Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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AtCloseRange
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par AtCloseRange »

Strum a écrit :
Gounou a écrit :Précisément. Et la mise en scène de Spielberg, par ses choix, paraphrase constamment et ne sème aucun trouble sur cette note d'intention claire comme de l'eau de roche.
L'espion russe acquiert notre sympathie en dix minutes de temps et Tom Hanks est le seul américain doté d'empathie. Voilà le programme.
Là dessus, je suis d'accord avec toi. Spielberg exprime clairement ses choix et ses préférences. On peut y voir la vision claire et humaniste d'un cinéaste défendant ses convictions. Mais si tu attendais du film, parce qu'il appartient en surface au genre de l'espionnage, qu'il fasse preuve d'ambiguité et nous laisse troublés sur les intentions réelles du cinéaste, je comprends mieux tes réticences. J'ajoute que j'y vois également une des raisons pour lesquelles le film patine à Berlin Est. Rylance (l'espion russe) ayant disparu de la circulation, le film, qui est en fait une supplique adressée à l'Amérique, perd soudain son coeur et son centre.
Bon, c'est un 6,5 max alors? :mrgreen:
Strum
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

AtCloseRange a écrit :Bon, c'est un 6,5 max alors? :mrgreen:
Les notes ne veulent rien dire, seuls les arguments comptent. Mais si tu veux savoir, j'ai noté le film 7,5. Je n'ai rien contre les bons sentiments et les réponses respectables à des questions difficiles. :mrgreen:
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

Strum a écrit :Là dessus, je suis d'accord avec toi. Spielberg exprime clairement ses choix et ses préférences. On peut y voir la vision claire et humaniste d'un cinéaste défendant ses convictions (qu'il doit exprimer à partir du moment où il a choisi un tel sujet). Mais si tu attendais du film, parce qu'il appartient en surface au genre de l'espionnage, qu'il fasse preuve d'ambiguité et nous laisse troublés sur les intentions réelles du cinéaste, je comprends mieux tes réticences. J'ajoute que j'y vois également une des raisons pour lesquelles le film patine à Berlin Est. Rylance (l'espion russe) ayant disparu de la circulation, le film, qui est en fait une supplique adressée à l'Amérique, perd soudain son coeur et son centre.
Je complète ma réponse : ce qui rend le film moins lisse et moins assuré (et non moins clair) que ce qu'il pourrait être et que ce que tu décris, c'est l'inquiétude diffuse dans lequel il baigne. La position de Spielberg a beau être claire, il est inquiet ; inquiet pour le sort de Rylance, inquiet pour le futur d'une nation élevant ses enfants dans la peur et acceptant les privations de liberté à Guantanamo comme un fait accompli, et inquiet peut-être de se tromper lui-même.
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Gounou »

Strum a écrit :
Strum a écrit :Là dessus, je suis d'accord avec toi. Spielberg exprime clairement ses choix et ses préférences. On peut y voir la vision claire et humaniste d'un cinéaste défendant ses convictions (qu'il doit exprimer à partir du moment où il a choisi un tel sujet). Mais si tu attendais du film, parce qu'il appartient en surface au genre de l'espionnage, qu'il fasse preuve d'ambiguité et nous laisse troublés sur les intentions réelles du cinéaste, je comprends mieux tes réticences. J'ajoute que j'y vois également une des raisons pour lesquelles le film patine à Berlin Est. Rylance (l'espion russe) ayant disparu de la circulation, le film, qui est en fait une supplique adressée à l'Amérique, perd soudain son coeur et son centre.
Je complète ma réponse : ce qui rend le film moins lisse et moins assuré (et non moins clair) que ce qu'il pourrait être et que ce que tu décris, c'est l'inquiétude diffuse dans lequel il baigne. La position de Spielberg a beau être claire, il est inquiet ; inquiet pour le sort de Rylance, inquiet pour le futur d'une nation élevant ses enfants dans la peur et acceptant les privations de liberté à Guantanamo comme un fait accompli, et inquiet peut-être de se tromper lui-même.
Je t'accorde ça et pourtant ce que tu nommes "inquiétude diffuse", je l'ai plus ressenti comme une "inquiétude diluée". Ce que j'aurais sans doute aimé voir imprégner le film entier et qui est plutôt bien amorcé dans sa première partie - que je délimite à l'arrivée des violons de Thomas Newman - disparaît petit à petit au profit de négociations rendues presque nonchalantes malgré leur côté "seul contre tous".
Encore une fois, le film ne distille pas son inquiétude par un climat mais par des illustrations/parallèlismes appuyés.
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Demi-Lune
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Demi-Lune »

Gounou a écrit :un film n'est pas pour moi un sujet... le sujet c'est le point de départ.
Voilà. Et c'est sans doute la raison pour laquelle je trouve moi aussi que Le pont des espions reste plus dans l'illustration (plus ou moins attendue) que dans l'exploitation.
On compare beaucoup ce dernier opus avec le précédent parce qu'il en poursuivrait sa manière, mais Lincoln partait d'un sujet (la volonté de faire passer cet amendement) pour traiter quelque chose de beaucoup plus dense, de beaucoup plus vaste, de beaucoup plus organique et harmonieux dans l'articulation de ses idées. Le sujet avait sans doute tout autant (sinon plus) de contraintes, liées à l'Histoire, liées au genre du film politique ou de prétoire, notamment, et pourtant Spielberg transcendait tout ça, dépassait la simple évocation d'une page qui s'ouvrirait et se refermerait tranquillement entre le logo Universal et le générique de fin. Il faisait plus que s'approprier son sujet. Et c'est ça la grandeur.
Les canons du genre dans lequel s'inscrit a priori Le pont des espions, c'est à Spielberg et ses scénaristes de les faire péter, s'ils sont si contraignants. De sorte que l'appropriation n'en reste pas qu'au simple stade du plaquage de motifs ou d'obsessions, et puis next, film suivant. Moi je ne pense pas qu'il y ait de fatalité, qu'un tel sujet d'espionnage soit entravé par nature. Car c'est un sujet passionnant (la simple allusion de l'affaire Francis Gary Powers dans JFK était déjà fascinante), dans un contexte qui ne l'est pas moins. Certes, il y a des impératifs à respecter (au minimum des noms, des événements sur le plan historique), et le cadre n'est pas neutre. Mais j'ai tendance à penser que ce sont Spielberg et ses plumes qui se sont eux-mêmes rajoutés des contraintes en adoptant cette approche "petits bras" fuyante, tragicomique, qui pour moi dilue (noie le poisson?) le potentiel historique et politique du sujet à coups de dialogues sentencieux ou programmatiques (finalement, un peu le double-tranchant de certains Coen qui cachent mal leurs artifices). J'en reviens à ma métaphore de l'horloger : c'est beaucoup trop mécanique. Le film se regarde faire, confiant en ses associations et parallélismes, intelligents et cohérents mais qui sentent trop la note d'intention (tel ce fondu enchaîné de la flamme et de Lincoln à la toute fin du film, qui me gênait déjà dans la lourdeur de son message). Le film qui ronfle et qu'on a envie de réveiller.
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Watkinssien
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Watkinssien »

L'ensemble des thématiques n'est quand même pas traité avec paresse. Je trouve que Spielberg parvient à tordre son sujet initial et historique pour l'emmener sur une autre vision, plus utopique, mais moins automatique qu'on ne pourrait le penser.

Il se sert de son propos originel pour en extirper un besoin capital aux yeux du cinéaste. Celui de trouver une dignité morale bien plus que moralisatrice dans un monde où les diplomaties s'entraident avec inégalité, tournent le dos aux affaires pressantes. Dans un monde d'aujourd'hui en pleines guerres intestines et qui touchent pourtant plusieurs nations. En même temps que d'autopsier un cinéma aujourd'hui presque révolu, le cinéaste accouche d'une mise en scène précise et intelligente sur une dualité (par extension une pluralité) qui se transforme en duo (par extension une union, une alliance), et sur ce que cela implique comme ironie situationnelle sur la condition politique de nos jours. Peut-on y arriver? Si oui, le cynisme ambiant aura raison facilement de ces tentatives. Si non, on est foutus. Si le cinéaste propose une lueur d'espoir en nous montrant un homme droit dans ses principes qui n'a pas évolué dans son comportement mais fait changer ceux des autres qu'il a contaminés de sa force humaniste, c'est qu'il semble croire que cela peut être porteur d'espoirs. Mais il ne tombe pas dans la duperie béate. Il met en scène une incarnation telle qu'elle devrait exister, mais qui n'est plus possiblement visible dans notre réalité contemporaine. C'est un film sur des valeurs qui ne devraient pas être obsolètes, et parce qu'elles sont traitées de manière cinématographiques (un cadre va résumer la situation qui se joue, une lumière va symboliser les pensées, etc...), elles peuvent amener de plus vastes réflexions sur notre condition, sur l'acceptation de l'autre, sur les frontières artificielles des hommes, sur la justice dans des sociétés absurdes, sur les supports concrets et fragiles qui nous entourent. Sur l'art de la diplomatie et de la rhétorique. Enfin, sur notre libre arbitre.
Je trouve cela beaucoup plus riche que cela, et depuis que je l'ai vu, d'autres formes de questionnements arrivent à s'ajouter au reste. Pas mal pour un film "tranquille". :wink:
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Strum
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

Demi, Gounou, je reste en désaccord avec vous.

Lincoln, c'était un sujet comparativement plus facile et moins contraignant, au sens où personne aujourd'hui ne met en doute le fait que le combat de Lincoln était juste. Il n'y a plus de débats sur l'abolition de l'esclavagisme.

En revanche, savoir si un espion ou un terroriste doit bénéficier de droits de la défense dûs à tout justiciable ou nécessite une justice d'exception, avec des privations de liberté et/ou sans droits de la défense, c'est une question ultra-sensible et actuelle, compliquée et polémique, pour laquelle il n'existe pas de réponse évidente et satisfaisante. On le voit bien en France avec les questions épineuses que soulève l'Etat d'urgence. On le voit aux US où Obama n'arrive pas à fermer Guantanamo. Personnellement, je suis incapable de répondre de manière aussi humaniste que Spielberg à cette question en imaginant d'abord l'espion ou le terroriste sous les traits d'un pierrot lunaire. Faire un film traitant de ce sujet, fut-ce sous couvert de film historique (sinon, pas un studio n'aurait accepté de financer le film étant donné la position assez radicale et minoritaire de Spielberg sur la question), c'était s'exposer aux critiques de ceux qui auraient parlé d'absence d'engagement en cas de réponse ambigüe à la question posée, et aux critiques de ceux comme vous qui trouvent la réponse trop claire ou pas assez passionnée. Perdre sur les deux tableaux. Lincoln parlait surtout du passé. Le Pont des Espions, en exploitant un incident du passé, parle surtout du présent.

Nier que dans ce cas précis, ce sujet sensible amène mille concraintes, suppose mille ruses scénaristiques, implique une certaine prudence, un certain sens de la responsabilité puisqu'il fait office de prise de position politique, voire un didactisme certain, c'est nier la difficulté du sujet. La défense de Rudolf Abel (le sujet, c'est lui, pas Powers, qui n'est que la monnaie d'échange), ce n'est pas un sujet "passionnant" au sens où se comprend la passion au cinéma et la passion du cinéma. C'est un sujet qui entraine des passions, et des passions mauvaises. Ce n'est pas la même chose. C'est un sujet qui nécessite de la prudence, une réponse d'honnête homme autant qu'une réponse de cinéaste. Cette réponse, c'est tout à l'honneur de Spielberg de l'avoir donnée, avec les limitations habituelles du cinéma politique (qui font d'ailleurs que je ne suis pas très friand de politique au cinéma, ni des analyses de film sous l'angle politique, toujours réductrices). "Petit bras", "fuyant", "ronflant", "zéro risque", Spielberg ici ? Parce qu'il met en scène un Juste qui défend nos valeurs et nous dit qu'elles en valent la peine, parce qu'il nous met en garde ? Non, moi je dis que Spielberg est un vrai "Mensch" ! :) même s'il est temps pour lui d'arrêter de faire des films historiques et de faire des films contemporains moins didactiques
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Demi-Lune
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Demi-Lune »

Je pense que Lincoln parlait au moins autant du présent que Le pont des espions, selon ta démonstration. Car c'est un film sur le cap politique en temps de crise, et sur les turbulences et les compromissions morales qu'un chef d’État démocratique doit affronter pour mener à bien sa réforme. La critique française ne s'y était d'ailleurs exceptionnellement pas trompé, en trouvant au film un écho tout particulier dans le contexte du débat et du vote sur la loi sur le mariage homosexuel. Et ce n'est qu'une des lectures politiques qu'on peut prêter au film.
Dans tous les cas, je salue la beauté de ta défense du film. Cela donne vraiment envie de lui donner une seconde vision.
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

Demi-Lune a écrit :Je pense que Lincoln parlait au moins autant du présent que Le pont des espions, selon ta démonstration. Car c'est un film sur le cap politique en temps de crise, et sur les turbulences et les compromissions morales qu'un chef d’État démocratique doit affronter pour mener à bien sa réforme.

C'est exact, mais tu avoueras que le sujet de Lincoln était plus général et moins brûlant ou immédiatement sujet à discussion que celui du Pont des Espions. D'autant que Lincoln a des allures de bréviaire pour chef d'Etat alors que Le Pont des Espions, qui parle de nos libertés individuelles dans le monde actuel, nous concerne plus directement.
Dans tous les cas, je salue la beauté de ta défense du film. Cela donne vraiment envie de lui donner une seconde vision.
Merci, tu m'en vois ravi. :wink:
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par G.T.O »

A priori, rien ne distingue Bridge of spies des autres films historiques de Spielberg. On y retrouve tout ce qu’à fait le propre du cinéma de Spielberg : la mise en scène classique soucieuse d’efficacité narrative et de lisibilité, son optimisme, ce goût pour les récits d’exception, la noblesse d’une action, renvoyant elle-même à une morale élevée et à de grands principes, opposées à la brutalité de la société et chaos du monde. Si l’Histoire intéresse autant Spielberg, c’est parce que son cinéma veut trouver dans le monde des raisons suffisantes d’espérer. Des fables porteuses d’exemplarité élaborée sur des individus à part. Avec Bridge of Spies, Spielberg trouve, en un sens, l’écrin parfait pour sa quête et, en même temps, l’expression de son atténuation. Lincoln avait amorcé la tendance, Bridge of Spies le confirme. Spielberg semble ne plus croire au récit immaculé. Au triomphe d’une valeur sur une autre. Il relativise sa théorie des grands hommes en insistant sur la part pragmatique de leur actions, voire calculatrice. La candeur et maladresse semblent avoir fait place au calcul et à la diplomatie, et d’une perte d’innocence de son cinéma, le gain immédiat du réalisme et du naturel.

Bridge of Spies raconte l’histoire d’une affaire judiciaire. D’un procès à charge montrant le pire visage de l’Amérique, en cas d'école, modèle de diplomatie, et acte de résistance. C’est aussi, à un autre niveau, le récit d’une stratégie qui se déploit en deux temps. D’une part, le récit d’une tactique visant à gagner un procès médiatique d’un homme accusé d’espionnage, et d’autre part, celui de son instrumentalisation diplomatique, faisant de cette victoire un outil de négociation entre deux puissances. Voulant un procès équitable à son client mais conscient des difficultés à l’obtenir, en raison de la forte impopularité de l’affaire au près de l’opinion publique, Donovan ( Tom Hanks) réussit le double exploit de sauver un homme de la mort mais aussi de négocier d’autres vies dans un contexte de guerre froide. Il ne s’agit plus de sauver une vie pour la vie. Mais de montrer que celle-ci peut être utile. Qu’il est préférable de laisser vivre pour gagner d’autres batailles. De parier car le gain, si il a lieu, est plus important. Et, si Spielberg reste cet indécrottable optimiste essayant toujours de voir la lumière plus que les ténèbres, il semble que son cinéma devienne, avec le temps, moins triomphal, plus inquiet, presque modeste dans ses victoires.

Le réalisateur américain semble prendre acte du fait que le monde n'est pas conforme à ses désirs. Or, puisque le monde est injuste, irrationnel, dénué de principe, alors tous les moyens sont bons, dans les limites du droit, pour réussir. En un mot, ce que montre ici Spielberg c’est que le monde est un jeu dont il faut accepter les règles. La réussite est à ce prix. L’élan du coeur ne suffit plus. C’est un déplacement important de la part de Spielberg. Car, rarement, l’ingéniosité, le calcul n’ont été les vertus cardinales de son cinéma. Un saut important, certes, mais pas non plus totalement inattendu. Puisque le précédent film, Lincoln, abordait déjà, de manière un peu oblique, les coulisses du pouvoir, et en particulier, certains faits qui réfutaient directement la noblesse de Lincoln. Le portrait semblait, parfois, s’effriter. Bridge of Spies ne postule rien de son héros Donovan. Les cartes du jeu sont mêmes distribuées d’emblée sans que la question des convictions personnelles de l’avocat soient posées. Nommé d’office, l’avocat n’a d’autre choix que de se charger de l’affaire. Que de chemin parcouru par Spielberg !

Sur une échelle des êtres d’exceptions spielbergiens, Donovan représente, plus encore que Lincoln, la quintessence du pragmatisme - à savoir celui qui adapte ses convictions, son idéal de justice, aux circonstances. Il ne transforme rien. Ce n’est pas quelqu’un qui souffre en silence à la manière de Lincoln, les mains dans le dos irradié par la lumière spectrale de la fenêtre. Donovan est un homme ordinaire conscient de ses limites. Il n’adopte aucune pose mélancolique. C’est un homme de droit animé par un principe de justice mais qui reste réaliste et lucide, quant il s’agit d’appliquer le droit. Il ne croit pas à la pseudo impartialité des institutions. Mais, résiste à l’intimidation, aux diktats de l’opinion courante. Et, l’argument qu’il trouve en faveur de l’abandon de la peine capitale découle non pas de sa puissance rhétorique, de sa plaidoirie éclairée sur des valeurs mais du recours au droit par la petite porte du milieu des assurances ( on sent la malice des coen à détourner la figure héroique). D’un vue pénétrante en matière de dommages et intérêts.

Le choix du sujet et le scepticisme des coen qui ont écrit le scénarion n’est, sans doute, pas étranger à ce renouveau. Et, il est vraisembable que les coen partagent le même sentiment de méfiance à l’égard des masses que Spielberg. Recourir à la loi pour contrecarrer les effets néfastes et aveuglantes des passions sur le jugement, comme loi au dessus des lois du coeur, est aussi l’une des nouveautés du nouveau Spielberg. En effet, l’émotion n’apparait plus comme une valeur refuge contre la barbarie. De même que la famille, sujette à la manipulation. Elle est vue comme dangereuse car susceptible d’être manipulée. D’ailleurs, la mise en scène dans le film est utilisé soit pour renoncer, à travers l’intimidation, soit pour convaincre, à travers la persuasion. Ce n’est pas la première fois que Spielberg traite de l’ambivalence des passions. Mais, jamais la passion n'est apparue dans le cinéma de Spielberg de façon utilitaire. Comme technique de persuasion. Telle une espèce de théatralisation à laquelle s’oppose le scepticime de l’espion, ce "roi des comédiens", à qui Donovan demande de jouer la carte de pathétique, et vis-à-vis duquel il lui rétorque ce dialogue réitératif “ça changerait quelque chose”. Manière élégante qu’à Spielberg de signaler à ses spectateurs qu'il est vain de dramatiser. L’histoire est ingrate et impertubable.
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Re: Le pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Ouf Je Respire »

Watkinssien a écrit :Quand je vois Le pont des espions, j'y vois le fils d'un Capra.
Tiens c'est marrant, c'est exactement la réflexion que je me suis faite en voyant ce film que j'ai beaucoup aimé.
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

G.T.O a écrit :
A priori, rien ne distingue Bridge of spies des autres films historiques de Spielberg. On y retrouve tout ce qu’à fait le propre du cinéma de Spielberg : la mise en scène classique soucieuse d’efficacité narrative et de lisibilité, son optimisme, ce goût pour les récits d’exception, la noblesse d’une action, renvoyant elle-même à une morale élevée et à de grands principes, opposées à la brutalité de la société et chaos du monde. Si l’Histoire intéresse autant Spielberg, c’est parce que son cinéma veut trouver dans le monde des raisons suffisantes d’espérer. Des fables porteuses d’exemplarité élaborée sur des individus à part. Avec Bridge of Spies, Spielberg trouve, en un sens, l’écrin parfait pour sa quête et, en même temps, l’expression de son atténuation. Lincoln avait amorcé la tendance, Bridge of Spies le confirme. Spielberg semble ne plus croire au récit immaculé. Au triomphe d’une valeur sur une autre. Il relativise sa théorie des grands hommes en insistant sur la part pragmatique de leur actions, voire calculatrice. La candeur et maladresse semblent avoir fait place au calcul et à la diplomatie, et d’une perte d’innocence de son cinéma, le gain immédiat du réalisme et du naturel.
C'est drôle parce que l'on avait eu tout un débat sur ce sujet à propos de Lincoln et que ce que tu soulignes à propos de Bridge of Spies (l'importance du pragmatisme et du stratagème pour faire triompher le principe) se trouve effectivement déjà dans Lincoln. :mrgreen: Content que tu aies aimé le film. :wink:
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par see the man »

Bonjour a tous

Apres cinq ans d'absence je reviens mettre mes petits avis.
Ca s'est pour l'aparté sentimentale..snifff.. :D

Je viens de finir de regarder il y' a quelques minutes le film "le pont des espions". Je suis globalement d'accord avec ce que vous dites. un bon spielberg mais rien d'hallucinant.
j'aime beaucoup la façon dont il raconte l'histoire peut être meme mieux que Munich pour faire une comparaison de films de meme gabarit.
Les cadrages sont superbes surtout dans le premier quart d'heure.

Mon coté historien a surtout beaucoup aimé l'ambiance qui se dégage de ce film. je m'explique. Comme je dis souvent quand on parle d'Histoire, il faut pour bien comprendre, se remettre dans le contexte historique de l'époque, à savoir la guerre froide et cette espèce de jeu du chat et de la souris que les états unis et la russie se sont livré pendant plusieurs années. Ce sentiment de guerre nucléaire et de peur du communisme à la russe, était ommnis présent dans les familles américaines de l'époque. Je rappelle que les meilleurs bunkers anti atomique datent encore de cette époque. Tout ça pour dire que là où le génie de Spielberg excelle dans ce film, c'est bien sur cette retranscription exacte de ce sentiment de guerre froide. Tout le long du film ont le ressent .

Finalement j'aime bien quand Spielberg nous racontent l'Histoire avec un grand H .
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par G.T.O »

Strum a écrit :
G.T.O a écrit :
A priori, rien ne distingue Bridge of spies des autres films historiques de Spielberg. On y retrouve tout ce qu’à fait le propre du cinéma de Spielberg : la mise en scène classique soucieuse d’efficacité narrative et de lisibilité, son optimisme, ce goût pour les récits d’exception, la noblesse d’une action, renvoyant elle-même à une morale élevée et à de grands principes, opposées à la brutalité de la société et chaos du monde. Si l’Histoire intéresse autant Spielberg, c’est parce que son cinéma veut trouver dans le monde des raisons suffisantes d’espérer. Des fables porteuses d’exemplarité élaborée sur des individus à part. Avec Bridge of Spies, Spielberg trouve, en un sens, l’écrin parfait pour sa quête et, en même temps, l’expression de son atténuation. Lincoln avait amorcé la tendance, Bridge of Spies le confirme. Spielberg semble ne plus croire au récit immaculé. Au triomphe d’une valeur sur une autre. Il relativise sa théorie des grands hommes en insistant sur la part pragmatique de leur actions, voire calculatrice. La candeur et maladresse semblent avoir fait place au calcul et à la diplomatie, et d’une perte d’innocence de son cinéma, le gain immédiat du réalisme et du naturel.
C'est drôle parce que l'on avait eu tout un débat sur ce sujet à propos de Lincoln et que ce que tu soulignes à propos de Bridge of Spies (l'importance du pragmatisme et du stratagème pour faire triompher le principe) se trouve effectivement déjà dans Lincoln. :mrgreen: Content que tu aies aimé le film. :wink:
Oui, étonnamment, le film m'a plu.
Tout en étant raccord avec Lincoln sur de nombreux points, je trouve Bridge of Spies plus satisfaisant et surtout moins lourd. Notamment, parce que Spielberg s'est débarrassé de cette vénération pour le personnage et dépris de cette solennité d'historien qui faisait tomber son film-musée dans le commémoratif le plus assommant. Cette fois-ci, le portrait est dressé à hauteur d'homme. Pas à hauteur de légende. Et le ton du film se fait plutôt léger, voire amusé - ce qui n'est pas pour me déplaire. Mais les deux films partagent, j'en conviens, de nombreux points communs. En un sens, Bridge of Spies prolonge cette éloge du pragmatisme politique. Mais, il laisse transparaitre une incomplétude. L'ordre d'un constat lucide sur le fait que les choses ne se plient pas forcément à notre désir de justice. En un mot : j'y ai vu le signe d'un début d'effritement de son idéalisme. ( oui, cette idée te dit quelque chose, c'est normal... :mrgreen: )[/justify]
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Re: Le Pont des espions (Steven Spielberg - 2015)

Message par Strum »

G.T.O a écrit :En un mot : j'y ai vu le signe d'un début d'effritement de son idéalisme. ( oui, cette idée te dit quelque chose, c'est normal... :mrgreen: )[/justify]
A mon avis, cela fait longtemps que son idéalisme est effrité. :)
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