Rome, ville ouverte
Aussi éloigné du calligraphisme que de l’emphase mélodramatique, le film se veut un témoignage fidèle de l’Italie prolétarienne au sortir de la guerre et représente l’acte de naissance d’une mouvance considérée comme l’une des inaugurations du cinéma moderne. Rompant avec le procédé fictionnel en une transcription naturaliste des choses, un dépouillement radical du style, saisissant le basculement du vieux monde en ruines dans la réalité inconnue de l’après-guerre, la caméra capture les déambulations des acteurs avec un rythme étrange dicté par les aléas du tournage. L’hymne à la résistance, à la liberté et à l’esprit de sacrifice de ceux qui ont lutté contre la barbarie reste évidemment fort et universel, mais je ne suis pas particulièrement ému par cette chronique vivante d’une société meurtrie.
4/6
Païsa
Ennui poli. Difficile de réfuter que la méthode rossellinienne atteint sans doute un nouvel achèvement : la fiction se soustrait à la réalité, les acteurs sont choisis sur les lieux de tournage, l’artifice du cinéma est liquidé au profit de la transparence absolue des choses. L’auteur se penche sur le moment d’instabilité qu’entraîne l’arrivée des soldats américains dans l’Italie où se battent encore les fascistes. En six épisodes indépendants, troués de brutales ellipses qui contrastent avec l’étirement contemplatif de certaines séquences, il ainsi tente de faire coïncider le désir de liberté des habitants de la plaine de Pô avec sa propre affirmation de liberté, et développe un propos certes irréfutable dans son humanisme et sa lucidité, mais qui hélas ne m’intéresse, ne me stimule ni ne m’emporte à aucun moment.
2/6
Allemagne année zéro
Le dernier volet de la trilogie consacrée à l’Europe d’immédiat après-1945 est celui qui, assez curieusement, me touche enfin pour de bon. Dans un Berlin en ruines, cité éventrée, exsangue, dont les ombres déchiquetées renvoient l’image à la fois ponctuelle et unanimiste d’un peuple humilié, Rossellini se livre à un poignant lamento sur le calvaire d’un enfant désemparé, perdu, livré à lui-même. Son regard témoigne du plus grand respect pour les êtres qu’il filme ; son inspiration s’en tient à une sécheresse de constat maintenant à distance aussi bien la fioriture d’esthète que le misérabilisme, et puise dans une forme de spiritualisme chrétien la dimension presque christique qu’il confère au parcours de son petit héros, victime expiatoire de l’immaturité des adultes, de la guerre et de l’idéologie nazie.
5/6
Top 10 Année 1948
Stromboli
Le film de la rencontre avec Ingrid Bergman, échappée des plateaux d’Hitchcock, est aussi la première étape d’une évolution vers une autre forme de radiographie, celle du couple moderne, par le prisme d’un journal intime où l’anecdote est réduite à sa plus simple et exigeante expression. Si le monde de la terre (et surtout de la mer) italienne est dépeint avec le même souci vériste qu’auparavant, c’est bien au désarroi intime d’une femme malheureuse en mariage, rendue cynique par les épreuves traversées, cherchant à échapper à sa condition dans la ruse de la séduction charnelle ou au contraire dans l’absolution d’une foi rédemptrice, que s’intéresse le cinéaste. Reste que la blancheur de cette expression, la mise à plat très littérale de ces intentions, me laissent à distance de tout véritable intérêt.
3/6
Les onze fioretti de François d’Assise
La tentation du prosélytisme catholique qui affleurait à la fin de
Stromboli opère cette fois sans détour : c’est simple, le film n’est rien moins qu’un cours de catéchisme, une hagiographie béatificatrice de saint François d’Assise prêchant la parole de Dieu, tantôt confronté à la violence des reîtres ou à l’incompréhension hostile des paysans, tantôt égrenant les jours d’un humble quotidien. Entre l’évangélisation sans fard et les scènes de comédie (involontaire ?) montrant notre saint héros navré face à la stupidité de certains frères (il semblerait que l’
illumination monacale soit une forme d’idiotie), on oscille entre deux pôles suscitant le même dépit affligé. Quelques incongruités font parfois hausser le sourcil, tel ce tyran aux airs d’Attila engoncé dans son armure, droit sorti de chez les Monty Python.
2/6
Europe 51
Rossellini fait ici rejouer la mort de son propre enfant à son actrice et filme l’héroïsme qui en découle comme une forme particulière de résilience. C’est donc presque à une autobiographie qu’il nous convie, en y maintenant son quotient paradoxal d’universalité. Grande bourgeoise en rupture avec la superficialité de la société capitaliste, Ingrid Bergman donne à percevoir de manière éloquente la lumière spirituelle de son personnage – lumière trop vive et déroutante pour ses proches, qui ne trouveront d’autre moyen pour l’éteindre que de la faire interner. Refusant autant l’utopie marxiste d’un paradis terrestre que celle, plus dogmatique, des voies chrétiennes, elle offre à la sainteté laïque un rayonnement qui exprime différemment, avec une force inédite, la morale du néoréalisme.
5/6
Voyage en Italie
On peut considérer que Rossellini fait ici le compte-rendu minutieux de sa vie commune avec Ingrid Bergman. Pour lui, la réalité extérieure (Naples et le sud de l’Italie) et la réalité extérieure (les deux êtres formés par le couple opaque) sont indiscernables, ce qui implique l’étroit conditionnement des états d’âme par le paysage. Jusqu’au miracle final où ils ont la révélation d’une forme de grâce qui pourrait les sauver de leur angoisse et de leur ennui, l’auteur inscrit le cheminement des amants en sursis dans la découverte presque topographique d’un passé qui fait écho à leur histoire, et où les morts cheminent aux côtés des vivants. Mais cette confession filmée de l’aventure et de la dérive conjugales, pour fondamentale qu’elle soit dans l’histoire du cinéma et l’évolution de son expression, a du mal à m’émouvoir.
3/6
La peur
Un metteur en scène-expérimentateur élabore un protocole d’observation fonctionnant à partir de stimuli très précis et devant aboutir à l’aveu de sa femme infidèle. La métaphore est claire : on est invité à être témoin de la mise à nu de la part maudite fondant la relation du cinéaste avec son épouse-actrice. Nordique, sombre, perdu dans les brumes, loin de la lumière de
Stromboli ou de
Voyage en Italie, le film n’a rien de néoréaliste ni de lyrique. Par cette façon de semer les indices sans se faire voir, cette course contre le temps qui se métamorphose en spirale d’angoisse, cette duplicité constante du couple, il semble traduire l’obstination avec laquelle Rossellini tente de se mesurer à Hitchcock, comme s’il était jaloux de ceux que le maître avait réalisés quelques années auparavant avec Ingrid Bergman.
4/6
India
C’est en écoutant l’expérience de Renoir relative à la genèse du
Fleuve que Rossellini décide d’embarquer sa caméra pour un long voyage en Inde, à peine sortie du joug colonialiste et en pleine reconstruction politique et économique. Il en tire un film-reportage dont la structure épisodique semble passer en revue la multitude de castes, de peuplades, de classes et de religions qui forment le peuple indien. S’esquisse à travers l’entreprise comme l’utopie d’une histoire de l’humanité : en croisant les images du réel (la foule de Bombay, les éléphants de la jungle, la construction colossale du barrage d’Hirakud…) par des personnages de fiction éperdus, il offre un nouveau souffle à son inspiration et transmet à l’écran une curiosité, une attention, une générosité toujours renouvelées à l’égard de l’homme et de la nature.
4/6
Le général Della Rovere
Bertone, escroc faible et veule contraint par les évènements d’endosser un nouveau rôle, se voit soudain transfiguré en héros. D’abord aliéné par la guerre, la violence, la torture, il conquiert une autre conscience et choisit la dignité jusque dans la mort. Parce que l’écrivain catholique Diego Fabbri a participé à son scénario, on pouvait s’attendre à trouver dans ce film sur les faux-semblants d’un acteur-imposteur les résonances chrétiennes habituelles à l’œuvre chez Rossellini. Les thèmes du rachat et de la rédemption y sont en effet développés, et le protagoniste (superbement interprété par Vittorio De Sica) peut assurément faire penser à l’ouvrier de la onzième heure de l’Evangile. Mais le récit maintient jusqu’à sa fin une ambigüité humaine que valorisent la sobriété du style et la légèreté de l’écriture.
4/6
La prise du pouvoir par Louis XIV
Le cinéaste travaille ici dans une autre toute autre échelle, se faisant l’humble rapporteur des faits et gestes du passé, d’un homme appréhendé non dans ses inclinations provisoires mais dans sa continuité séculaire. Le désir d’édification y est retranché de toute emphase formelle et s’exonère des règles présupposées du spectacle en s’inféodant à une stricte reconstitution historique d’évènements célèbres (la mort de Mazarin, la construction de Versailles, l’arrestation de Fouquet par d’Artagnan…), sans suspense, sans effet, sans pittoresque. Pourtant cette re-création authentique d’une époque captive parce qu’elle éclaire d’une lumière nouvelle le fonctionnement d’un monde qui nous est étranger, et parce qu’elle nous fait accéder à la vérité intime et politique d’un roi en gestation.
4/6
Mon top :
1.
Allemagne année zéro (1948)
2.
Europe 51 (1952)
3.
La prise du pouvoir par Louis XIV (1966)
4.
India (1959)
5.
Rome, ville ouverte (1945)
À quelques exceptions près, je n’ai jamais réussi à adhérer totalement au regard et à la méthode de Rossellini. Je perçois bien ce que ce réalisateur a apporté au septième art, en quoi son langage a pu représenter quelque chose de très nouveau à son époque, mais sa sensibilité ne me touche hélas que par intermittence.