Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea - 1968)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Demi-Lune
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Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea - 1968)

Message par Demi-Lune »

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Un an après la révolution cubaine, Sergio, un intellectuel bourgeois aisé, décide de rester vivre dans son pays malgré l’exil de sa famille vers les États-Unis. Mais les bouleversements sociopolitiques viennent changer l’environnement et Sergio se trouve tiraillé entre un passé qu’il refuse et une situation nouvelle à laquelle il n’adhère pas.

Le film est ressorti dans une copie restaurée avec le concours financier, entre autres, du World Film Project de la Film Foundation et de George Lucas, et j'encourage vivement les curieux à se pencher sur cet essai, qui fait honneur à un cinéma cubain méconnu et qui fascine tout autant pour sa valeur de document historique que pour son souffle de liberté.

Ainsi que Martin Scorsese l'indique dans sa courte présentation du film, Mémoires du sous-développement n'est sorti aux États-Unis qu'en 1973, mais selon lui, personne n'avait vu rien de semblable auparavant. Il est vrai que dès les premières images nerveuses du générique, le style de Tomás Gutiérrez Alea électrise, même cinquante ans plus tard, et parvient à créer quelque chose de singulier et de personnel au-delà des influences tout de même très nettes du meilleur du cinéma européen de cette époque (France/Italie/URSS). D'un côté : le noir et blanc charbonneux, le rythme syncopé, les déambulations séductrices du personnage et ses apartés désabusés en voix-off, la trivialité des moments intimes, la résurgence mélancolique des souvenirs, etc, qui pourraient ressembler à un Huit et demi dépressif (comme le fait justement remarquer le papier de critikat) ; de l'autre, l'authenticité fiévreuse d'une caméra qui capte la vie de La Havane après la chute du régime de Batista, la conscience politique, la forme brute, tellement latine, et en même temps élégante, épatante, parfois saisie de ces spasmes qui faisaient toute l'urgence et l'inaltérable modernité de films sans frontières comme La bataille d'Alger ou Soy Cuba, justement. Les arrêts sur image? Le magma d'images d'archives qui s'invite dans la narration? Scorsese et Oliver Stone sauront s'en souvenir. Ah, qu'il est bon de redécouvrir ce cinéma moderne des années 60, si vif, si insolent, si inventif sur le plan des techniques de narration et de mise en scène. Qu'il est bon de mesurer à quel point les ambitions des auteurs semblaient alors n'avoir aucune entrave, que tout concourait au plaisir de l'élaboration visuelle et intellectuelle, avec ici, moins de dix ans après le renversement du pouvoir par Castro, et alors que les rues de Paris et de Prague sont en feu, un commentaire acerbe sur l'espoir de nouvelle société apporté par l'idéologie révolutionnaire/marxiste. Car ce "sous-développement" de Cuba qui obsède le héros, intellectuel embourgeoisé et europhile, ayant fait le choix de rester alors que ses proches s'exilent à Miami, n'apparaît pas être cet horizon à dépasser à une époque où le Tiers-Monde compte faire entendre sa voix, mais une sorte de fatalité molle, avec un peuple cubain passif, lézardant, batifolant, un peu primaire (la rixe du début, le mariage forcé)... une sorte d'hypocrisie des postures où Sergio, quoique lui-même oisif et attentiste, apparaît finalement être le plus lucide. Le "Líder Máximo", outre quelques portraits, semble d'ailleurs étrangement absent de cette chronique cubaine, comme si la révolution lui avait échappé. Nullement film propagandiste, Mémoires du sous-développement est une étrange chronique volatile, où les désillusions sentimentales du héros semblent résonner à une échelle métaphorique avec les incertitudes d'un pays qui joue son avenir. Le résultat est marquant.
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Jack Carter
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Re: Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea - 1968)

Message par Jack Carter »

Vu il y a quelques jours, je plussoie Demi-Lune, une excellente surprise :)
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
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Thaddeus
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Re: Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea - 1968)

Message par Thaddeus »

Même avis également. Un film remarquable qui dresse le portrait d'un Jivago de La Havane, intellectuel raté devenu commerçant, incapable de suivre en émigration sa famille bourgeoise qu'il méprise tout autant que d'accepter les changements autour de lui. Il cherche à s'évader dans l'amour, dans ses souvenirs, dans des méditations peu fructueuses, mais par son intermédiaire le récit présente une image différenciée et nullement idéalisée de son pays. Mémoires du sous-développement est un film d'une constante actualité dans le sens où on le perçoit comme très aux prises avec les soubresauts et les mutations idéologiques de son époque, de son contexte. Il aborde avec le maximum d'intelligence et le minimum de démagogie un sujet en rapport avec toutes les révolutions : l'intégration ou non d'un nanti au sein de celle-ci. Poussant à fond l'introspection de ce personnage, ses efforts de compréhension envers les évènements qui l'entourent, son inaptitude à s'y tremper réellement et, finalement, sa conscience d'être devenu étranger à sa propre patrie, Alea réussit une oeuvre "objective" au second degré (celui de son protagoniste).
Strum
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Re: Mémoires du sous-développement (Tomás Gutiérrez Alea - 1968)

Message par Strum »

J'ai trouvé le film remarquable également. En version courte : Une espèce de journal intime d'un bourgeois désoeuvré et intellectuel qui choisit de rester à Cuba après la révolution quand ses proches quittent le pays. Mi-fiction, mi-documentaire, le film épouse par sa structure le flux de conscience de son personnage principal et mêle images d'archives et d'actualités commentées en voix off, scènes de la vie quotidienne du héros désoeuvré et reflexions sur l'avenir du pays, avec des mises en abyme ponctuelles (le romancier/scénariste commentant le sous-développement de Cuba dans la scène de la table ronde ou encore l'apparition du cinéaste quand est évoqué le collage au cinéma). Gutierrez Alea film son personnage, qui a des faux airs de John Malkovitch, dans un beau noir et blanc, esquissant une union heureuse entre la vivacité cubaine, le cinéma de Resnais (pour ce qui concerne la voix off, l'utilisation des images d'actualités, les arrêts sur image, les allez-retours dans le temps de la mémoire) et celui d'Antonioni (pour la beauté du noir et blanc, l'observation distancié du quotidien, et ce personnage solitaire étranger dans son propre pays).
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