Mo’better blues (Spike Lee, 1990)
Lee semble faire muter son imagerie de la "blackitude" en la décapant, en lui donnant une dignité hollywoodienne. Tout ici respire son plaisir de filmer, sa virtuosité de styliste, son bonheur à s’ébrouer dans le glamour du spectacle : volupté tactile de la photographie, série de tons allant de l’orange au beige en passant par le rouge, jeu d’oppositions entre les couleurs chaudes (hot) et les couleurs froides (cool), transitions mélodieuses à la fluidité de poulpe. En résulte une ballade inondée de truculence et de sensualité, une chronique musicale faite d’ardeurs, de vitalité et de sentiments, tissée dans la chaleur douce des clubs, le cuivre doré des instruments et la carnation noire des peaux. Les deux heures fusent avec grâce, jusqu’à l’accélération assez folle d’une conclusion en forme de coda romanesque. 5/6
La vallée (Barbet Schroeder, 1972)
Thèse : plus rien à attendre de notre monde pourri. Les paradis verts et les peuplades primitives de la Nouvelle-Guinée vous apprendront donc ce qu’est la vraie vie, et si vous croisez un groupuscule hippie en mal d’horizons perdus et de vie communautaire, c’est le nirvana assuré. Antithèse : un Occidental blanc le restera et n’y peut rien changer, touriste à jamais, vache de Rousseau. Synthèse : à toi spectateur de conclure et de trouver ta petite vallée personnelle. Propos un peu court pour un film assez mou, vaguement ennuyeux, mais qui par-delà les mythes de Shangri-La cherche à écarter les pièges crispés de l’intériorité afin de renvoyer l’incommunicabilité entre les cultures, l’affabulation ou les chimères d’un idéal. C’est oublier qu’il n’y a pas d’engagement authentique sans idées claires et choix appréciés. 3/6
Les yeux clairs (Jérôme Bonnell, 2005)
À la douceur radieuse du Chignon d’Olga, le réalisateur oppose un tunnel ténébreux de non-dits et de refoulements qu’il faut vouloir arpenter pour percer la carapace du curieux psychodrame. Il cherche à faire partager l’intimité d’une jeune femme un peu folle n’ayant jamais vraiment quitté les rivages de l’enfance, et qui n’a pas la ressource de se protéger derrière les mots. Il en filme sans pathos les aspérités, prend le temps de l’intégrer dans l’impuissance du kloug familial avant de la lancer, lors d’une seconde partie plus hésitante, dans un voyage initiatique où la recherche du père se conjugue avec la rencontre amoureuse d’un bûcheron mutique. S’il évite le taboulé freudien par sa pudeur intimiste, le film devient alors l’un de ces road-movies exsangues dont se repaît parfois le jeune cinéma français. 4/6
Mickey one (Artur Penn, 1965)
L’histoire d’un individu traqué, play-boy à succès convaincu d’être poursuivi par les tueurs de l’Organisation pour avoir violé les règles du Syndicat. Il fuit, change d’identité, erre dans la banlieue lépreuse de Chicago, devient showman dans un cabaret. On peut lire son itinéraire paranoïaque comme un apologue kafkaïen filmé à la manière nerveuse de la Nouvelle Vague française, avec un style abrupt fait de brio et de ruptures, de perte de contrôle et d’emphase chaotique. L’auteur dit avoir voulu signifier la terreur de l’homme américain devant la menace atomique, mais c’est aussi le symbolisme complémentaire du harcèlement bureaucratique, des fonctionnaires du crime, de l’individu harcelé par des obsessions imaginaires qui transparaît dans cette œuvre délibérément fébrile et incertaine. 4/6
L'effet aquatique (Sólveig Anspach, 2016)
Anspach poursuit dans ce registre de cocasserie vaporeuse qui fait d’elle une attachante exploratrice de la comédie romantique, genre fortement balisé. Une fois de plus c’est dans la drôlerie des personnages secondaires que le film distille son meilleur suc (voir la maître-nageuse lubrique et mateuse, parfaitement décomplexée), dans la réinvention des situations archétypales qu’il puise sa fraîcheur et sa tendresse, et dans son absence totale d’orgueil – pour ne pas dire d’ambition – qu’il se préserve de tout excès signifiant. Reste que, coupé en deux parties inégales (la première étant la plus réussie) et construit à petits bouts d’enjeux aussi éphémères qu’improbables, il n’imprime guère plus que la marque d’un charme diffus, se volatilisant aussi rapidement qu’un courant d’air dans un fjord islandais. 3/6
Ténèbres (Dario Argento, 1982)
Faisant table rase de ses maniérismes les plus outranciers, Argento reprend le giallo là où il l’avait laissé et injecte un sang neuf à la trame classique de l’assassin psychotique qui règle ses comptes avec ses traumatismes par ses victimes, exutoires substitutifs de suicide. Le sujet s’intègre parfaitement au décor diurne, post-moderne et épuré de la riche bourgeoisie romaine. Le scénario rigoureux permet au cinéaste de manipuler son audience comme une girouette, d’inoculer une réalité dynamique dans une fiction où tout existe en latence. Et la mise en scène, comme circonscrite par l’enquête sur les pulsions du mal, témoigne d’une virtuosité technique qui ne met jamais son unité en péril. Autant de qualités faisant de cette symphonie macabre un des films les plus convaincants et maîtrisés de l’auteur. 4/6
La lectrice (Michel Deville, 1988)
Et si on jouait à… Deville est coutumier de ce registre dans lequel il a fait ses gammes, de ce sens du mouvement dans les images, de ce goût pour le coq-à-l’âne, les jeux de mots et les clins d’œil, de ces bulles de fiction qui s’envolent ou cheminent en toute liberté. Mais il y a chez lui un côté "petit docteur ès plaisirs" assez clinicien rendant l’univers clean de ses appartements, de ses décors, de ses costumes et de ses rues vides un peu factice. Tel un géomètre de l’insolite, un démiurge manipulant ses personnages comme autant de pions, il tente ici de célébrer les épousailles incompatibles du cinéma et de la lecture, du voir et du croire, du représenté et du rêvé. L’humour ambigu, la fantaisie ironique, la légèreté polissonne contrebalancent la sécheresse toute cérébrale de ce jeu de pistes guilleret et malicieux. 4/6
Calendar (Atom Egoyan, 1993)
À la recherche de l’identité perdue. Trois niveaux de conscience (le photographe, l’interprète, le guide) pour y parvenir, plus un jeu de miroir qui réfléchit goût du rituel, témoignage du "retour" en Arménie et traces d’une culture à réinterroger. Et tout au long de l’enquête, une poignée de questions costaudes pour thésards exégètes : que disent les images ? quels écrans font-elles naître entre les individus ? la normalisation dont elles sont un symptôme résiste-t-elle aux pulsions fantasmatiques ? Avec ce film-dispositif tourné en 16 mm, le cinéaste remet donc sur la table quelques unes de ses problématiques nodales, mais sans générer la moindre sensualité, le plus petit trouble, en les dénudant de toute chair et de tout mystère pour n’en conserver qu’un didactisme théorique. Bonjour l’aridité. 2/6
Bobby Deerfield (Sydney Pollack, 1977)
Avec ce film en dents de scie, contemplatif, déceptif, Pollack s’aventure sur notre vieux continent et y annexe un nouveau territoire romanesque. Pragmatique absolu arrivé au terme d’un processus de réification, le héros est un être en marge. Non de la société, puisqu’il est au centre du système américain, de sa spectacularisation forcenée, mais de la vie même, dont il s’est coupé pour alléger sa fuite vers l’avant et les sommets de la réussite. C’est par sa confrontation à la mort qu’il sortira de sa torpeur, se défera de sa carapace, renouera avec le sentiment et l’épreuve du réel. La love-story esquisse donc une aventure existentielle étrangement languissante, dépourvue de péripéties, presque inerte sur le plan dramatique, comme volontairement gagnée par l’aphasie intérieure du protagoniste. 4/6
S.O.B. (Blake Edwards, 1981)
Jadis un producteur affirma à Capra qu’il transformerait de la merde en confiture de rose. Cette formule convient assez bien à Blake Edwards, dont la démarche consiste ici à user de grossièreté et à étaler des tombereaux de vices, de sottises et de mauvais goût tout en les drapant d’un voile d’élégance. Vernis fragile tant s’agite la farandole hystérique de pantins, de salauds, de demi-sels et de faux-derches qui peuplent cette satire vengeresse contre Hollywood. Tiré à hue et à dia entre différents styles, l’ensemble peine parfois à joindre l’écorce, hétéroclite et désordonnée, et la substance, que l’on devine inquiète, sincère, lorsqu’elle n’est pas carrément morbide. Mais la tonicité burlesque de la charge, qui clame qu’il n’y a que le cul et l’amitié pour contrer le mensonge, lui assure une verve assez goguenarde. 4/6
Femme ou maîtresse (Otto Preminger, 1947)
Une fois de plus, le cinéaste active la figure du triangle amoureux et raconte la sinueuse prise de conscience d’une femme partagée entre deux hommes, l’un bon, discret, dévoué, sûr de ses sentiments et de ceux qu’elle lui porte, l’autre plus pressant, plus fanfaron, exorcisant dans leur relation échecs et responsabilité d’un mariage qu’il préfère fuir plutôt qu’affronter. Loin des stridences du mélodrame, il creuse un registre intimiste d’une belle acuité psychologique et dépeint des êtres complexes, ambigus, contraints de composer avec eux-mêmes. Pour atteindre les signes tangibles de la reconnaissance du bonheur, il faut savoir manœuvrer comme un tacticien, se défausser de ses chimères sur soi et sur les autres : chemin que ce film lucide et secret nous fait arpenter avec ses personnages. 4/6
The strangers (Na Hong-jin, 2016)
C’est une ombre gigantesque qui passe sur cette terrifiante histoire de malédiction, quelque chose comme l’haleine du chaos ou le frôlement de l’aile du cauchemar. Dans un geste d’une incroyable fougue créative, Na déverrouille tous les horizons possibles à partir d’un traditionnel cop-movie et orchestre un sabbat démoniaque fondé sur une logique d’accélération exponentielle : d’une hallucinante séance d’exorcisme à un tête-à-tête avec le diable en personne, chaque scène vient briser un peu plus notre capacité de résistance. Et si l’on en sort les bras aussi ballants, en proie à un tel vertige, c’est parce que l’on n’aura jamais lâché les tourments de personnages aspirés par le gouffre infernal, confrontés à une tragédie sans motif ni raison, un engloutissement progressif dans les ténèbres. Le plus grand film d’épouvante depuis longtemps. 5/6
La terre des pharaons (Howard Hawks, 1955)
Curieux péplum que cette introduction quasi ethnographique au règne de Kheops, dont l’obsession d’immortalité fut à l’origine du plus colossal chantier jamais accompli par la main de l’homme : la construction de la grande pyramide de Gizeh. Peu de place ici pour le folklore, le pittoresque, la fantaisie, une dramatisation réduite au minimum, et la dîme de moyens gigantesques consacrée à une description objective des lieux (plafonds bas, intérieurs éclairés par des torches, forme des colonnes), des valeurs, des croyances, des mœurs de la grande Égypte. Le film paye cette approche par une certaine sécheresse, qu’accentue encore le règne exclusif du machiavélisme, de la cupidité et de l’orgueil associé à l’exercice du pouvoir, mais sa rigidité et son relatif manque de souffle n’ôtent rien à son originalité. 4/6
À bout portant (Don Siegel, 1964)
Deuxième adaptation après celle de Siodmak de la nouvelle d’Hemingway, souvent mutilé, édulcoré, européanisé à plaisir. Ici les tueurs se découvrent et font découvrir les autres pions du puzzle par la trame d’une enquête à la logique implacable. Parce qu’ils ne se définissent qu’au fur et à mesure de leurs actions, le film rejoint une grande tradition éthique de la culture américaine : celui du courant behavioriste. Revolvers silencieux, violence froide et fonctionnelle des passages à tabac, couleurs posées à plat, par touches de dominantes métallisées (bleu électrique, rouge publicitaire, jaune mat), découpage sec, court, brutal : avec ce polar coupant comme une lame, Siegel décuple une angoisse qui prend racine dans la banalité du quotidien et exprime la fatalité qui pèse sur une réalité menaçante. 4/6
Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949)
Flaubert traitait d’un thème romantique comme un sujet trivial, en ramenant au niveau d’une aventure dégradante la poursuite de l’idéal. Avec cette remarquable adaptation, Minnelli obéit exactement au parti-pris contraire : il apporte à un sujet banal une ampleur lyrique, stylise le décor et magnifie les élans du cœur en travestissant la réalité par sa propre imagination. Adorable créature de keepsake, Jennifer Jones y incarne une Emma pathétique dont les chimères sont décrites en un luxe de détails et de mouvements (voir la superbe séquence de valse), et dont la déchéance est analysée avec une empathie sans complaisance, à la faveur d’une architecture romanesque en perpétuelle mouvance. L’intelligence de la mise en scène s’accorde ainsi brillamment à la sensibilité intérieure qu’elle exprime. 5/6
Le hussard sur le toit (Jean-Paul Rappeneau, 1995)
Ce que le rêve cinématographique de Jean Giono a perdu en épure, le film de Rappeneau le gagne en noblesse et en générosité artistique, atténuant sa portée métaphysique pour privilégier le mouvement et la fièvre romanesque. Les hameaux de Provence où la mort monte comme la marée, le chaos d’une région emportée par le choléra et sur laquelle planent des nuées lugubres de corneilles, le joueur de flûte donnant la sérénade à une foule en quarantaine, le soleil du Midi qui fait flamber les tuiles romaines et qui dore le raisin favorisent autant d’images unifiées par une constante sûreté de jugement, une égalité rythmique sans défaut. Elles garantissent la belle consistance de cette fresque fougueuse, capable d’exalter les grandes vertus et de substituer à l’académisme finesse et inspiration. 4/6
Jeanne la pucelle (Jacques Rivette, 1994)
Jeanne d’Arc est ici une gamine humble et farouche pétrie de sa mission divine, outrée par l’impuissance des puissants, traversée de cette authentique fierté que procure la conviction d’agir selon sa conscience. C’est le mérite de Rivette que de la montrer familière et rieuse, loin de tout mysticisme mortificatoire, de toute allégorie hautaine, vernie et statufiée. Le long d’une fresque austère qui refuse le spectacle pour consacrer la force d’une idée allant son chemin, elle s’enthousiasme, se révolte, s’abat, s’applique, sans que jamais pâlisse l’aura de respectabilité qui la garde. Vibrante et lumineuse, Sandrine Bonnaire offre son élan intime à un film qui aurait cependant gagné à être plus resserré, plus vif, et dont l’approche rigoureusement factuelle tient sans doute un peu trop du patrimoine revisité. 4/6
Macbeth (Roman Polanski, 1971)
Le comte de Glamis devenu roi d’Écosse par le meurtre et la trahison n’est pas seulement le bras qui accomplit l’acte sanglant, c’est un homme intelligent dont l’ambition, motivée par la prophétie, précipite la chute : l’antihéros polanskien par excellence. Le conflit entre illusion et réalité, l’isolement du lieu clos, les manifestations surnaturelles participent d’un même envoûtement morbide, d’une même logique de cauchemar claustrophobe. Apportant au classique de Shakespeare un hyperréalisme décrassé de toute enluminure mais d’une grande beauté plastique, le cinéaste plonge ses personnages dans un bain de sauvagerie sans rémission, les ensevelit progressivement au sein de ténèbres très terrestres, qui voit les paysages et lumières des Highlands rayonner d’une splendeur de désolation. 5/6
Les nains aussi ont commencé petits (Werner Herzog, 1970)
Révolte dans une maison de correction, où les pensionnaires – exclusivement des nains – se livrent à l’hystérie d’une mise à sac généralisée, exerçant contre tout et tous, y compris eux-mêmes, la fureur la plus irrationnelle. C’est comme si la parabole humaniste de Freaks était neutralisée, tordue par la noirceur grotesque du Buñuel de Viridiana : rien n’est expliqué des motivations sadiques et du déferlement de haine des personnages, tout attendrissement hypocrite est éludé pour ne laisser apparaître que des comportements aussi bêtes et méchants que ceux d’enfants ou d’adultes laissant libre cours à leur cruauté. Mais, sans en nier le courage et la pertinence, on peut ne pas goûter au crescendo de désolation et d’atrocité qui gradue cette fable dérangeante sur l’exclusion et les conséquences de l’oppression. 4/6
Correspondant 17 (Alfred Hitchcock, 1940)
En cette époque convulsée, les appels à l’engagement antihitlérien lancés par Fritz Lang trouvaient un même écho, une même teneur chez Hitchcock. Pour le cinéaste anglais, l’humanité n’est pas coupable de ne pas vouloir la paix mais de ne pas savoir la préserver correctement. Afin de dénoyauter une organisation dont les nazis utilisent les structures et le cadre afin d’assoir leur projet de domination, un reporter américain est embarqué dans une esquisse transeuropéenne de La Mort aux Trousses, qui accumule invraisemblances et morceaux de bravoure. Le plaisir que suscitent les acteurs (McCrea, Marshall, Sanders) et la relative ambigüité du propos (personnifiée par l’antagoniste, traître sincère et père aimant) atténuent les failles patentes de ce film peu rigoureux, à la fantaisie désordonnée. 4/6
Le piège (John Huston, 1973)
Le cinéaste renoue avec l’espionnage, lui applique un traitement neutre et maintient une distance narquoise entre lui et ses personnages, ou entre son récit et sa réalisation. Pas de place ici pour le manichéisme grossier qui entache le genre lorsqu’il illustre la lutte souterraine entre l’Est et l’Ouest : les rôles pourraient s’inverser, et parce qu’il l’analyse à son niveau le plus décanté, sinon le plus abstrait, le duel qui s’y livre est d’abord celui de l’intelligence et de la réflexion, jusqu’à ce que le principe d’incertitude et la passion annulent finalement, comme un coup de torchon balaierait un échiquier trop sage, un jeu régi par le calcul et la stratégie. La dimension dérivative et impersonnelle empêche le film de s’envoler réellement, mais le savoir-faire qui le traverse garantit d’un bout à l’autre l’intérêt. 4/6
Scandale (Akira Kurosawa, 1950)
L’auteur dit avoir voulu faire un film de protestation, directement lié à la montée de la presse au Japon et à son habituelle confusion entre liberté et abus. Son intérêt réside principalement dans le glissement qui s’opère du réquisitoire contre les dérives de la permissivité démocratique vers la fable morale sur le rejet et la honte de soi, avec comme enjeu central la reconquête difficile de la dignité par un personnage comprenant que chacun de ses actes l’engage et qu’il a des comptes à rendre à l’existence. Ici la métamorphose rédemptrice est affaire de combat intérieur mais aussi d’appartenance à un groupe (d’où ces belles scènes de chant collectif par lesquelles s’affirment la volonté d’une conscience) : le chemin est long pour assumer le regard de l’autre afin de se réconcilier avec soi-même. 4/6
House by the river (Fritz Lang, 1950)
Contrairement à Hitchcock, chez qui le double prend en charge la tentation ténébreuse et les pulsions meurtrières de l’innocent, Lang considère que chaque être humain porte le crime en lui. Démonstration en actes avec cet étrange film policier, nimbé d’ombres gothiques et d’éléments expressionnistes, tourné en chien et loup à la lueur des bougies et des lampes à pétrole, et qui développe une réflexion trouble sur la création, la mort, le mensonge et le fantasme. Écrivain raté présentant l’immaturité charmeuse d’un ado attardé, le protagoniste y embrasse avec délectation une pente maléfique et s’y laisse happer par les gouffres les plus noirs de sa conscience, dont le fleuve limoneux, charriant inlassablement ce qu’il dissimule de peurs, de saleté et de décadence morale, constitue le symbole transparent. 4/6
Le dieu noir et le diable blond (Glauber Rocha, 1964)
Dans le Sertão, la brousse aride du Nord-Est brésilien, un couple de paysans croise la route d’archanges en lutte contre une société féodale, barbares prophètes au mysticisme sanguinaire détournant la colère du peuple par les pratiques magiques et le délire verbal, hors-la-loi sauvages allant jusqu’à décapiter les pauvres pour ne pas les laisser mourir de faim. Recourant à une insistante imagerie héritée du moyen âge portugais, qui épouse les inflexions et les détours de la chanson de geste, Glauber Rocha critique et démystifie cette révolte et les légendes dorées qu’elle a engendrées. C’est du moins ce que l’on pense saisir de cette très étrange épopée buñuelienne, dont la théâtralité hystérique, la lenteur éprouvante, la radicale irréalité d’expression instaurent une distance qui rend vite totalement extérieur. 3/6
Le déjeuner sur l’herbe (Jean Renoir, 1959)
Renoir convoque à nouveau l’héritage des impressionnistes et laisse sentir plus que jamais la lumière, les couleurs, les formes et les mouvements de la nature : siestes sous les oliviers, frémissements des coteaux, frissons de feuillages ondulants, ruisseaux devenant torrents... Tandis que le pique-nique d’une brochette de bourgeois savoureusement croqués vire à la bacchanale, rythmée par la flûte d’un vieil ermite qui, tel le dieu Pan, affole les sens des convives, le scientifique apôtre de la fécondation artificielle s’abandonne à l’amour dans les hautes herbes avec une paysanne d’une appétissante sensualité (la bombe Catherine Rouvel). Difficile de résister au charme facétieux, à la rayonnante fraîcheur, à la fantaisie bigarrée, au panthéisme méditerranéen de cette comédie champêtre et dionysiaque. 4/6
Waking life (Richard Linklater, 2001)
Chez Linklater on marche beaucoup et on parle énormément. Ici ni le changement de méthode (une prise de vues rotoscopique consistant à "repeindre" par l’animation des dialogues filmés avec des acteurs en chair et en os) ni l’incursion dans un étrange fantastique onirique ne révolutionnent ces deux principes de base. La technique de filmage est parfaitement appropriée pour rendre la teneur irrationnelle de situations répétitives, incertaines, parfois vaguement inquiétantes, pour dessiner la quête d’un étudiant, peut-être mort dans un accident, qui s’enfonce dans un brouillard de rêves enchevêtrés au cours desquels lui sont expliqués des idées, des notions, des hypothèses spirituelles et philosophiques qui emportent le film assez loin des sentiers battus. Original et intrigant. 4/6
Et aussi :
A touch of zen (King Hu, 1971) - 5/6
La grande bouffe (Marco Ferreri, 1973) - 3/6