Le port de la drogue
Des habits revêtus par le film noir traditionnel, Samuel Fuller en retient les plus brutaux, s’ingénie à en dynamiter les clichés pour mieux dévoiler les pulsions inavouables d’une Amérique en proie au mouchardage, aux trafics véreux et aux manipulations cyniques. Il se dévoile dans ce modèle de polar urbain une forme de moralisme paradoxal à travers des figures du double jeu social (pickpockets, imposteurs et névropathes) et des valeurs convertissables, malléables, faisant basculer tous les repères. Docks, ponts et métro new-yorkais plongés dans la nuit distillent une angoisse presque physique, qui électrise un récit tendu de bout en bout : lorsque Richard Widmark effleure la joue de la sensuelle et féline Jean Peters après l’avoir frappé, le mélange de violence brute et de séduction vénéneuse atteint son comble.
5/6
Top 10 Année 1953
Quarante tueurs
Une poignée de personnages arrachés à la roche des archétypes, une durée compressée autour de quelques enjeux aussi sommaires qu’efficaces, un goût prononcé pour la résolution sauvage et les confrontations édifiantes (entre ennemis, ou avec les forces de la nature), le tout unifié par une forme tonitruante, parsemée d’effets fantasques et bigarrés, font de ce western à la fois classique et baroque une réussite assez singulière. Mais la réflexion, inhérente au genre, de la disparition progressive des anciennes traditions au profit d’un type nouveau d’hommes et d’organisations sociales, pâtit quelque peu d’une narration déséquilibrée, et de développements psychologiques parfois approximatifs.
4/6
Les bas-fonds new-yorkais
C’est un monde en guerre que nous dépeint Fuller à travers la croisade de son héros contre le syndicat du crime, et c’est l’alpha et l’oméga de sa poétique radicale, barbare, presque confusionniste, qu’il imprime à chaque instant de cette plongée brutale au sein de la corruption américaine. Il y a comme un anarchisme romantique à l’œuvre ici, dans la conversion de chaque valeur en son contraire (l’amour en haine, la peur en courage, l’héroïsme en traîtrise), dans la célébration rageuse d’un combat moral qui n’est jamais loin de la damnation, dans les retournements d’une intrigue faite de dissimulations et de manipulations, et dans les inventions d’une mise en scène qui débusque la cynisme sordide des puissances cachées derrière la façade la plus respectable – celle de l’Amérique triomphante.
5/6
Les maraudeurs attaquent
Vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Fuller nourrit le film de guerre de son expérience concrète : l’attente angoissée avant l’assaut, l’harassante progression des colonnes dans la jungle, le goût amer du baroud, les nerfs à vif, le corps qui flanche, la dysenterie, le soulagement toujours repoussé de la permission… Il reprend le modèle d’
Aventures en Birmanie de Walsh et, retraçant la progression authentique de l’unité du général Merrill contre les lignes japonaises, emballe un récit sans fioritures, assez fonctionnel et prévisible dans ses mécanismes, mais dont le souci de réalisme achoppe sur un discours (volontiers ?) ambigu : entre la dénonciation des horreurs du conflit et l’exaltation un brin douteuse du dépassement de soi au nom de la grande armée yankee, le film ne tranche pas.
4/6
Shock corridor
Autre envers de cette Amérique : un asile d’aliénés où sont enfermés un atomiste rendu cinglé par ses découvertes, un ancien militant noir qui se prend pour un membre du KKK, un ex-GI au cerveau lavé, persuadé d’être un général de la guerre de Sécession après être passé par la case communiste. Le cinéaste tombe plus d’une fois dans l’excès démonstratif mais ses talents d’artificier baroque, sa vision sans compromis confèrent à sa plongée au cœur de la psychose une intensité souvent hallucinante. Tout en collisions et conflagrations, ruptures stridentes et trouées cauchemardesques qui rendent compte d’une réalité disloquée, fracturée, ce film-métaphore construit sur un postulat bien pervers que n’aurait pas renié Fritz Lang offre à son époque et à son pays le miroir à peine déformant de sa folie.
5/6
The naked kiss
Sur quel pied dansait Samuel Fuller en filmant cette chronique provinciale doublée de portrait féminin triplée de faux polar passablement relâché ? Difficile à dire, et peut-être l’ignorait-t-il lui-même. Il a en tout cas bien du mal à captiver avec l’histoire d’une prostituée qui se reconvertit dans le soin aux enfants handicapés et tente de faire une croix sur son passé. En filigrane apparaît pourtant bel et bien sa constance à accompagner le combat d’êtres révoltés, en lutte contre les injustices d’une société dépravée. L’intérêt est même relancé par le suspense d’un dernier acte qui semble enfin choisir la voie du film criminel à connotation psychologique. Trop tard pour lui injecter force et engagement, et pour lui offrir le romantisme désespéré après lequel elle semble courir.
3/6
Au-delà de la gloire
Guerillero de la série B, fasciné par les êtres égarés dans leurs propres abîmes, Samuel Fuller raconte ici sa guerre : des plages d’Afrique au débarquement en Sicile, des côtes normandes aux Ardennes, il bâtit une chronique nourrie par son expérience de bidasse, qui refuse autant l’éloge de l’héroïsme que la dénonciation antibelliciste ou le message formaté. Qu’il chronomètre le massacre d’Omaha Beach avec la montre d’un cadavre ou montre un accouchement dans un panzer, le cinéaste décrit avec une lucidité implacable la réalité de l’homme en guerre, décrit les soldats comme des pauvres types laminés par les servitudes de la vie de combattant. Son style rude et instinctif, mû par la rage de filmer, fulgure d’images tranchantes et d’éclats poétiques dynamitant le diktat des modes et de la caméra-stylo.
5/6
Top 10 Année 1980
Dressé pour tuer
C’est presque un sujet de moyen-métrage, dont la littéralité fait fi de toute engraissage et de tout développement inutile. Qualité rare, bien sûr : Fuller travaille au corps la minceur aride de son point de départ et en tire une fable saisissante sur la domestication, la nature, la marge séparant la civilisation de la sauvagerie, à l’épreuve de nos conceptions morales. Seul lui importe le duel lent, long et cruel entre l’homme et l’animal, dont il note la progression imprévisible et surprend les sensations viscérales. La philosophie, la psychologie des comportements, il s’en moque, fixé exclusivement sur la tension et l’action des forces qui s’affrontent, sur l’efficacité brute d’une mise en scène refusant la scène à faire, construite sur des stimuli, et dont pas un plan ne traîne pour rien. Un modèle d’intensité et d’intelligence.
5/6
Top 10 Année 1982
Mon top :
1.
Le port de la drogue (1953)
2.
Dressé pour tuer (1982)
3.
Les bas-fonds new-yorkais (1961)
4.
Shock corridor (1963)
5.
Au-delà de la gloire (1980)
Des films d’une grande cohérence dans la personnalité qu’ils dévoilent : celle d’un réalisateur au style primitif, abrupt, chaotique, plus soucieux de surprendre et de stimuler que de séduire. Des films faits d’inconfort et de lucidité, mus par le chaos et la folie, mais aussi par une belle générosité libérale et moraliste.