Goupi mains rouges
Entre retournements de situations, cadavre ressuscité, rivalités amoureuses, Becker décrit une communauté paysanne à la manière d’un vaudeville, en rupture de l’imagerie de retour à la terre des années Pétain. Il flirte avec un fantastique noir qu’il refuse néanmoins au profit de portraits cocasses et chaleureux, peint le milieu rural avec une exactitude presque vériste, en exalte certains aspects tout en se montrant particulièrement féroce et critique sur d’autres. Petit bijou de fluidité, de verve, d’écriture, qui stimule les zygomatiques tout en inoculant une drôle d’amertume, cette chronique d’un clan terrien rongé par les querelles et l’obsession de l’argent fait en outre flamboyer les numéros d’acteurs (on retiendra particulièrement un Le Vigan hallucinant).
5/6
Top 10 Année 1943
Falbalas
C’est avec une précision luxueuse que le cinéaste, à la fin de la guerre, filme le milieu de la haute couture parisienne. Sensibilité et rigueur dictent son inspiration, des notions de réalisme fugitives et fortes, ainsi que de formidables idées visuelles qui font transiter la moindre émotion par la mise en scène, telle la partie de ping-pong où le malaise de l’héroïne s’exprime sur son visage qui suit hagard le ballet mécanique de la balle faisant tic-tac comme une horloge. Portrait d’un mufle distingué soudain saisi par l’amour, pris au piège de son inconséquence, ce superbe et très subtil drame passionnel, qui évolue de la légèreté badine à la gravité tragique, offre à Raymond Rouleau, tour à tour désinvolte, cynique et pathétique, et à Micheline Presle, toute en spiritualité charmeuse, des rôles mémorables.
5/6
Top 10 Année 1945
Antoine et Antoinette
Ce goût de l’exploration microcosmique, ce trait de pointe sèche, cet art du croquis, ce rythme vif qui s’accélère et foisonne, cette précision d’horloger poussant par moments l’auteur vers une obsession nerveuse et irraisonnée, on les retrouve dans cette délicieuse comédie du hasard, chronique chaleureuse, juste et tendre du milieu ouvrier dans le Paris d’après-guerre. Du vendredi soir au mardi matin, l’intrigue déroule les mésaventures d’un adorable petit couple perturbé par quelques accidents heureux, brosse une galerie de portraits hauts en couleur, extrait des menus détails du quotidien (horaire du travail, rapports de voisinage, petits gestes d’amour, tournures de phrases) autant de voies par lesquelles la vérité et la chair vivante des personnages s’exprime à l’écran. Becker ou le réalisme enchanté.
5/6
Top 10 Année 1947
Rendez-vous de juillet
La jeunesse d’après-guerre telle que la dépeint le réalisateur est celle de toutes les aspirations, de tous les espoirs, d’une disposition d’humeur et d’esprit qui favorise ce style enjoué, si inhérent à sa perception des êtres et des choses. Son cinéma ne se veut pas représentation d’un scénario préétabli mais captation d’une présence, d’une complexité, d’une diversité auxquelles la fluidité des transitions, la légèreté du détail, la truculence des dialogues, l’évidence exemplaire des mises en situation et de leur développement apportent une incroyable fraîcheur. Servi par une troupe d’acteurs irradiant de charme, de gouaille et de tonus, il signe un tableau de mœurs virevoltant, toujours chaleureux, parfois mélancolique, qui vibre de cette proximité vivante, tangible et spontanée dont il est le grand alchimiste.
5/6
Top 10 Année 1949
Édouard et Caroline
Film d’énergie, de rythme, de jeu sur un prétexte infime, film faisant en somme toute une fiction d’un rien. Becker donne ici une vraie équivalence à la comédie américaine enlevée, tonique, pétillante, celle notamment de Lubitsch. Pas d’archétype ni même de vision sociale, plutôt une attention exacte au langage des personnages, au monde dans lequel ils vivent, une précision d’entomologiste fondée sur des objets (un gilet, une robe à la mode), une temporalité de la structure et non du style (cinq petits actes répartis entre l’appartement et la luxueuse résidence de l’oncle). Et pour brocher la satire malicieuse des mœurs bourgeoises à l’amour triomphant de ses jeunes héros après leur brouille d’un soir, rien de tel que ce côté cancanier de la vie, dont le cinéaste sait fixer le cours par pur plaisir de cinéma.
4/6
Casque d’or
Le début du siècle, avec ses apaches, ses guinguettes, ses voyous de carrière et ses courtisanes, fournit à Becker la matière vive d’un romanesque vibrant, qui fait sourdre dans le drame crapuleux toute la mémoire du peuple et des bas-fonds parisiens. L’impérieuse nécessité du coup de foudre et de la passion est dite sans phrase, avec de simples échanges de regards, des silences, des paysages et du soleil. Mais c’est l’inéluctable qui recouvre peu à peu le récit, une tragédie hantée par la trahison et la mort, dont la justesse psychologique prend le pas sur le folklore. Et si les amants dansent pour l’éternité sur l’air du
Temps des Cerises, c’est pour conjurer une fatalité qui voile la poésie du quotidien et la lumineuse clarté des images. Hymne à la fidélité, ce classique du cinéma français conserve une belle et limpide évidence.
5/6
Top 10 Année 1952
Rue de l’estrapade
Becker retrouve le couple vedette d’
Edouard et Caroline et orchestre, dans le même registre, une autre comédie-ballet vaudevillesque multipliant les entrées et sorties, les clés, les grilles et les paliers. Il offre la juste description de ce que peut connaître en 1953 une jeune femme bourgeoise hors de son mariage, dans le Vème arrondissement des étudiants ou le XVIème de la haute couture : le désir d’un bohème qui rêve de la montrer à ses parents, le déshabillage subtil et pervers d’un couturier homosexuel qui se sert d’elle pour sa façade ou pour une scène de ménage. Une fois de plus, sa façon d’assembler son petit monde comme un puzzle personnel contre la montre, de bricoler la machinerie cinématographique avec autant d’élégance que de légèreté, séduisent. À l’image d’Anne Vernon, assez délicieuse.
4/6
Touchez pas au grisbi
Aujourd’hui, on découvre le film comme un exemple archétypal de ces séries noires dont la dimension pittoresque joue constamment avec sa propre caricature – un chouïa de distanciation en plus et on se retrouve dans
Les Tontons Flingueurs. Avec ses caves vieillissants au langage fleuri, ses petites poulettes qu’on serre à la douce (on mettra le côté bien miso sur le dos de l’époque), ses rillettes aux biscottes qu’on s’enfile sur le pouce entre anciens potes, ses sulfateuses qu’on sort des caisses de champagne, la description du milieu, de son code d’honneur, de son culte de l’amitié virile s’exonère de toute tension et assume un rythme détendu. L’important ici n’est pas de manier le flingue mais d’être, de parler, de réagir en pépères. Si l’on n’est pas allergique au genre, on y prend un réel plaisir.
4/6
Montparnasse 19
Avec cette évocation des derniers mois de Modigliani, Becker, reprenant un projet de Max Ophüls, délaisse la fresque facile, ne cède pas à la tentation de recréer un monde pittoresque et substitue aux lieux communs une réflexion un peu austère sur la solitude de l’artiste, son amour passionné de la peinture, la conscience de son talent et le doute destructeur que distille en lui l’échec public. C’est bien un personnage qui l’intéresse et quelques êtres l’entourant, deux femmes, un ami, et vers l’extérieur du halo, un marchand de tableaux quasi symbolique, le dépouillant à la fin de son œuvre comme un croque-mort. Si le refus de toute emphase est louable, si la volonté de tenir la même note mineure lui offre sa singularité, le film manque hélas de ces qualités essentielles que sont la fièvre et la passion.
3/6
Le trou
On sait que Jacques Becker a mis ses dernières forces à la réalisation de ce film tendu jusqu’au point de rupture. Une cellule, cinq détenus, un projet d’évasion raconté dans sa dimension la plus concrète, avec une minutie qui suspend l’attention au moindre geste, au moindre son : rigueur implacable de la mise en scène, montage sec et mesuré qui cisaille le récit comme le métal attaque la pierre, partition de bruits de couloir et de pas obsédants. Le suspense se double d’un questionnement moral sur la confiance et la responsabilité, le dilemme et l’amitié, mais c’est toujours par sa forme dure et lisse, par l’épure quasiment granitique à laquelle sont ramenés les personnages, qu’il nous agrippe pour ne plus nous lâcher. L’admirable compagnon d’un autre grand film au sujet similaire :
Un Condamné à mort s’est échappé.
5/6
Top 10 Année 1960
Mon top :
1.
Le trou (1960)
2.
Casque d’or (1952)
3.
Falbalas (1945)
4.
Goupi mains rouges (1943)
5.
Antoine et Antoinette (1947)
Réalisateur parmi les plus importants de son époque en France, Becker est l’auteur d’une œuvre vive, charmeuse, grave et primesautière à la fois, toute emprunte de chaleur humaine, et très attachée à la restitution des rapports de groupe, à la description précise et ethnographique de certains milieux. À bien des égards, ce cinéma de classicisme et de netteté, emprunt de truculence autant que de sensibilité, annonce celui de Truffaut.