Tout va bien (Jean-Luc Godard & Jean-Pierre Gorin, 1972)
A priori on est sur le terrain connu de
Week-end et de
La Chinoise : Montand et Fonda y analysent leur histoire conjugo-personnelle au milieu de l’Histoire et du cataclysme de la civilisation pourrissante. La grève de l’usine Salumi décortiquée en coupe, le sac du supermarché traduisent le même maoïsme, type spontanéiste, que les précédents opus militants. Pourtant, s’il ne fait guère de doute que le cinéaste entend de nouveau dénoncer l’impossible condition du bourgeois de gauche, le disparate du style – Caprioli, marionnette ; ouvriers, silhouettes à la Duvivier ; le couple Lui-Suzanne, film psychologique français – révèle des incertitudes et des ambigüités et les métamorphose en signes d’une profondeur cryptée. Mi-examen de conscience mi-exercice brechtien, le film captive et stimule.
4/6
Crépuscule de gloire (Josef von Sternberg, 1928)
Emil Jannings, le dernier des hommes, est un vieillard bousculé et houspillé par une horde de bourreaux, un débris de la Russie tsariste abandonné au sein d’un gigantesque cloaque où la lutte de tous contre chacun est la règle, et qui a pour nom Hollywood. Dans
Mirages, Vidor concevait la figuration comme le point de départ d’une fiction, le premier pas sur le chemin de la gloire. Sternberg, foncièrement négativiste, propose l’itinéraire inverse. Il se livre à la description d’un double enfer : réaliste en dépit des apparences dans la cité du rêve, imaginaire à propos d’un évènement historique qui compare les préparatifs d’une bataille et ceux d’un tournage, détermine la capitale du cinéma comme une machine militaire, et souligne les ambigüités du jeu, de la politique et des sentiments.
4/6
The hole (Tsai Ming-liang, 1998)
Tsai est un cinéaste programmatique : pour faire un film il a besoin d’une base de données, d’un canevas minimal. Sachant qu’un trou s’agrandit entre deux appartements et qu’une épidémie se propage, combien de temps faudra-t-il pour que l’un des occupants rejoigne l’autre ? Dans cette HLM amphibie sur laquelle tombe une pluie incessante, et où l’apathie des émotions se mesure à l’échelle hygrométrique, l’angoisse millénariste trouve une solution dans des intermèdes musicaux saturés de couleurs kitsch et de gaieté forcée. À la désolation du vingtième siècle finissant, à la peur de la solitude, de la pollution, du manque d’amour, peut s’opposer une providentielle main tendue, la femme sauvée du naufrage, de la folie et de la bestialité par le voisin désiré : conclusion lumineuse pour une fable singulière.
4/6
L’année de tous les dangers (Peter Weir, 1982)
L’Indonésie convulsive de 1965, où à quelques jours du putsch communiste visant à renverser Sukarno, un gnome mystérieux et idéaliste se plaît à jouer les démiurges. Mabuse de poche à la Graham Greene, petit roi sans royaume prenant en charge le destin d’un Galatée mâle, il est le meilleur atout d’une intrigue où il reste pourtant secondaire. Car pour l’essentiel, le réalisateur s’en remet à un hollywoodianisme propre et carré, filmant aussi prudemment que son héros écrit, quelque part entre Lelouch et Costa-Gavras. De la love-story conventionnelle au happy-end bâclé, du mythe du reporter aventurier au boy-scoutisme un peu fade du récit, tout relève davantage du cliché touristique que du romanesque embrasé. Ce qui, pour un cinéaste d’ordinaire aussi subtil et perspicace que lui, est décevant.
3/6
Le fantôme (Friedrich W. Murnau, 1922)
Parce que ce film a été réalisé dans le sillage de
Nosferatu, il n’est surprenant d’y retrouver les motifs de la nuit fantasmagorique, de l’être spectral, de la façade fatidique (le palais de l’enchanteresse), de la lumière vacillante dans les ténèbres. Quant au héros, modeste gratte-papier qui tente d’oublier la médiocrité de son existence en se piquant de poésie, il est happé par les tourbillons de son inconscient et manifeste la sujétion de l’homme à ses démons intimes, son inaptitude à concilier libido et moralité, règles sociales et pulsions sauvages. Mais cette histoire d’une folie passionnelle vouée à la terreur aussi sûrement que le crime appelle le châtiment souffre d’un déroulé si conventionnel et accuse tant de longueurs qu’elle souffre de la comparaison avec les autres opus de l’artiste.
3/6
Sabotage à Berlin (Raoul Walsh, 1942)
Destiné à soutenir l’effort de guerre, le film raconte une histoire totalement invraisemblable, mais en pointer son manque de crédibilité reviendrait à critiquer l’extravagance des exploits de frère Jean chez Rabelais ou de d’Artagnan chez Dumas. Traversé par un sens assez formidable du récit épique, il crée, maintient, prolonge une tension dramatique en concentrant toutes les ressources possibles d’une technique maîtrisée jusqu’à son efficacité maximale : travellings avants ou latéraux démultipliant les déplacements, fondus enchaînés qui annihilent les temps morts, plans courts ne laissant jamais la monotonie s’installer. La complémentarité des acteurs vedettes parachève cette course-poursuit menée tambour battant, qui semble avoir intégré toutes les vertus du cinéma d’action le plus moderne.
4/6
Fureur apache (Robert Aldrich, 1972)
Âpre, sanglant et sans concessions, le film met à sac les clichés du western traditionnel (anti-indien) comme ceux du western moderne (pro-indien). Sa force est de remettre en cause le paradigme abstrait du bon sauvage, croyance qui n’est qu’un déguisement du racisme qu’elle croit combattre, et qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. En opposant la violence institutionnalisée et ritualisée des Apaches, liée à une sorte de théorie des climats, aux certitudes théoriques des Blancs, fondées sur un humanisme chrétien, Aldrich questionne la fonction même de la cruauté et exige que le regard se défasse des stéréotypes. Problématique creusée de façon très physique tout au long d’un jeu du chat et de la souris qui exploite brillamment les espaces ouverts, les manœuvres tactiques et les rapports contradictoires.
4/6
La fille seule (Benoît Jacquot, 1995)
Le scénariste Cesare Zavattini suggérait, comme acte suprême d’humble confiance dans la réalité, qu’on filme quatre-vingts minutes consécutives de la vie d’un homme. Jacquot assume radicalement ce partis pris à travers une journée ordinaire dans un grand hôtel parisien, sa succession de menues brimades, de bassesses vénielles, de cruautés feutrées. L’exactitude clinique du constat et la fluidité avec laquelle la caméra accompagne cette initiation négative concourent à la libre et haletante inscription d’une jeune femme dans l’univers du travail, du temps vrai. Quant à la gracieuse Virginie Ledoyen, elle impose un somnambulisme habité et apporte une belle épaisseur à un personnage qui glisse vers l’indifférence et s’inflige une espèce de dépersonnalisation pour ne pas subir la morsure de l’existence.
4/6
Sauvage innocence (Philippe Garrel, 2001)
Une fois de plus, le cinéaste jette un pont au-dessus du vide que jettent à jamais certaines absences. Il évite ici les voies balisées qui menacent de l’entraîner dans les impasses du psychologisme lugubre et de la métaphore poids lourds sur les liaisons adultères entre le réel et sa fiction, et recourt au film dans le film afin de révéler la fêlure ontologique des personnages et leur cheminement inéluctable. Celui d’un manipulateur des ombres concluant un pacte faustien avec un ténébreux dealer : obnubilé par le désir de tourner l’histoire d’une précédente liaison, il n’est alors plus que le témoin aveugle du naufrage de sa présente compagne (fragile et émouvante Julia Faure). Le dépouillement désarmant de ce requiem intime touche comme une sanglot retenu qui, sans colère, éclate enfin.
4/6
La chevauchée sauvage (Richard Brooks, 1975)
Comblant une étape intermédiaire et complétant une peinture néo-industrielle de l’Ouest, le film se déroule significativement au début du XXème siècle et décrit l’après de la conquête, la disparition du cow-boy, la fin d’une aventure devenue spectacle dont les signes pervertissent la signification sans en altérer l’apparence. L’action suffit ici à exprimer le sens, l’image en dit autant que le dialogue, même si le réalisateur ne peut s’empêcher de vouloir expliciter (les ralentis) ou si le récit s’en remet parfois un peu trop à sa stricte fonctionnalité. Et bien que l’humanisme idéaliste de Brooks se teinte de scepticisme, sa célébration sans emphase de l’amitié, de la solidarité, de la loyauté, de l’amour des hommes, de la terre et des chevaux, offre son charme à ce western mâtiné, truculent et sincère.
4/6
Tout de suite maintenant (Pascal Bonitzer, 2016)
Avec son écriture affûtée, son savant réseau relationnel et ses répliques comme des flèches acérées, le film rappelle que Bonitzer fut d’abord scénariste avant d’être réalisateur. Ce savoir-faire éprouvé concourt à faire passer la pilule d’une vision assez convenue du monde impitoyable du capitalisme sauvage. Il jette également un semblant de nuance sur un petit théâtre de la méchanceté, de la bassesse et de la mesquinerie, un jeu assez sinistre de l’humiliation généralisée où les vieux, dépressifs, salauds, névrosés, cultivent leur dégoût de soi en entretenant leur mépris des autres, et où les jeunes, naïfs et ambitieux, essaient tant bien que mal de rester intègres en morale et en amour. Sans convaincre pleinement, et même avec l’impression de l’avoir vu cent fois (en mieux), le tableau social accroche.
3/6
Les félins (René Clément, 1964)
Au départ, un scénario assez invraisemblable de type série noire à base de gangsters très méchants qui disparaissent puis reviennent, de jolies filles qui ont l’air bête mais sont malignes comme des chouettes, de jeune premier qui semble intelligent mais s’avère le dindon de la farce, de tiroirs secrets, de malles à double fond et autres miroirs sans tain. Deux hommes-objet dont l’un prendra malgré lui la place de l’autre, deux femmes orchestrant de machiavéliques machinations : une vraie salade niçoise, à laquelle Clément apporte une sorte d’énorme plus-value baroque, refusant le jeu de l’économie et creusant toujours les implications de l’affaire, quelque chose comme un suspense grinçant et absurde autour de la liberté illusoire, de la hantise de la claustration, de l’individu prisonnier de son destin.
5/6
Top 10 Année 1964
Le monde de Dory (Andrew Stanton & Angus MacLane, 2016)
Il suffit de quelques secondes pour être conquis par les personnages de cette suite-remake, et d’à peine plus de temps pour comprendre qu’elle ne sera pas à la hauteur du premier volet. Car à s’en remettre avec une facilité un peu roublarde à certains automatismes, à limiter les risques au profit d’une écriture frisant la paresse (le recours aux flash-backs qui assaillent l’héroïne amnésique pour faire avancer l’histoire), les réalisateurs accouchent d’une aventure sur courant alternatif, mais dont la canonique sensibilité garantit néanmoins un vrai plaisir. Vertu constante du studio qui, même lorsqu’il flirte avec la sensiblerie ou gratte un sillon déjà bien creusé, parvient à séduire par la cocasserie de ses situations, le développement de ses thématiques, et sa faculté à les structurer dans des couches sous-jacentes.
4/6
Le choix du destin (Paul Verhoeven, 1977)
Aux commandes de la production la plus imposante procréée jusqu’alors par le cinéma néerlandais, le réalisateur lisse sensiblement son inspiration et rassemble dans un cadre qui lui est cher tous les ingrédients romanesques de ce qui, pendant trop longtemps, ne relève que d’un téléfilm de luxe. Amitiés contrariées, destins ballotés par l’Histoire, trahisons, relances et retournements dramatiques, louvoiements de l’intégrité et de la compromission… Rien ne manque à cette fresque moins réaliste que rocambolesque, si ce n’est l’essentiel : l’ironie cinglante, le goût du clair-obscur, l’ambigüité constitutive formant une vision du monde d’ordinaire imperméable aux conventions. La dernière heure a beau retrouver en partie cet esprit, il faudra attendre
Black Book pour voir le grand film sur le sujet.
3/6
Film d’énergie, de rythme, de jeu sur un prétexte infime, film faisant en somme toute une fiction d’un rien. Becker donne ici une vraie équivalence à la comédie américaine enlevée, tonique, pétillante, celle notamment de Lubitsch. Pas d’archétype ni même de vision sociale, plutôt une attention exacte au langage des personnages, au monde dans lequel ils vivent, une précision d’entomologiste fondée sur des objets (un gilet, une robe à la mode), une temporalité de la structure et non du style (cinq petits actes répartis entre l’appartement et la luxueuse résidence de l’oncle). Et pour brocher la satire malicieuse des mœurs bourgeoises à l’amour triomphant de ses jeunes héros après leur brouille d’un soir, rien de tel que ce côté cancanier de la vie, dont le cinéaste sait fixer le cours par pur plaisir de cinéma.