Cololi a écrit :Je peux préciser un peu les choses :
Dans La Prisonnière du désert, Wayne n'exaspère moins d'abord, et puis il y a les paysages filmés par Ford (ça je vous l'accorde volontiers, c'est grandiose) en technicolor. Dans L'homme qui tua Liberty Valance ... évidemment il n'y a rien de toute cela, et par dessus le marché une histoire qui me laisse totalement indifférent, et des acteurs ... dont j'ai déjà parlé.
Tu sembles avoir un blog sur la musique classique. Ce que tu as écrit plus haut sur le film, c'est un peu comme si quelqu'un écrivait (je reprends tes termes) : "La 9e de Beethoven ou le Requiem de Mozart, c'est un gros navet... le jeu de Maxime Vengerov, s'approchant de celui d'une moule morte ... Bach dont je me demande encore ce qu'on lui trouve (j'ai quand même écouter quelques aria de lui ...) etc. je t'épargne le reste. Que penserais-tu si quelqu'un écrivait cela ?
Je comprends très bien pour ma part qu'on n'aime guère Ford ou Liberty Valance. Peut-être que c'est un goût qui te viendra plus tard (ou jamais, peu importe). Mais tu ne seras jamais pris au sérieux en balançant des jugements de valeur ridicules à propos d'acteurs et d'un classique du cinéma adulés par les cinéphiles dans le monde entier. Quand on s'attaque à un tel classique, il faut argumenter sérieusement sinon ce n'est pas la peine (dire simplement "c'est un gros navet", n'a aucun intérêt). On peut s'attaquer à tous les classiques avec des arguments ; aucun film n'a un statut inaltérable. L'histoire de Liberty Valance, qui interroge notamment la prévalence dans le cinéma classique et dans les régimes politiques (pas seulement la démocratie américaine) de la légende sur la réalité est pour moi passionnante. Pour te donner une idée de la richesse de Liberty Valance telle que je la perçois, voici quelques lignes que j'ai écrites sur le film :
C’est un film sur le souvenir. Ransom Stoddard (James Stewart), un sénateur au soir de sa vie, revient dans l’Ouest avec sa femme Hallie (Vera Miles) pour l’enterrement d’un vagabond, Tom Doniphon (John Wayne). Ransom se souvient de Tom, il se souvient de sa rencontre avec Hallie, il se souvient de Liberty Valance et de la loi de l’ouest, celle des Colts.
C’est un film où l’on regarde le prologue le souffle court, dans l’attente de ce qui va advenir. Les personnages, vieillis sous le harnais, y marchent lentement, y hochent la tête, et dans leurs yeux et leurs gestes brille une lueur mélancolique.
C’est un film sur l’Histoire et les perdants de l’Histoire ; et j’ai toujours aimé les films sur les perdants, les oubliés, les sacrifiés. C’est un film sur les mythes fondateurs d’une nation, sur le mythe du western, démythifié par celui-là même, John Ford, qui lui a érigé ses plus beaux temples ; car c’est l’architecte qui sait le mieux déconstruire. C’est un film où Ford dialogue avec son propre cinéma car il sait que les mondes idéalisés qu’il a souvent représentés durant sa carrière n’existent pas. Alors, il montre ici les coulisses de l’Histoire et l’envers du décor, un Ouest de studio, fatigué d’avoir été le lieu de tant de mythes. A dessein, il utilise des acteurs de 55 ans (Wayne et Stewart) trop âgés pour leur rôle, afin de créer un écart dans la représentation des personnages, nous faisant comprendre que Doniphon et Ransom sont des archétypes, Wayne représentant le cowboy de l’ancien monde, et Stewart l’homme moderne, qui fut Mr. Smith à Washington, et que le film raconte le passage de l’ancien monde au nouveau. Et puis, Ransom, sachant sur quel mensonge s’est construite sa vie, n’arrive sans doute pas à se revoir jeune, intègre et pur. Lui qui narre le récit dans un long flashback, il ne peut se voir jeune homme qu’avec un visage déjà marqué. Il sait maintenant qu’il n’est pas Lincoln (les liens souterrains entre Liberty Valance et Young Mr. Lincoln nous sont révélés par le très beau thème musical d'Ann Rutledge, comme je l'ai écrit ailleurs).
C’est un film sur la démocratie et son inhérente ambiguité : c’est par la violence qu’elle est née et se maintient, ce qui doit rester un secret aux yeux du monde, mais c’est de la violence qu’elle doit nous protéger.
C’est un film sur l’importance des mots et de la presse et sur la dignité d’un vieux journaliste qui tremble de tous ses membres devant Liberty Valance mais rassemble son courage pour lui lancer : « Liberty Valance taking liberties with the liberty of the press? » avant d’être battu presque à mort.
C’est un film triste où Pompey (Woody Strode), l’aide noir de Tom, a beau apprendre à lire sur les bancs de l’école dans une belle scène pédagogique qu’on imagine émancipatrice de ses droits, il n’en finit pas moins vagabond lui aussi, peut-être par fidélité pour Tom.
C’est un film sur les non-dits au sein d’un couple entrant dans la vieillesse. Car Hallie a longtemps vécu avec le souvenir de Tom dans son coeur. Et à la fin du film, l’ombre de Tom continue de planer sur ce couple qui revient en train vers l’Est, défait et incapable de discuter ouvertement de ce souvenir issu du passé. C’est un film sur le temps et la vie, avec ceux qui sont laissés derrière, et ceux qui avancent avec elle en enterrant en chemin quelques souvenirs.
C’est un film où une femme hésite entre deux hommes. Mais elle seule sait si elle a bien choisi. Ou peut-être ne le sait-elle pas, ou change-t-elle d’avis selon les jours. Ford était un être compliqué et multiple.
C’est un film drôle, où Ford donne libre cours à son indulgence coutumière pour les ivrognes qui amusent la galerie, car lui-même était un alcoolique, qui s’adonnait à des nuits de beuverie avec ses copains sur son yacht pour oublier sa mélancolie et donner le change sur sa nature à fleur de peau, et il préfère faire rire du poison de l’alcool que d’en pleurer. Mais c’est aussi un film où l’élégiaque et la nostalgie le disputent à la lucidité d’un metteur en scène déterminé à se retourner pour regarder sa vie et son oeuvre passées.
C’est un film où « Pappy » donne une leçon de mise en scène aux jeunes cinéastes et critiques des années 1960 qui remettaient en cause la représentation classique du récit cinématographique, en montrant à la fois que l’image ment si l’on n’y prend pas garde car le même duel entre deux personnages révèlera selon le point de vue de la caméra un homme qui tua Liberty Valance différent, et que l’image classique finit toujours par dire la vérité : car comment ne pas croire aux personnages du film ?
C’est un film où la maitrise formelle de Ford est totale. Il crée du mouvement dans le cadre sans bouger sa caméra ou presque.
C’est un film dont la phrase la plus célèbre (« When the legend becomes fact, print the legend ») est utilisée sans cesse pour justifier ou évoquer la prévalence des légendes, y compris chez Ford, alors même que Ford en soulève ici le voile pour donner à voir la « réalité » et donc contredire cette phrase, le film nous montrant la fabrication de la légende au lieu de l’imprimer. C’est un sujet qui tourmenta souvent Ford après la deuxième guerre mondiale (en 1948, déjà, Fort Apache nous montre la fabrication de la légende, quand à la fin du film le souvenir du personnage de Thursday est idéalisé pour des raisons utilitaires alors que l’on sait que tout cela n’est que fausseté).
C’est un film enfin où l’on trouve une grâce, une sensibilité et une pensée souveraine qui transcendent ces contradictions dont le film rend compte et qui sont celles de la vie.