sa pendaison, à la confession d'un prince Inca prisonnier, à la mélodie soufflée par un joueur de flûte, à la cueillette de fruits exotiques et à la pêche de poissons frais, à la disparition énigmatique d’Inez, fiancée du chef déchu, à l'attaque d'un village déjà dévasté par les cannibales, à l’implacable extermination des insurgés. La faim, les privations, les mille périls surgis des profondeurs de la végétation auront raison de l’absurde entreprise. La nef des fous de richesse et d’exaltation, qui entraîne des femmes en chaise à porteurs dans la jungle, et la loi de l'Église, brandie partout, tombent en pièces dans l'eau tumultueuse des fleuves. La quête aboutit au néant.

Aguirre est donc, d'abord, un extraordinaire film d'aventures. Mais plus qu'aux exploits hollywoodiens de Douglas Fairbanks et d’Errol Flynn, c'est au Rimbaud du Bateau Ivre et au Ruy Guerra des Dieux et les Morts qu'il fait penser. L’espace, composant formel du genre, est ici restreint par le format, la situation, le cadrage. Herzog refuse le découpage classique. D'une part, il sépare l'effet de la cause en dissimulant celle-ci, dans les scènes violentes surtout. Ce sens de l’ellipse s'accroît avec les péripéties ; il introduit aussi l'obscurité dans un domaine où la clarté doit régner. D'autre part, il empêche toute ardeur excessive de la part du spectateur. La caméra s'arrête sur les visages au milieu d'une action, la lenteur et l'étalement du rythme apportent l'impression de la durée et correspondent au style de la chronique auquel le film se réfère. Aucun fait ne saille, tous les incidents ont une importance égale. La fiction ne consiste que dans une mince trame de gestes, de voix, d’évènements qui, décrochés d’un discours de contextualité, sont offerts à l’œil et à l’oreille pour qu’ils en jouent en tant que signifiants. Le mouvement se ralentit, s’enlise progressivement, jusqu’à ce qu’il se referme sur lui-même et que le temps se fige. Cette manière de conter constitue la seule forme capable de restituer en même temps l'esprit de l'aventure et le recul pris vis-à-vis d’elle. L’emploi pléonastique de Klaus Kinski l’illustre bien : avec ses traits de gargouille, son regard fanatique, ses yeux d’un bleu vitreux, ses gestes incontrôlés, ses réflexes paranoïaques, sa démarche de crabe, ses emportements de Belzébuth hystérique, l’acteur est l’incarnation stupéfiante de cette démesure, de cette folie et de cette inconscience qui constituent le lit du film.


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Poursuite prométhéenne de l’inaccessible, Aguirre est aussi l'histoire d’un gigantesque échec, d’une défaite scellée d’emblée, à travers laquelle perce comme un appel à la communication. L'égoïsme des conquérants, les aspirations et la solitude de l’aventurier chimérique qui défie la couronne espagnole, le mutisme inébranlable d’Ursúa en sont témoins. Comme le silence fatal de cette forêt qui se fait ennemie parce qu'on la craint et qu'on la regarde de loin. La vie est un vaste théâtre et l’on y joue à combattre des moulins à vent. Le premier plan remet les Don Quichotte que nous sommes à leur place : ces hommes bardés de fer qui semblent descendre des nuages s'en vont patauger dans la boue d'un marais fétide et un vaste panoramique nous amène du ciel a la terre, c'est-à-dire de l'espoir et de la vie, à l'anonymat et à la tombe. Le fantasme de l’Eldorado (une ruse inventée par les Indiens pour perdre les envahisseurs) ne masque qu’une soif plus profonde, l’idée de pouvoir, de puissance ou de possession ne servant que de dérivatif face à celle de la mortalité. Paranoïa, appétit d’appropriation, instinct de domination, machiavélisme et attachement à la pureté raciale : parabole sur l’oppression et la mégalomanie, l’œuvre peut se lire à la lumière de l’histoire mondiale du XXème siècle, et plus particulièrement du fascisme hitlérien. Il est légitime de penser que le cinéaste reproduit en Aguirre le Führer qui avait abjuré le dieu juif de tendresse et d’espérance pour rétablir un dieu aryen de force et d’ordre absolus. La dimension fantastique de l’œuvre, très prégnante, se double ainsi d’une allégorie politique. Les soldats obéissent sans sourciller, jusqu’à l’anéantissement, mus par la cupidité, la peur, le respect des règles sociales, magnétisés par l’attrait mortifère qu’exerce Aguirre, et auquel Kinski apporte son quotient personnel de perversité.

Herzog est un scrutateur des cœurs et des âmes, le chantre d’une nature luxuriante plongée dans un coma prolongé, d’une terre insondable qui ne s’est pas encore réveillée. Victimes et conquérants demeurent prisonniers d’un même cercle vicieux. Aguirre, l’homme de la conquête pour la conquête, le révolté qui voulait aller toujours plus loin, celui qui croyait pouvoir infléchir le cours des choses par la seule magie incantatoire de son verbe ("Si moi, Aguirre, je veux que les oiseaux tombent morts des arbres, ils tomberont"), est une sorte de Richard III égaré au Pérou, filmé comme un insecte perdu entre le soleil et les planches d’un cercueil. À la fin, il est encerclé par une horde de singes, ses seuls sujets, devenu le souverain dérisoire d’un royaume qui l’engloutit, ivre de cette dynastie qu’il envisage de fonder en s’accouplant avec sa propre fille, de l’Histoire qu’il compte mettre en scène comme un opéra, et des rêves d’éternité qu’il clame à l’adresse du ciel. Alors, autour de ce qui n’est plus qu’un radeau-charnier, la caméra dessine de larges cercles d’oiseau de proie, une sorte de danse de mort au goût d’apothéose. Les intuitions historiques de l’auteur sont amères, mais toute désillusion n’est pas forcément fataliste, pas plus que toute terreur n’est révolutionnaire ou toute cruauté totalitaire. N’étant le fruit ni le germe d’aucune promesse, les pressentiments d’Herzog ont au moins le mérite de mobiliser notre capacité d’inquiétude. Le cinéaste donne à percevoir le trouble et le vertige comme l’évidence d’une donnée naturelle. Il n’excelle pas seulement à exprimer les distorsions et les déchaînements qui accompagnent toute crise de perception. Il parvient aussi à concrétiser l’appel d’air et le calme préludant aux accès de fièvre. La forêt équatoriale est un paysage en transe, qui cerne toujours plus sourdement l’embarcation ballotée et emportée par les flots. Les passages d’un règne à l’autre du réel sont rythmés par de véritables rites de confusion. Lorsque l’équipage succombe aux mirages, un soldat qu’une flèche vient de transpercer constate que ce n’est sans doute qu’une illusion de plus ; mais quand un autre décrète que s’il voyait un bateau au sommet d’un arbre, ce serait une chimère, son voisin lui désigne presque aussitôt une épave au faîte de la frondaison. Face à de telles divagations, comment ne pas évoquer Jérôme Bosch ?


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Selon un principe de suspense érigé moins sur la stupeur des retournements ou des découvertes que sur la dégradation accélérée des repères moraux, mentaux et physiques, le film produit dès les premières images une emprise qui n'a plus de relâche, et il n'est pas exagéré d'écrire que la fascination subsiste après la disparition de tout, au-delà du tournoiement de l'ultime plan-séquence, le conquistador laissé seul et délirant sur un radeau dans l'infini de l'enfer vert. "Un trône, ce n'est jamais qu'une planche, avec un peu de velours", lance Aguirre. Le goût de la dérision du héros, le bruissement des arbres aux feuillages impénétrables, les rumeurs de la rivière aux flux rougeâtres, les murmures de la terre qui paraissent prolonger la vie de cet individu à l’écoute de sa liberté reflètent un néo-expressionnisme dont le souffle et la teneur relèvent du plus grand romantisme allemand. L’homme qui se faisait appeler la Colère de Dieu est le spectre de la démence née quand l’autorité se heurte à l'impossible et refuse sa condamnation. Aguirre opère cette transgression qui est peut-être une grande sorcellerie évocatoire à la Baudelaire ou à la Lautréamont : c’en est fini des apparences, de la Loi, de tout code social, de l’amour licite, de la civilisation. Le personnage-titre suscite et instaure le chaos, crie à la face de l’Élément une rage indomptable, des illuminations homériques, des délires de grandeur évoquant l’univers wagnérien. À travers son périple, Herzog met en scène la condition de l’homme qui est celle de tourner en rond, d’agiter des velléités d’action, de se dissoudre dans ses propres abîmes.

Observateur et participant à la fois, le cinéaste compose des visions fantasmagoriques propres à plonger le spectateur dans un expérience active de l’irrationnel. En dépit des références constantes au XVIème siècle, le film est imprégné de la notion persistante d’un monde supérieur, ce que souligne tel son (le chalumeau indigène) ou telle hallucination concrétisée. La photographie contribue à ce résultat : les images du canon choyant dans le fleuve avec son caisson de poudre, celle des explosions au loin dans la nuit sont d’une somptueuse beauté lyrique, et même les vues aériennes du radeau couvert de cadavres et qui s’en va à la dérive tendent vers l’onirisme bien davantage que vers le pittoresque. Méditation tourmentée et pessimiste sur les limites du pouvoir et l’inanité de toute aventure humaine, Aguirre consigne la quête dérisoire d’un impossible Graal et lui offre des colorations mystiques et shakespeariennes. L’hyperréalisme y est conjoint au symbolisme, l'intelligence entremêlée à la sensation. La rigueur extérieure d'un récit linéaire, laconique, retenu, contraste continûment avec la tendance intérieure au désordre, au débordement, à l'emphase d’une narration baroque. L'intensité de chaque moment provient de la prépondérance perceptible de cette inclination, et l’envoûtement est entretenu d’un bout à l’autre par le maintien magistral de l’équilibre entre les différents registres convoqués. L’œuvre est ainsi le produit de tensions dominées jusqu'au dénouement, où Herzog, mêlant le grotesque et le sublime, fait entrer de plain-pied la fable dans le mythe. Ni histoire ni fiction, ce poème immersif, viscéral et halluciné est un chant épique qui donne corps et substance à l'imaginaire.


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Dernière modification par Thaddeus le 1 févr. 22, 22:09, modifié 2 fois.
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Demi-Lune »

Thaddeus a écrit :Le film commence là. Vers la fin de l'année 1560, un groupe de conquistadors quitte la cordillère des Andes et s'engage dans l'inextricable forêt vierge du cours supérieur de l'Amazone dans l’espoir de découvrir l'Eldorado, la fabuleuse cité d'or dont les Incas affirment l’existence. La troupe bigarrée gravit les derniers hectomètres d’un col avant de plonger dans la jungle hostile et ténébreuse. Herzog filme à la force du poignet et nous arrache à notre quiétude habituelle de spectateur. La séquence d’ouverture, qui voit la file d'hommes en armures, d'Indiens en ponchos et petits bonnets, de lamas et de chevaux descendre à flanc de montagne à travers le brouillard, comme une colonne de fourmis, est une page inoubliable. Un morceau de bravoure, au sens le plus fort du terme, auquel l’ample et hypnotique musique du groupe Popol Vuh offre une dimension surréelle.
Les frissons rien que de repenser à cette ouverture et cette BO.
Pour l'anecdote, ce flanc de montagne serait apparemment celui du Machu Picchu.

L'autre moment gravé à jamais dans ma mémoire, c'est également au début, lorsque l'expédition descend les rapides du fleuve sur de grands radeaux de fortune. Je trouve la façon de filmer caméra à l'épaule absolument incroyable. Rarement on aura approché, à ce degré d'immersion, ce que de telles expéditions peuvent évoquer dans l'imaginaire - cette sidération face à l'environnement et ce sens du danger viscéral, ce contraste entre les atours raffinés de l'Europe de la Renaissance et l'humidité inhospitalière de cette foutue jungle... L'image de cette dame de Cour avec son col dentelé, au milieu des soldats en cuirasse et lances, sur ce radeau qui a l'air trop étroit et sur ces rapides boueux, c'est juste du génie visuel à l'état pur.
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Re: Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)

Message par Thaddeus »

C'est l'une des grandes clés du film, en effet : manier l'hyperréalisme le plus scrupuleux (celui d'une évocation rigoureuse de ce que put être une telle équipée) en ouvrant en grand les portes d'une subjectivité totalement débridée et aveuglante, où se joue tout simplement le refus du monde. Aguirre le mystique ferme les yeux sur la réalité extérieure pour mieux se pencher sur ses rêves dans un geste qui confine à l'abstraction et à la folie. Et cela avec une telle force qu'il projette sur le monde sur regard halluciné, comme si ce qui pouvait accoucher de son cerveau était en mesure de faire plier la réalité. Et pourtant l'évidence est là, filmée dans sa beauté spontanée. La force du torrent d'un fleuve, la poésie d'un papillon posé sur le doigt d'un soldat en sont la manifestation. Mais il ne la voit pas, tant son regard intérieur la déborde jusqu'à vouloir la dévaster. La nature est rebelle et une lutte s'engage, sanction ultime qui ne sonnera pas deux fois. Le procès de dissolution du réel s'accompagne d'un équilibre à maintenir entre une action et ce qui l'entrave. Pour garder leurs chances intactes, les conquistadores devront par exemple jeter dans le fleuve le cheval qui met en péril l'étanchéité du radeau. C'est à ce prix qu'ils pourront continuer la lutte. Chaque plan construit par Herzog accuse l'expression de ces volontés antagonistes qui se meuvent dans un devenir irrépressible et pressuré. La chaise à porteurs avance puis stoppe sous l'effet d'inertie de la boue. Les pieds dedans, Aguirre avance, crie, frappe, éructe, déchaîne sa violence vitale contre ce qui lui résiste. A bout de bras, dans un plan tourné à l'arraché et à l'écriture tremblée, il fait repartir son monde menacé d'entropie. De la même manière, lors de la descente du fleuve un radeau s'immobilise dans un tourbillon d'eau et avec lui le reste de la troupe. Aguirre frappe à nouveau, mettant fin à ce cirque des Démons. Un coup de canon part, fait voler en éclats le radeau et les corps des soldats déchiquetés sous l'impact du boulet. Le mouvement interne du plan, qui jusque là semblait aspirer inéluctablement l'esquif vers le fond dans une logique centripète, explose. Il se disloque, se tord sauvagement, et avec lui sombre tout ce qu'il contenait de réel. Résister contre le monde ou mourir : tel est l'enjeu imposé par Aguirre. Mais l'entreprise est vaine, vouée à l'échec. Le chaos créé par le personnage-titre s'effondre progressivement sur lui-même. C'est par le désordre qu'il organise sa survie, or tout cela n'est qu'agitation et dispersion dérisoires. L'Eldorado se consume dans le tumulte panique des soldats qui ne savent plus s'ils doivent continuer à combattre leurs ennemis invisibles ou simplement organiser leur survie. Figures rampantes, plaquées à même le sol à la recherche du sel de la terre (ce petit bout de fondamental), ils perdent leurs dernières parcelles d'humanité dans l'instabilité d'une situation qui se dérobent sous leurs pieds. Aguirre, c'est le sacre de la fin du mythe des héros capables de passer outres ce qui les empêche de réaliser leur soif de conquête. C'est un film de lumière blanche, qui recueille en son sein l'essence d'une réalité mutilante et mutilée, et qui offre le reflet d'un raccourci fulgurant entre l'âme et le monde.
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