Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Strum
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

J'ai ressemblé mes idées sur le film pour en écrire une critique (que je viens de poster sur mon blog) - la voici pour les amateurs (et pour redonner envie, qui sait ?, à Demi-Lune de voir enfin le film).

Série des films-mondes.

Andreï Roublev : le film-monde d'Andreï Tarkovski

En Russie, au début du XVe siècle, Andreï Roublev, jeune et innocent peintre d'icônes touché par la grâce, quitte son monastère pour aller peindre la cathédrale de l'Annonciation de Moscou. Chemin faisant, il découvre le monde et fait l'expérience du mal. Voilà le résumé que l'on donne généralement d'Andreï Roublev (1966) d'Andreï Tarkovski, qui non content de ne pas rendre justice au film, décourage parfois les esprits curieux par son caractère général. Pourtant, sur ce canevas classique du récit d'apprentissage, Tarkovski a réalisé l'un des films les plus extraordinaires de l'histoire du cinéma, une toile de maître en noir et blanc où des observations sur l'art, le libre arbitre et le mal s'incarnent en images d'une puissance visuelle et d'une vérité expressive peu communes.

C'est le contraire d'un film d'idées, d'un film théorique. Ici, le verbe se fait vraiment chair, dans la chair des images. Ce miracle de l'incarnation se déroule sous notre regard : il est filmé par Tarkovski. Selon le christianisme, le principe esthétique de l'incarnation est au coeur de l'art, mais je peine souvent à y percevoir autre chose qu'un principe abstrait, en particulier dans l'art du Moyen-Age. Avec Andreï Roublev, au contraire, grâce à la magie de sa mise en scène, je "vois", je crois aux images. Le film est divisé en petits chapitres, chacun se suivant selon un ordre chronologique et illustrant le cheminement d'Andreï dans le monde. Si l'on excepte le prologue (une parabole), le début du film est assez austère et fait la part belle au dialogue. L'incarnation des mots dans les images a lieu sans crier gare, lors du quatrième chapitre : La Passion selon Andreï. C'est là que le film commence véritablement. Andreï y discute avec son maître, Théophane le Grec, de la violence de l'époque, qu'il ne comprend pas, et du peuple russe. Ils sont dans une forêt auprès d'une rivière. C'est une discussion de roman russe ; plus précisément, c'est une variation autour de la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski. On connait l'argument que fait valoir Ivan Karamazov lors de sa discussion avec Aliocha : l'humanité est si mauvaise que si Jesus revenait sur Terre, il serait crucifié de nouveau. Théophane fait sien ce point de vue en affirmant que le peuple russe est ignare et bête, qu'il est la lie de la terre : il a abandonné Jesus, il le crucifierais de nouveau s'il en avait l'occasion et il mérite la violence exercée contre lui. Andreï s'oppose à cette vision du monde et lui répond. Alors qu'il parle, ses mots se transforment soudain en images ; ils s'incarnent en une nouvelle parabole d'une telle beauté formelle qu'elle nous oblige à abandonner les armes du rationalisme en laissant l'émotion que l'on ressent nous guider, à croire aux images. Voici ce que nous voyons, alors que la réponse d'Andreï continue en voix-off : un homme porte une croix sous la neige suivi par des gens en guenilles ; au fond, on voit un village, divisé en parcelles carrées ; c'est comme si le tableau Chasseur sous la Neige de Bruegel s'était animé. L'homme est crucifié ; mais ce n'est pas Jesus : le crucifié représente le peuple russe que Jesus a abandonné. La superbe musique de Viatcheslav Ovtchinnikov, un choeur élégiaque, porte toute cette séquence. A partir de ce chapitre, c'est par l'image que les doutes et les questionnements existentiels d'Andreï sont formulés. Le chapitre suivant, qui montre une cérémonie païenne ayant lieu dans une forêt de conte russe où dansent des torches et des lucioles illuminant la nuit, est visuellement sublime, avec un noir et blanc donnant l'impression d'un voile lumineux déposé sur l'écran par une caméra aussi agile qu'un esprit volant : Andreï y rencontre la tentation de la chair. C'est ensuite le scandale de la violence et du mal qu'affronte Andreï. Le Grand Prince Vassili Ier et son frère s'embrassent mais leur baiser est mortel et leur guerre fraternelle libère une violence effroyable sur le monde. Pourtant, Andreï refuse de croire cette violence consubstantielle à l'homme, il refuse l'art officiel, il refuse de peindre une fresque du jugement dernier, il refuse de juger et de condamner les hommes et de ne plus croire à la dimension spirituelle de l'individu. Des peintres ont les yeux crevés, la ville de Vladimir est livrée aux Tatars qui la mettent à sac, au cours d'une prodigieuse séquence pleine de bruits et de fureur, où la caméra s'envole dans le ciel et semble prendre le point de vue de Dieu. On en sort tétanisés, le spectateur aussi bien qu'Andreï, lequel ayant tué un homme pour défendre une jeune fille fait voeu de silence, qui est l'expression de son désespoir (car, pense-t-il, ce que je peins ne reflète pas ce monde violent que je vois et comment un art pur pourrait-il être créé par ce corps corrompu qui est le mien, moi qui viens de tuer et ne suis pas mieux qu'un autre ?). C'est l'art qui le sauvera, l'art que possède dans ses mains un jeune fondeur de cloche crotté, et qui redonnera à Andreï l'espérance que le monde sera sauvé (si lui peut créer et me redonner la foi, alors moi aussi je le puis). L'art et les artistes sauvant le monde : voilà le thème et le projet d'Andreï Roublev.

Ces commentaires introductifs n'épuisent pas la beauté du film, ni n'expliquent entièrement son pouvoir de fascination. Dans Andreï Roublev, Tarkovski filme un monde d'eau et de terre. Les hommes et les femmes de son film en paraissent issus comme s'ils étaient faits de la texture même du limon, des alluvions des forêts et de la terre des campagnes. Les cadrages et les plans séquences du film sont si amples qu'ils finissent par nous envelopper, si bien que nous croyons nous baigner dans leur matière. Tarkovski est le cinéaste des plans d'eau et de limon, de ces images d'eau mouvante que l'on retrouve dans tous ses films, et qui bercent le spectateur. C'est comme si Tarkovski, en nous faisant voir ce limon et cette eau filante, nous rappelait notre nature malléable et changeante, toujours prête à faire une chose et son contraire. Il nous invite à voyager avec lui. En regardant ses films, nous avons parfois l'impression de nous dématérialiser en nous rapprochant de notre essence première et mouvante ; nous nous installons dans sa barque, qu'il guide sur des courants d'eau ; nous passons sur des tourbières, mais la barque ne s'y arrête pas et continue de glisser en un mouvement pur ; d'autres fois, la barque s'envole, et le bercement se fait aérien, sans que l'on sache à quel moment l'on est passé de l'eau à l'air. Car chez Tarkovski, la lumière est fluctuante aussi. C'est l'un des rares cinéastes à savoir aussi bien varier la luminosité dans ses plans séquences, faisant ainsi passer lors d'une même scène ses personnages (et nous avec eux) d'un monde à l'autre, du visible à l'invisible, du présent au passé, de la réalité au rêve. Quelque fois, ce passage d'un monde à l'autre se fait par le brouillard, d'autres fois par un simple contre-champ, ici par la lumière, là par la couleur (comme à la fin d'Andreï Roublev). C'est le cinéaste des brumes, des frontières mouvantes et du voyage. Comme aurait pu le dire Bachelard, Tarkovski fait passer le cinéma de l'état de mouvement contemplé à celui de mouvement vécu.

C'est peut-être parce que les images du film rendent compte d'une vérité intemporelle sur la nature changeante de l'homme qu'Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d'avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe. D'ailleurs, les costumes du film observent une certaine neutralité et les personnages sont vêtus simplement (c'est leur nature intérieure qui compte, pas leurs vêtements extérieurs), ce qui nous les rend plus proches. En 1962, lors du tournage du film, Tarkovski avait fait à ce sujet une déclaration qui me semble particulièrement intéressante, parce qu'elle est contre-intuitive (on part trop souvent du principe qu'on peut se contenter de reproduire ou d'utiliser des costumes et des décors d'époque pour susciter l'illusion d'historicité) : "Je ne me suis intéressé au style de l'époque qu'à un degré limité : les costumes, les décors, la langue, tout ce qui relève du détail historique ne doivent pas distraire l'attention du spectateur dans le simple but de lui faire croire que le film se passe réellement au XVe siècle russe. La neutralité des décors intérieurs, des costumes, des paysages et du langage me permettent de me concentrer uniquement sur ce qu'il y a de plus important". Pour Tarkovski, le "plus important", ce n'est pas le détail d'un costume, c'est l'incarnation de l'invisible ou du spirituel dans le plan, c'est l'idée que l'art peut sauver ce monde où vivent des hommes si malléables, c'est la première vision d'ensemble qu'un cinéaste a eu d'un film, dans le silence de sa chambre ou dans la fraicheur d'une nuit étoilée. On retrouve cette même leçon dans le beau livre que Tarkovski a écrit sur son parcours cinématographique, Le Temps Scellé. Il y souligne que la tâche la plus difficile d'un cinéaste est de rester fidèle à sa première idée, à sa vision d'ensemble. En restant en permanence soumis à un principe ordonnateur (à une vision d'ensemble) qui leur est supérieur, les détails du film qui sont de l'ordre de la représentation d'une époque (costume, décors, lumière) se fonderont naturellement dans un ensemble et trouveront alors leur cohérence. C'est en suivant jusqu'au bout ce principe d'ensemble, et en restant fidèle à sa conviction que l'art seul peut sauver ce monde, qu'Andreï Tarkovski a pu unir fond et forme dans les images d'Andreï Roublev et créer cette impression de voyage dans le temps, car c'est l'esprit qui compte et non la lettre de l'historien.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Andreï Roublev, sur ce prologue en forme de parabole où une montgolfière s'envole, quittant la terre, ses eaux et son limon, comme si son pilote refusait d'accepter sa propre nature, et s'écrase par conséquent au sol, sur ces plans de chevaux souffrant représentant la souffrance humaine, mais je crois en avoir assez dit. Il faut aller découvrir le monde d'Andreï Roublev par soi-même. C'est l'un de mes dix films préférés, l'un de ceux, selon toute probabilité (car il ne faut jamais dire "jamais" du fait de notre nature changeante, qui est la leçon même du film), que je chérirai toute ma vie. Le film fut censuré pendant vingt années par le pouvoir soviétique, qui craignait que l'on établisse des parallèles entre le temps de violence du film et la violence que lui-même exerçait sur sa propre population et qui trouvait contraire à la doxa communiste le point de vue de Tarkovski sur l'importance de l'artiste dans la société et la dimension spirituelle de l'homme. Andreï Roublev de Tarkovski ne fut projeté en URSS qu'en 1988, année de la canonisation du peintre d'icônes.

Strum
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Rockatansky »

Rien que ce film me fera acheter le coffret Blu Ray alors que tous les autres Tarkovski me font très peur.
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

Rockatansky a écrit :Rien que ce film me fera acheter le coffret Blu Ray alors que tous les autres Tarkovski me font très peur.
C'est le seul que tu as vu ?
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Rockatansky »

oui
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

Rockatansky a écrit :oui
Tu devrais quand même essayer de leur donner une chance, en commençant par Solaris puis Stalker vu tes goûts (et en gardant Le Miroir et Le Sacrifice pour le fin).
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Rockatansky »

Oui je suis régulièrement tenté, je pense que ce coffret sera la bonne occasion
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Major Tom »

Bravo pour ton texte qui donne envie de le revoir et dans mon cas, il le faudrait : sentiment curieux, si j'aime beaucoup Tarkovski en général (sauf L'Enfance d'Ivan), je n'ai jamais réussi à entrer dans ce film-là particulièrement. Rien à voir avec "j'aime" ou "je n'aime pas", juste "je suis passé à côté et je le sais". On peut aussi ajouter Fanny & Alexandre ou Les Gens de Dublin parmi les films qui me laissent étrangement froid, et d'ailleurs je me demande quelles sont les conditions idéales (en partant du principe que ça joue) avant de me lancer sereinement dans ce genre d'aventures (pack de bières et chips, pas vraiment). En tout cas ton très beau texte s'ajoute aux nombreuses précédentes éloges qui te précèdent et me donnent clairement le sentiment d'être passé à côté de quelque chose d'important. ;) Il faudra vraiment que je retente...
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

Major Tom a écrit :Bravo pour ton texte qui donne envie de le revoir et dans mon cas, il le faudrait : sentiment curieux, si j'aime beaucoup Tarkovski en général (sauf L'Enfance d'Ivan), je n'ai jamais réussi à entrer dans ce film-là particulièrement. Rien à voir avec "j'aime" ou "je n'aime pas", juste "je suis passé à côté et je le sais". On peut aussi ajouter Fanny & Alexandre ou Les Gens de Dublin parmi les films qui me laissent étrangement froid, et d'ailleurs je me demande quelles sont les conditions idéales (en partant du principe que ça joue) avant de me lancer sereinement dans ce genre d'aventures (pack de bières et chips, pas vraiment). En tout cas ton très beau texte s'ajoute aux nombreuses précédentes éloges qui te précèdent et me donnent clairement le sentiment d'être passé à côté de quelque chose d'important. ;) Il faudra vraiment que je retente...
Merci Major, si j'ai pu te donner envie de redonner une chance au film, j'en suis heureux. :wink:
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Alexandre Angel
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Alexandre Angel »

Dématérialisé toi-même! :mrgreen: :wink:
Plus sérieusement, c'est un bien beau texte qui permet d'aider à crever l'abcès du frottement au monumental, d'une manière générale. Du refus de l'intimidation.
Plus précisément, chacun voyant midi à sa porte, c'est le versant "machine à remonter le temps" que je retiens le plus. Il s'agit là d'un des pouvoirs d'émerveillement de l'art du cinéma que je chéris le plus. Je n'oublierais jamais Serge Daney disant (à moins qu'il citait quelqu'un), dans l'Itinéraire d'un ciné-fils, qu'il n'est nul besoin d'être un spécialiste du haut-Moyen-Age japonais pour comprendre, en visionnant L'Intendant Sansho ou les Contes de la Lune vague, que ce que l'on voit sur l'écran est vrai, que cela se passait comme ça. Je pense à cela quand je me remémore le sac de Vladimir par les Tatars et quand tu écris
Strum a écrit :qu'Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d'avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe.
Les films qui provoquent ce sentiment ne sont pas si nombreux. La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer pourrait y prétendre, Barry Lyndon aussi (il n'est pas mon Kubrick préféré pour rien).
Quant à la référence à Brueghel, elle est, si mes souvenirs sont bons, au cœur du Miroir.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Strum
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

Alexandre Angel a écrit :Plus précisément, chacun voyant midi à sa porte, c'est le versant "machine à remonter le temps" que je retiens le plus. Il s'agit là d'un des pouvoirs d'émerveillement de l'art du cinéma que je chéris le plus. Je n'oublierais jamais Serge Daney disant (à moins qu'il citait quelqu'un), dans l'Itinéraire d'un ciné-fils, qu'il n'est nul besoin d'être un spécialiste du haut-Moyen-Age japonais pour comprendre, en visionnant L'Intendant Sansho ou les Contes de la Lune vague, que ce que l'on voit sur l'écran est vrai, que cela se passait comme ça. Je pense à cela quand je me remémore le sac de Vladimir par les Tatars et quand tu écris
Strum a écrit :qu'Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d'avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe.
Les films qui provoquent ce sentiment ne sont pas si nombreux. La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer pourrait y prétendre, Barry Lyndon aussi (il n'est pas mon Kubrick préféré pour rien).
Quant à la référence à Brueghel, elle est, si mes souvenirs sont bons, au cœur du Miroir.
Moi aussi, j'attache beaucoup d'importance à cette impression de machine à remonter le temps. :) Elle s'applique aussi très bien aux Sept Samouraïs de Kurosawa, qui est un autre film-monde que j'adore et qui a l'air "vrai". Par contre, j'ai plus de mal avec Barry Lyndon. Esthétiquement, c'est un film très beau, mais je n'ai jamais réussi à m'intéresser aux personnages du film, à cause de la distanciation que crée la mise en scène de Kubrick (alors que dans Le Guépard de Visconti, autre film historique aux images somptueuses, les personnages paraissent vivre dans les décors et ont une épaisseur humaine qui m'émeut beaucoup).
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Demi-Lune
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Demi-Lune »

Strum a écrit :J'ai ressemblé mes idées sur le film pour en écrire une critique (que je viens de poster sur mon blog) - la voici pour les amateurs (et pour redonner envie, qui sait ?, à Demi-Lune de voir enfin le film).
Ah mais je trouverai un jour la force de dépasser la première demi-heure de ce film, je te jure. :)
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par bruce randylan »

Major Tom a écrit :Bravo pour ton texte qui donne envie de le revoir et dans mon cas, il le faudrait : sentiment curieux, si j'aime beaucoup Tarkovski en général (sauf L'Enfance d'Ivan), je n'ai jamais réussi à entrer dans ce film-là particulièrement. Rien à voir avec "j'aime" ou "je n'aime pas", juste "je suis passé à côté et je le sais". On peut aussi ajouter Fanny & Alexandre ou Les Gens de Dublin parmi les films qui me laissent étrangement froid, et d'ailleurs je me demande quelles sont les conditions idéales (en partant du principe que ça joue) avant de me lancer sereinement dans ce genre d'aventures (pack de bières et chips, pas vraiment).
Le grand écran ça aide déjà beaucoup par exemple. :)
Ou le futur blu-ray chez moi :D
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Strum
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Strum »

Demi-Lune a écrit :Ah mais je trouverai un jour la force de dépasser la première demi-heure de ce film, je te jure. :)
Dans ce cas, may the force be with you. :mrgreen: Et si tu as l'occasion de voir le film sur grand écran lors d'une reprise, ce n'en sera que mieux, comme le souligne Bruce.
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Thaddeus
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par Thaddeus »

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L’icône de la Rédemption


Vingt-quatre ans de la vie d'un homme, peintre et ascète au début du XVème siècle. Où l'amour et la croyance apprise au monastère d'Andronikov sont mises à l'épreuve de la division d'un continent qui n'était pas encore une nation. Andreï Roublev affirme sa conviction de la bonté du peuple, et que tous sont "une seule terre, une seule foi, un seul sang". Une seule foi ? Dans la Russie de l'époque coexistent la pratique des moines, la religion dure de Théophane le Grec qui vit solitaire et séparé comme les pères de l'Église, les renversements blasphématoires et carnavalesques du bouffon, et la fête des anciens slaves célébrant la venue de l'été et la déesse de l'amour. Un seul sang, encore que séparé comme les deux princes dont l'un, le cadet humilié, trahira en livrant la ville de Vladimir aux hordes tartares, qui ont remplacé les chevaliers teutoniques de l'Ouest comme danger majeur d’invasion. Longtemps, Roublev résiste au sentiment de dissension, il résiste à Kirill, pour qui Dieu a créé le pope et Satan le bouffon, il résiste en refusant de peindre le Jugement Dernier, qui ajouterait à l'aliénation générale au moment où le pouvoir aveugle ceux qui sont trop libres, les tailleurs de pierre. Au terme de trois heures en noir et blanc, Andreï Tarkovski donne au spectateur tout l'art du peintre ; et à cet art, d'un seul coup, toute la couleur du cinéma. Cette apparition provoque comme un tremblement de terre : c'est bien sûr une coda apportant à Andreï Roublev la sérénité lyrique qui lui semblait étrangère, en même temps qu’un adieu plein de regrets et de grandeur. Il fallait ces dernières minutes pour que l'œuvre révèle un optimisme jusque là caché et une morale de défi, cette sorte de preuve par neuf pour que soit indiscutable le triomphe du créateur. Les fondus enchaînés, les détails soulignés sur les icônes outragées par le temps trouvent enfin la Trinité, contemplée d'abord par le bleu des tissus puis d'un seul tenant, Trinité en laquelle Tarkovski voit l'expression majeure d'un idéal de fraternité, d'amour et de sainteté. Ainsi s’achève l’ode humaniste qui aura porté la méditation poético-plastique du cinéaste à sa plus haute plénitude.


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Un peintre, à l'écran s'entend, ce n'est pas un contorsionniste évoluant sous le plafond de la Chapelle Sixtine, ce n'est pas non plus un monsieur dont on surprend le coup de pinceau de l'autre côté d'une vitre ou par-dessus son épaule, alors que quelques minutes en tête-à-tête avec les Demoiselles d'Avignon en apprennent autant sur son mystère. Un peintre ne saurait non plus se réduire à une ressemblance surprenante entre le monde dans lequel il vit, ou tel qu'il le voit, et ce que ses toiles proposent. Andreï Roublev relève d'une autre idée, à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus riche : l'affrontement d'une réalité historique et d'une sensibilité personnelle dont l'œuvre constitue la synthèse, et non l'addition ou les reflets. Avant de donner à voir le miracle de la création, Tarkovski devait faire la chronique d'une époque et raconter une aventure intérieure. Une chronique avec ce que cela suppose de discontinu, de fragmentaire, pas parce que cette période et la vie du personnage ne sont connues que de façon très incomplète, mais car la réalité dépeinte est extérieure au héros, qu’elle lui est imposée, l'agresse et le meurtrit, qu’il la subit sans que jamais il puisse agir directement sur elle. Ces moments sont arrachés à l'histoire de la vieille Russie, non aux "Mémoires" littéraires qu'aurait pu écrire Roublev. Ce dernier est d'ailleurs souvent absent, pas pour de simples interludes de mise en situation ou d'explication, mais pour des temps dramatiques très forts, chargés, indépendamment de lui, de leur propre signification, à l’instar de ce prologue stupéfiant où un aéronaute, Icare russe du temps d’Ivan le Terrible, avec quelques siècles d'avance donc sur Pilâtre de Rozier, s'envole, conquiert le ciel pendant un instant avant de se tuer en se fracassant sur le plancher des vaches. Si Roublev est souvent le témoin des faits, l'image que l’on en a ne prétend pas être la sienne. Elle est celle que le cinéaste historien crée et impose. Confortable comme un galop cosaque et légère comme un chant sacré, l’œuvre évolue sans cesse sur deux plans, le réaliste et le symbolique, sans que jamais la thèse étouffe le naturel de la narration.

Parallèlement à la suite des événements, que le sens du rythme et du cadre comme la matérialité des présences transforment en fables mythologiques, court masquée, comme occultée par eux, une autre ligne dramatique, de celles qui auraient suffi à faire un film psychologique classique si elle avait été suivie de bout en bout. L'intransigeance aboutit à l'impuissance artistique, l'amour de tous les semblables débouche sur le meurtre qu'il est impossible d'empêcher ou de ne pas commettre, le silence devient refuge. La réussite d'un jeune garçon qui s'improvise fondeur de cloches relance le défi créateur. Le désir et l'action, l'individu et l'Histoire peuvent alors se rejoindre. Mais ce n'est pas cette moralité optimiste qui seule ici compte, c'est aussi et surtout l'attitude de Tarkovski à l'égard de son protagoniste. Avant que cette crise aboutisse à la prison du mutisme et de l'inactivité, il choisit de le montrer soit discourant, soit en proie à l’ardeur d'une révélation. Ses paroles sont autant de professions de foi en l'homme, en l'art, que le réalisateur reprend à son propre compte. Ses vertiges devant la cruauté, la mort injuste, le désir sexuel, sont magnifiés par la beauté extrêmement composée de l'image, la violence inattendue des plans, le souffle d’une exceptionnelle puissance qui les anime. Que Roublev parle ou souffre, le réalisateur s'identifie à lui. Il tire sa propre démarche de celle du peintre et y trouve sa justification. La Trinité devient le signe de l'accomplissement non plus de Roublev seul, mais aussi de Tarkovski, comme si le vieux moine peintre d'icônes, qui avait en commun avec lui l'amour de sa terre et des hommes, avait réussi par-delà les siècles à transmettre son secret au cinéaste. Mais celui-ci n'est pas dupe : le secret reste à réinventer, à chaque fois, et par chacun. C’est ainsi qu’il exprime la grandeur de l’humble combat mené par Roublev pour dissiper les ténèbres de son époque et laisser à ses semblables un message d’espérance. Et c’est à ce prix seulement que s’accomplira la prophétie dostoïevskienne selon laquelle la beauté sauvera le monde.


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Car Roublev traverse son temps en proie au doute, refusant de céder aux canons officiels, préférant maculer de boue le mur blanc d'une église plutôt que de la peindre comme il ne l'entend pas. Ses exigences artistiques et culturelles sont celles des réfractaires à l’obscurantisme jdanovien. Il rejette les règles de sa confrérie car il souhaite décrire les douleurs de son peuple, l'arbitraire, l'injustice, la misère. Il veut d'un art en rapport avec la réalité humaine, qui s’interroge, qui libère, qui conteste les dogmes. Son apprenti Kirill, allant demander des leçons de peinture à Théophane, le surprend tranquillement couché sur un banc, méditant-rêvassant sous les voûtes d'une cathédrale tandis que, sur le parvis, un saltimbanque est ignominieusement supplicié. Roublev repousse le culte de la personnalité et s'oppose farouchement à Théophane qui, lui, se satisfait qu'on crée pour Dieu, non pour les hommes. Andreï ne pactise pas avec l'enfer. Mais la problématique de Tarkovski ne s’arrête pas là : une foi résolue sa crise personnelle, une fois rompu le vœu de silence, Roublev se retrouve confronté à ses problèmes d’avant. Lui aussi a peint un monde idéal, d'espoir, d'amour et de clarté, un monde à venir dont le cinéaste fait tout pour persuader le spectateur qu’il sera terrestre, et qu’il a représenté en se conformant aux nécessités idéologiques d'une orthodoxie. Il n'exprime pas le poids insupportable de la vie qui est la sienne, mais cherche la graine de la foi chez les hommes de son temps. Il se fait porte-parole, porte-lumière, et le cinéaste affirme à travers lui la vocation de l'artiste-phare, du poète-voyant. Même s'il s'est tu longtemps, même s'il a "péché", il est resté l'homme d'une église. Il est montré comme un créateur libre de refuser les thèmes qu'il conteste, d'incliner selon son inspiration ceux auxquels il croit, ou de ne pas peindre du tout. Le jeune fondeur, en revanche, établit son œuvre au creux d'une ruse, d'un combat constant avec les pouvoirs. Complémentaires, l’un comme l’autre nourrissent cette réflexion vivante et "soufferte" sur la vocation de l’art au bien qui sous-tend le film entier.

Tarkovski plaide ainsi pour les vertus de l'imagination, du rêve, de l'audace, contre les calculs, les règles, les prudences de la bureaucratie, rogneuse d'ailes. Combien de poètes le régime soviétique n'a-t-il décapités ? On peut y songer en voyant tituber les tailleurs de pierre dont le prince fait crever les yeux une fois leur tâche achevée. Le cinéaste ne triche pas avec la dialectique de l'art et du pouvoir qu'il retrouve, cruellement, au sein même de l'activité créatrice. Il l’enrichirait même plutôt en contradictions. Ainsi le fondeur n'hésite-t-il pas à faire appel au bras séculier, à la police du seigneur quand ses ouvriers épuisés refusent d'appliquer une couche d'argile supplémentaire sur le moule. Pas d'accouchement sans douleurs ni injustices : l'artiste serait-il tenté, par la logique même de l'œuvre, de se comporter en tyran ? L'énorme chantier mis en place pour la fusion de la cloche, les troupeaux humains qui s'y agitent, tiennent à la fois d'un hymne collectif à la joie de créer et des bagnes staliniens. La liberté de l'art n'est pas une chose simple et Tarkovski ne la simplifie pas. Mais pour faire le procès d'une dictature intellectuelle qui, avec ses doctrines et ses oukases, ignore, nie ou écrase les puissances de la vie (la sève et la terre, l’amour et le sexe), il se fait le chantre d'un spontanéisme, d'un vitalisme qui sont aux frontières du mysticisme. Il exalte l'inspiration, célèbre le hasard, valorise l’intuition (la bonne argile découverte lors d'une chute et d'une glissade, l'alliage composé au petit bonheur…). Il emprunte à Dokjenko le cheval comme symbole de la terre et de la vie. Il pétrit la glèbe, multiplie les images d'arbres et plus encore de racines. Quand l'iconostase de la cathédrale de Vladimir a été brûlée, elle évoque à s'y méprendre une forêt de bouleaux. Au dénouement, le tonnerre éclate et la pluie ruisselle. La peinture redevient boue, l'icône bois, et la nature se réinstalle. L’insistance de Tarkovski à filmer des éclaboussures, des écorces, des feuillages, du limon, des choses vues de très près dans un film dont l'espace est par ailleurs constamment dilaté, ouvert sur des perspectives cosmiques de forêts et de fleuves, relève d’une contiguïté avec son discours sur la création : c'est de la terre et de l'eau que le peintre tire la matière de son œuvre. Une création qui n’est pas montrée comme éternelle, soumise à l'usure des éléments, mais qu'il suffit au cinéaste de privilégier pour qu'ils soient réinvestis culturellement, dans un cycle naturaliste sans fin.


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Sur le plan formel, Andreï Roublev occupe dans l’œuvre de Tarkovski une place opposée à celle du Miroir, film de l'intérieur de la peau, du cœur et du cerveau, où l’auteur racontera la vérité intime de ce qui paraît ailleurs comme message, comme discours, et selon une approche toujours parabolique. Le récit avance sur de larges tableaux, et son cadre est mis en abyme dès la séquence du bouffon par le rectangle allongé qui désigne et cerne depuis la cabane l'arrivée des trois moines sous la pluie. Cette figure a la forme même du regard cinémascopique, soulignant le spectacle dans le film, l’immensité de la fresque. Seule une épopée en effet pouvait dire ensemble un sol, un peuple et un homme, parce qu'elle est précisément le genre de la fondation. À elle appartiennent la vision brughelienne des tailleurs hagards dans les bois, les massacres ethniques, le cheval noir qui se roule sur le dos après la chute du serf volant, la face martyrisée du pope hurlant dans la basilique sous la torture des barbares, l’orgie nocturne de la fertilité où garçons et filles nus se livrent à des rites païens le long d’une rivière... C'est à beaucoup de ces images inoubliables que le film dut d'être violemment critiqué en URSS et de risquer la destruction, sur une accusation de réalisme et de crudité peu convaincante en ce qu'elle ne fait pas la part de l'amplification épique, des effets de section au montage, des nombreux ralentis, par exemple de celui qui transforme en ange l'apprenti Foma à l'instant où une flèche le transperce. Tarkovski maintient dans sa ligne directrice le travail de l'esprit guidant celui de la matière, la naissance d'une œuvre face à la naissance d'un monde. Il filme avec la même intensité les vastes paysages, les manifestations les plus communes ou les plus extrêmes de la nature, les bâtiments de culte et les demeures des humbles, les animaux, les visages des prêtres, des soldats, des paysans et des simples d’esprit. Partout la mise en scène rend sensible une présence surnaturelle mais qui ne fait appel qu’au regard du cinéaste sur le monde réel pour devenir perceptible. Le rapport organique à la terre natale, l’appétit démesuré de contemplation, l’existence invisible mais impérieuse d’une morale supérieure, la dimension spirituelle présente en chaque être, tout concourt à faire d’Andreï Roublev une authentique épiphanie moderne.


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Dernière modification par Thaddeus le 11 avr. 23, 22:10, modifié 5 fois.
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Re: Andrei Roublev (Andrei Tarkovski - 1966)

Message par AtCloseRange »

Thaddeus a écrit :
Strum a écrit :J'ai ressemblé mes idées sur le film pour en écrire une critique (que je viens de poster sur mon blog) - la voici pour les amateurs (et pour redonner envie, qui sait ?, à Demi-Lune de voir enfin le film).
J'apporte ma pierre à l'effort de conviction. :mrgreen:
Et puis, si je veux arriver au bout, il faut que j'avance dans les critiques de mon Top 100.
Willow, Willow, Willow! :mrgreen:
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