Nocturama (Bertrand Bonello, 2016)
Curieuse entreprise que ce coup de sonde donné par le cinéaste esthète au malaise contemporain, à une jeunesse minée par un sentiment collectif de détresse et de confusion. D’une certaine manière, le film permet à son auteur de tester ses propres limites : il éprouve sa tendance à l’abstraction, son goût des formes et des genres, sa faculté à élaborer des machines hybrides et sophistiquées, au contact d’une urgence et d’une angoisse qu’il se refuse à décrypter selon un mode strictement contextuel. Mais à trop fuir l’idéologie et le discours politique il finit par se les prendre en pleine face : en concluant sur un tract anti-flics primaire il se tire une balle dans le pied et, après la lourdeur de la métaphore consumériste, laisse planer des doutes sur sa maturité et son honnêteté intellectuelles. 4/6
Bianca (Nanni Moretti, 1984)
Titre trompeur, tant le personnage féminin n’est ici qu’un fantôme et le véritable sujet du film son auteur. Après une idée comique utilisée pendant une demi-heure (la description d’une école ultra-moderne où la névrose infantile des professeurs le dispute à l’outrecuidance des élèves), la trame zigue-zague entre plusieurs emprunts patauds (notamment à Fenêtre sur Cour), plusieurs registres plus ou moins hétérogènes (du policier à la comédie de mœurs) pour dresser le portrait d’un homme en état de scission permanente, névrotique, lâche, vaguement compulsif, animé par une rigueur inquisitoriale et une totale intransigeance morale. La relative mise en ordre des matériaux ne compense pas l’impression d’inachevé qui émane de ce film sincère mais bien trop brouillon et approximatif. 3/6
Le syndicat du crime 2 (John Woo, 1987)
On reprend les mêmes et en recommence, en recourant aux artifices scénaristiques les moins scrupuleux si besoin (Chow Yun Fat était mort à la fin du premier : on lui invente un frère jumeau). Plus que jamais le cinéaste travaille en plein et en délié, en pause et en accélérations, selon une espèce de forme sinusoïdale où le calme et la tempête sont indissolublement liés. Il élargit également sa narration en développant une structure dramatique qui oscille entre Hong Kong et New York, multiplie intrigues et personnages secondaires, accentue une logique d’inflation qui voit une situation impossible se résoudre en huis-clos hystérique (le carnage final, grand moment de délire) et pousse le dosage du sentimentalisme jusqu’au seuil du mélodrame noir. Le tout est à la fois sincère, généreux et grotesque. 4/6
Nuit et brouillard du Japon (Nagisa Ōshima, 1960)
Lors du mariage entre deux militants d’un groupe d’étudiants communistes, les invités remuent leurs souvenirs et se livrent à un grand lavage de linge sale : l’occasion pour chacun de tenter d’éclaircir certaines zones d’ombre, d’exorciser de vieilles rancœurs, à défaut de solder les comptes. Construit sur de sinueux plans-séquences, le film analyse des attitudes contradictoires mais complémentaires (intellectuel-activiste, sceptique-fanatique, passionné-froid, conformiste-hérétique), mesure l’écart entre les positions dogmatiques et les exigences de l’engagement pour mieux refléter la conscience d’une génération en révolte. Aucun mouvement politique n’a de force s’il n’entraîne une subjectivité authentique : tel est le sens de cette réflexion amère et touffue sur le devenir de l’idéal révolutionnaire. 4/6
Comancheria (David Mackenzie, 2016)
Comme d’autres habiles transfuges du vieux continent se frottant aux genres-étalons du cinéma américain, Mackenzie se cherche pas à effacer les signes de reconnaissance inhérents à son matériau et flatte sans s’en cacher la propension du public à jouir d’un ensemble d’archétypes formels et thématiques auxquels il apporte, à défaut de nouveauté, une appréciable vigueur. La réussite humble mais réelle de ce polar westernien tient donc à la manière dont il se défausse de toute modernité sans apparaître archaïque pour autant et à dépasser les éléments folkloriques auquel il recourt (le marshall fatigué baragouinant dans son accent texan, les rednecks taiseux ou sanguins, les diners country et les vastes plaines poussiéreuses…) pour aménager un espace au commentaire social et à l’ambigüité psychologique. 4/6
Numéro deux (Jean-Luc Godard & Anne-Marie Miéville, 1975)
Godard découvre la vidéo et, s’amusant comme un petit fou, entérine l’effacement du cinéma par le programme, substitue à la cohérence d’un propos intelligible la morose prolifération du zapping et du chevauchement audiovisuel. Des dizaines d’écran télé rapportent le quotidien sordide d’un couple de prolétaires aliénés par leur condition, tel un documentaire ultra-laid et vaguement trash où des réflexions sur le viol social sont jalonnées d’inserts expérimentaux infantiles et de flasques saillies porno gonzo. Ce qui se voudrait une approche analytique du nouveau média dominant se résume, par cet art du nombrilisme abscons dont le cinéaste a le secret, aux états d’âme glauques d’un ouvrier qui l’ouvre pour ne rien dire et d’une chieuse qui n’arrive plus à chier. Tout cela est vraiment passionnant. 1/6
Frantz (François Ozon, 2016)
Ce qui aurait pu donner matière à une quête d’identité fertile en non-dits et en secrets élusifs devient, par son absence de trouble et d’aspérités, un portrait de femme placé sous le signe exclusif de la retenue. Parce qu’aucune de ses notes ne dissone par rapport aux autres, qu’il substitue à l’ambigüité attendue une transparence qui lime les enjeux jusqu’à leur faire perdre une part de mystère, qu’il privilégie une esthétique élégante et feutrée en accord avec son classicisme délicat et la pudeur sereine de ses sentiments, le mélodrame affiche tous les signes extérieurs d’une maturité conquise. On peut toutefois en regretter un certain manque d’engagement, de surprise et finalement d’intensité, tout en constatant encore à quel point Ozon est un infaillible pourvoyeur de jeunes talents féminins. 4/6
L’élégie d’Osaka (Kenji Mizoguchi, 1936)
Entre la cruauté d’un trajet observé froidement jusque dans l’abîme et la complainte affligée de qui ne peut accompagner ses personnages sans verser une larme, le cinéaste s’approprie un équilibre de ton et de registre qu’il ne cessera de perfectionner par la suite. Il raconte comment une jeune standardiste devient la maîtresse de son patron afin d’aider financièrement son père et son frère puis, après voir essuyé l’ingratitude des siens, est amenée à se prostituer en s’enferrant dans une spirale infernale. Mais si, en dénonçant l’exploitation de l’héroïne par ses amants et sa famille, en désignant l’argent et le sexe comme les vecteurs d’une déchéance sans rémission, le film annonce certaines constantes thématiques de l’auteur, il reste moins tenu, poignant et accompli que les réussites à venir. 3/6
La dame de tout le monde (Max Ophüls, 1934)
Le reflet est une constante de l’œuvre du cinéaste, qui regorge d’appliques murales, de rétroviseurs, de médaillons, de cristaux étincelants, caractéristiques d’un monde ne renfermant qu’alouettes à piéger. Mais le plus fascinant des miroirs que pût souhaiter d’apprivoiser sa caméra, pour en réfracter le meilleur et le plus durable, c’est peut-être la caméra elle-même. Voilà pourquoi cette commande tournée en Italie mais pleinement appropriée par l’artiste prend-elle pour cadre le cinéma, ses pompes et ses œuvres. En racontant l’histoire pathétique d’une starlette meurtrie par un amour désaccordé, abîmée par d’injustes scandales et victime malgré elle de son innocence, il cisèle un mélodrame dont la minutie formelle n’égale que la subtilité d’émotion. Une très belle réussite injustement méconnue. 5/6
Junior Bonner (Sam Peckinpah, 1972)
Sans changer d’optique ni de thématique, le réalisateur ponctuellement apaisé arrache son héros à l’attraction nostalgique du passé et à la contemplation complice de la mort. Traînant la patte de prime en prime, de bain de foule en bain de foule, son Jr Bonner est une rodeoman errant, de bref passage dans sa famille, qui affirme tranquillement sa victoire sur le conformisme et l’argent. Avec le talent rare qui consiste à voir les choses à hauteur d’homme, Peckinpah relit à sa manière les Misfits de Huston en en troquant l’amertume par un jeu nonchalant de discrétion et de mutisme. La force et la subtilité des liens qui unissent les personnages, la chaleur humaine, la bonté, l’humour qui émanent de cette chronique de l’intégrité contribuent à en faire l’un des ses films les plus beaux et émouvants. 5/6
Fahrenheit 451 (François Truffaut, 1966)
En s’emparant de la dystopie totalitaire inventée par Bradbury, fondée sur les idées d’une civilisation excessivement technocrate et d’un bonheur collectif obligatoire, Truffaut dénonce avec une sorte de fureur sarcastique et contenue la dictature d’une inquisition fantôme qui résorbe peu à peu, au nom d’une nécessaire uniformité du corps social, toute velléité individualiste. Anarchiste avisé, il fait l’apologie de la résistance rusée contre une autorité abêtissante et traite son sujet comme les rebelles narguent la dictature : il préfère au larmoiement pathétique, à l’homélie lourdaude ou au grand prêche solennel sur les dangers du progrès matériel une série d’élusions, de litotes, d’émondages, de dissonances qui, dans ses meilleurs moments, entraînent la fiction vers une rêverie bachelardienne des éléments. 4/6
Mariage à l’italienne (Vittorio De Sica, 1964)
Comédie à l’italienne surtout, mais hélas pas de la meilleure eau. Engagés dans une mauvaise pente manifeste, De Sica et Zavattini racontent sur vingt ans les perpétuelles volte-face amoureuses d’une prostituée napolitaine et d’un fils de famille veule qui n’assume jamais leur relation. Ce qui aurait pu être une satire sarcastique des bases morales de ce monde petit-bourgeois et du mariage qui en est le centre se réduit à une suite de résidus néo-réalistes coloriés en rose, rapiécés à coups de petits chantages sentimentaux maladroits et truffé de clichés assez éculés de roman-photo. L’ensemble recourt régulièrement à une vulgarité d’almanach flirtant avec la grivoiserie, une sensiblerie de mélo qui , malgré quelques instants d’émotion réelle, laisse une tenace impression de verre à moitié vide. 3/6
L’ange de la vengeance (Abel Ferrara, 1981)
Une jeune couturière muette, bien secouée par deux viols successifs, devient une nettoyeuse étonnamment sexuelle et abat au 45 tous les hommes qu’elle croise sur son chemin. D’une certaine manière Ferrara développe l’argument de Répulsion, mais à l’inverse de la Carol de Polanski, névrosée-passive, son héroïne transforme sa phobie du masculin en agressivité active. Coulant une situation archétypale de série B dans la forme hiératique d’un cérémonial barbare (avec un mémorable carnage déliro-hallucinatoire en point d’orgue), le film, quelque part entre Godard, André Breton et Clovis Trouille, est une longue vision paranoïaque au sein d’un Manhattan onirique et cauchemardesque, dont la laideur crue tend à dépasser l’impression de vérisme pour atteindre une forme particulière d’abstraction. 4/6
Hardcore (Paul Schrader, 1979)
D’un côté un monde calviniste, clos, feutré, provincial ; de l’autre L.A., capitale nocturne du vice et de la violence, dont l’abjection débouche sur la mort. En racontant le périple d’un homme bigot et intransigeant au sein de cet univers urbain traversé de néons, de silhouettes, de trafics sordides, perçu par lui comme une fosse à luxure d’où s’échappe une odeur de soufre infernal, l’auteur n’échappe pas à une sorte de révulsion fascinée pour le sexe et la dépravation. Mais il fait assez brillamment le constat qu’il existe en Amérique des moralités si différentes que leur compréhension mutuelle est impossible, tout comme il donne matière à réfléchir sur les liens complexes entre la pornographie et le puritanisme, sur la théologie d’une image dominant tyranniquement les êtres qu’elle présente et anéantit. 4/6
Juste la fin du monde (Mika, 2016)
Où le réalisateur, en délit manifeste d’excès de confiance, fait involontairement glisser l’apocalypse familiale vers le freak show outrancier. Avec ce festival de rancœurs et d’incompréhensions familiales, huis-clos artificiel asséché de toute émotion où vocifèrent une poignée de pantins grotesques, il semble considérer la crédibilité des caractères et des situations comme un paramètre négligeable. Entre la mère immature, la sœur envappée et le connard fini de grand frère (ascendant fou furieux), les acteurs paumés se dépatouillent avec un texte étouffant, impuissants à éviter le naufrage vaguement contrôlé auxquels mènent l’hystérie généralisée et la vulgarité de la mise en scène, deux flash-black neuneus sur soupe musicale venant parachever l’embarras. C’est ce qu’on appelle une belle sortie de piste. 2/6
Thérèse (Alain Cavalier, 1986)
Ce n’est pas la sainte que le cinéaste, athée convaincu, cherche à cerner dans ce portrait de la carmélite de Lisieux. Affranchie des roses saint-sulpiciennes, sa Thérèse accomplit les tâches les plus concrètes : lessive, cuisine, couture, assistance aux plus âgées. Elles et ses sœurs ne sont pas de purs esprits exultant sous l’habit conventuel mais des créatures de chair et de sang à la recherche d’elles-mêmes, dont le quotidien est restitué par le minimalisme d’un art maniériste, un dépouillement radical du décor, une nudité janséniste que traduit un cyclo gris perle analogue au fond des toiles de Manet. Ainsi Cavalier tente-t-il, en fixant la densité des visages et des objets, de nouer un contact direct avec ce qu’il peut y avoir de plus mystérieux dans l’extase ou la soumission mystique aux yeux du profane. 4/6
Barfly (Barbet Schroeder, 1987)
Du bar à la piaule, de la piaule au bar : tel est l’unique trajet de ces épaves imbibées dont la démesure se joue dans le double sens d’une réduction de l’espace et d’une expansion au quotidien de leur sereine rage de vivre. Ce qui les lie et fait consister leur univers, ce sont les rites sociaux, privés et intimes qu’ils s’inventent pour ne pas se laisser absorber et détruire par les autres. Ils préfèrent s’enfermer dans le vertige de l’ivresse, le cercle nécessairement vicieux de leur passion, de leur cérémonie plus ou moins secrète, choisir leur mode de destruction qui est aussi leur mode de vie marginale. En transcrivant à l’écran la prose écorchée et éthylique de Bukowski, le cinéaste a su éviter le sordide et l’apitoiement pour privilégier une forme de poésie en accord avec la folie héroïque de ces êtres-anges. 4/6
La désenchantée (Benoît Jacquot, 1990)
Trois jours dans la vie de Beth, adolescente de dix-sept ans dont l’existence chahutée oscille entre une mère clouée au lit, un petit frère dont elle a la charge, un petit ami qui la déçoit et un oncle abject qui achète son corps en échange des ressources qui feront vivre sa famille. Un pied dans la fable, un pied dans la chronique, le film cherche l’équilibre après lequel court son héroïne, en suivant un itinéraire moral et géographique qui épouse les circonvolutions de sa carte du Tendre, ses désirs absolutistes perpétuellement contrariés par la réalité. Si la forme mouvante et l’absence de mysticisme en marquent la différence, il y a quelque chose de bressonnien dans ce portrait d’une chrysalide en voie d’émancipation : même ténuité gonflante, même affectation littéraire, même naturalisme artificieux. 3/6
L’odyssée de Charles Lindbergh (Billy Wilder, 1957)
Pour évoquer l’exploit d’un des plus grands héros américains de l’entre-deux-guerres, Wilder a choisi de ne pas recourir aux trompettes de la grande épopée ni aux conventions du biopic hagiographique. Aucune mention à la vie privée de l’aviateur, pas de détail périphérique, zéro dérivatif : juste une relation objective (par le style, non par le point de vue) de l’évènement et de ses préparatifs, dépourvue d’emportement, d’ironie et de sentimentalité. La force magnétique du film s’en voit décuplée, qui associe dans un même mouvement exaltant la grandeur d’une idée fixe, les moyens humains déployés pour la concrétiser, et la fascination exercée par les "décrochages" d’un récit qui épouse la solitude, la fatigue, l’engourdissement, les problèmes concrets de la traversée. Un spectacle totalement captivant. 5/6
Et aussi :
Victoria (Justine Triet, 2016) - 4/6
Brooklyn village (Ira Sachs, 2016) - 5/6
Aquarius (Kleber Mendonça Filho, 2016)- 5/6