Who’s that knocking at my door ?
Né d’une gestation longue et difficile dont il porte les stigmates, le premier long-métrage du réalisateur, à forte teneur autobiographique, est comme scindé en deux hémisphères que sépare un split screen invisible et continu. D’un côté les jeux dangereux de jeunes Italo-américains swingués par le rock fifties de l’auto-radio, entre rires gras, glandouille et virées vaines
downtown. De l’autre les scènes de rencontre, de drague, de tendresse et d’amour avec une fille blonde préservée des impuretés de la modernité. S’expriment ainsi les tourments d’un garçon catholique (l’alter ego de l’auteur) tiraillé entre les exigences contradictoires de son environnement, dans une forme nerveuse qui, si elle évoque Cassavetes, ébauche déjà à traits sûrs (intensité verbale, impétuosité stylistique) tout le cinéma à venir.
4/6
Bertha Boxcar
Dans la lignée de
Bonnie et Clyde, le cinéaste apporte sa pierre à la contestation du mythe de l’Histoire américaine et de la période qui en est l’aboutissement et la négation : la Dépression des années 30. Mais la ballade nostalgique à laquelle invitait l’engouement rétrospectif pour un certain folklore misérabiliste s’efface devant un découpage abrupt qui juxtapose les tableaux comme des chapitres autonomes, reliés par les seules errances du quatuor dont Bertha est l’irresponsable égérie. Soustraits aux fallacieux prestiges de la légende, ce périple dérisoire le long des voies ferrées de l’Arkansas atteint ainsi une formulation nette dans l’opposition entre l’action syndicale raisonnée et la révolte sauvage et anarchisante, seule apte à vendanger les raisons de la colère malgré la violence sanglante de la répression.
4/6
Mean streets
Pour son troisième long-métrage, Scorsese replonge dans les quartiers de sa jeunesse et transfigure l’expérience quotidienne du sordide en une saga de la violence et de la rédemption, chorégraphiant la saison en enfer d’une génération écartelée entre la mafia et l’Église. Comme s’il voulait se libérer des démons de son adolescence, l’artiste rappelle d’emblée qu’on s’acquitte de ses péchés dans la rue ou chez soi, et non au confessionnal, et précipite ses personnages dans la mort en se réservant le rôle du tueur à gages. Fébrile, tour à tour baroque et hyperréaliste, le film capte un rythme musical, organise un récit circulaire parsemé d’éclats paroxystiques qui concourent à la construction d’une véritable liturgie. La fièvre et l’inquiétude métaphysique de l’auteur ont trouvé une première expression.
5/6
Top 10 Année 1973
Alice n’est plus ici
Depuis toute petite l’héroïne rêvait d’être chanteuse, mais les aléas de l’existence en décideront autrement. Jeune veuve élevant seule son garçon de douze ans, elle trouve un job dans un café aux allures de nef de fous et décroche sans le savoir, au rayon amoureux, le bon numéro. Son parcours a beau être semé d’embûches, de déceptions, de blessures, il est nourri par la tendresse d’un auteur qui s’approprie un scénario apporté par son actrice et apprend à moduler les émotions : on s’implique, on rit, on a le cœur qui vibre, qui gonfle, qui se serre. Odyssée sentimentale devant autant aux mélodrames sirkiens qu’aux comédies de Capra, ce petit trésor d’optimisme réconfortant est un hymne chaleureux à la persévérance et à la solidarité, et un très beau portrait de femme magnifié par Ellen Burstyn.
5/6
Taxi driver
Proche a priori de
Mean Streets, la Palme d’Or de Scorsese en abandonne pourtant le motif communautaire pour investir un esprit en ruine, malade de solitude ; les rues crasseuses de New York deviennent ici la projection des fantasmes et des peurs d’un homme aliéné par l’enfer urbain. Témoignant de la propension quasi expressionniste de l’auteur à dramatiser les formes, le film sait mieux qu’aucun autre saisir les âmes en peine pour en amplifier les névroses et les écorchures, en fixer la terrible agonie. Il y a quelque chose du Edwards de
La Prisonnière du Désert chez ce Travis aux illuminations tragiques, mu par une mission qu’il estime divine et livré aux puissances de la nuit. Lent et instinctif, contemplatif mais électrisé par une tension constante, ce sulfureux poème sur la damnation d’un homme en quête de son salut n’a rien perdu de sa puissance.
6/6
Top 10 Année 1976
New York, New York
Scorsese semble ici vouloir couler le matériau intense, ambigu et réel de ce nouveau cinéma dans le moule du vieil Hollywood. En un hommage à la pyrotechnie visuelle d’antan, il reconstitue en studio le New York des années 40 pour en faire une ville onirique, travaillant la fièvre de ses baladins, la fantasmagorie de ses lumières multicolores, la calligraphie éclatante de ses tubes au néon. Il marie le ton naturaliste et cru de ses œuvres précédentes à l’artificialité de convention qui est celle du genre, d’un âge d’or révolu, condamné comme un passé aseptisé qui a nourri son imaginaire. Sorte de faux film malade gorgé de fulgurance étonnantes, c’est une œuvre à la flamboyance déceptive sur la frustration et l’amour manqué, doublée d’un exercice pirandellien sur les vertiges du show-business.
5/6
Top 10 Année 1977
La dernière valse
Après la commémoration des orchestres swing et des
torch-singers qui enchantèrent la génération précédente, il revenait à Scorsese de s’interroger sur ce rock-and-roll qui bouleversa la sienne. En filmant le concert d’adieu de The Band, il creuse une surface attractive (la scène), l’embrasse dans ses séductions pour mieux en déjouer les pièges, et déroule le canevas de la vie d’un groupe : les tournées (épuisantes), les femmes (tentantes), l’argent (manquant). L’ampleur de la mise en scène, le sens des récits enchevêtrés, la richesse des changements d’axe apportent au film une majesté qui le rapproche de
New York, New York, dont il est le pendant documentaire, mais sans en recouvrir la mélancolie : regard délavé des artistes, gestes las, pressés d’en finir. La jouissance de la musique, elle, est intacte.
4/6
Raging bull
Miné par une vie intérieure torturée, Scorsese met tout dans ce film, pensant que ce sera son dernier : plus tard, il dira que
Raging Bull lui a sauvé la vie. La quête physique et spirituelle de son héros joue simultanément sur le réaliste et le symbolique, et porte son débat au niveau d’une problématique mystique, plus précisément chrétienne : c’est une véritable parabole sur les damnés de la terre errant à la recherche de leur rédemption. De Niro accomplit une sorte de record du monde d’interprétation, en accord total avec la vision cinétique et viscérale de son réalisateur, nous faisant deviner les tourments d’un être mû par la violence et la haine – des autres et de soi. Fulgurante illustration de la fable de l’aveugle et des Pharisiens, cette méditation sur les pulsions autodestructrices d’un homme et les tréfonds de sa nuit intérieure demeure un monument du cinéma.
6/6
Regardez
cette splendeur, ce noir et blanc divin, cette caméra en état de grâce, ce lyrisme écorché, et prosternez-vous.
Top 10 Année 1980
La valse des pantins
Pour la première fois Scorsese opère dans le registre de la comédie – mais c’est une comédie noire, sarcastique, à la férocité cinglante. Le rêve américain n’est plus que d’être vu, aimé, immortalisé ne fût-ce que l’espace d’un instant : sur ce constat, il bâtit une chronique de la solitude et de l’échec et offre à De Niro un rôle pas forcément aimable, celui d’un être englouti dans ses rêves de gloire et ses amours chimériques, en quête d’une humanité dont il est en apparence dépourvu. Face à lui, Jerry Lewis trouve un contre-emploi sans doute dérangeant pour le public américain, mais tout à fait raccord avec le processus de démontage satirique qui est celui de l’auteur. Cette fable sur l’obsession de la célébrité, le culte de l’image et l’arrivisme est nourrie d’une douloureuse amertume.
4/6
After hours
Pauvre Paul, à bout de nerfs, exténué, perdu dans les rues d’un New York transformé en dédale kafkaïen. Ce type, j’ai l’impression de le connaître, il m’est proche, il est mon ami, tant je me suis rematé en boucle ses aventures drolatiques, conçues comme un ensemble de poupées russes. Haletante, virtuose, tour à tour hilarante et déroutante, cette folle virée
new wave dans la nuit de la ville que Scorsese a si souvent filmée se vit comme une tornade démentielle : un billet vole au ralenti sur air de flamenco, des harpies furieuses hantent les rues, un club de rock est transformé une heure plus tard en expo d’art conceptuel. Parcours initiatique, métaphore de l'absurdité du monde, de l’aliénation urbaine, du mécanisme de l’angoisse… Une œuvre jubilatoire et endiablée, un diamant en fusion qui se consume de plaisir, et l’un de mes films-culte.
6/6
Top 10 Année 1985
La couleur de l’argent
"
Un film pour moi, un film pour eux", aime à répéter Scorsese. Si celui-ci, suite de
L’Arnaqueur de Rossen commandée par Touchstone, appartient sans doute à la seconde catégorie, le cinéaste parvient néanmoins à lui insuffler sa personnalité, reconnaissable entre toutes. Loin de la rigueur classique qui commandait son modèle, la caméra de Scorsese privilégie le plaisir et la malice, comme grisée par ce qu’elle met en scène. La réflexion sur la passion du jeu se mâtine de jolies variations autour de la corruption, de la trahison, de la fidélité à soi-même et de la seconde chance que l’on peut s’offrir. Le récit est mené avec la pêche habituelle de l’auteur, sans fioriture, sans excès de zèle, et une maestria discrète qui s’exprime lors de séquences de billard superbement filmées.
4/6
Autrefois je me suis souvent maté
la bande-annonce, très 80’s, que j’adorais.
La dernière tentation du Christ
Ce qui était sous-jacent dans les films précédents est cette fois explicite : l’intensité de la relation de Scorsese à la religion catholique, à ses signes et à ses croyances, se traduit en une méditation tourmentée sur la figure du Christ, qu’il humanisme pour que sa divinité soit vraiment mise à l’épreuve du monde. De fait, sa vision se veut aussi manifeste, pamphlet provocateur, en recherche de l’illustration primitive de la souffrance. Imaginant une trajectoire presque symétrique à celles suivies par ses héros psychopathes ou sociopathes, le cinéaste fait de son Jésus un être faillible, succombant parfois à la séduction du mal et au péché, et exprime ses doutes de croyant en une expression composite, passionnée et passionnante, dont la sincérité rattrape largement les quelques défauts.
5/6
Apprentissages (segment de
New York stories)
Scorsese en artiste tumultueux et insupportable. Lionel Dobie est une sorte de Pollock massif, hirsute, dont la pendule spirituelle s’est arrêtée sur les sixties et qui écoute à plein volume Ray Charles et Procol Harum dans le loft-atelier de Soho où deux grandes toiles vierges attendent que son génie s’exprime. Son assistante (et maîtresse) voudrait qu’il lui dise un peu de bien de sa peinture à elle ; il ne sait que brosser sa fresque au pinceau, comme un lutteur de sumo vautré dans la couleur. Pour mettre à nu les courts-circuits masochistes entre désir et création artistique, l’auteur retrouve un certain milieu d’A
fter Hours, l’ambiance claustrale d’une ville entièrement filmée en intérieurs et pourtant immédiatement reconnaissable. Autre atout : l’exquise Rosanna, que je pourrais contempler pendant des heures.
4/6
Les affranchis
Plongeant dans le quotidien d’une mafia dont la vanité se masque de piété et de respectabilité, Scorsese impose l’image sulfureuse du gangstérisme ordinaire. Il est au-delà du sermon, fait un cinéma brut et fiévreux, sidérant de virtuosité, dont les vertigineux procédés de narration laissent le souffle coupé : ellipses acrobatiques, montage frénétique, digressions brusques, narrations disjointes, caméra nerveuse, instable, folle. La réflexion, limpide, implacable, naît exclusivement de l’exécution : c’est une morale de moraliste, pas de prédicateur. L’agitation stérile des personnages y traduit excès et transgressions d’une humanité pécheresse, au sens profane du mot. Y bouillonnent toutes les préoccupations du cinéaste : désir communautaire, peur de l’exclusion, frontière ténue entre criminalité et normalité, jusqu’à la trahison finale, amère, dérisoire. Le génie pur qui en déborde de partout dépasse mon entendement.
6/6
Top 10 Année 1990
Les nerfs à vif
Colosse citant la Bible tous les trente mots, Max Cady a tatoué sur son dos une balance et une croix, symboles de la justice des hommes et de celle de Dieu. C’est un ange exterminateur ambigu, un psychopathe terrifiant qui a mal assimilé les leçons de l’Évangile et prétend agir tel la main de Dieu. Se conformant aux canons du film d’angoisse, Scorsese leur applique un régime de cheval et une méthode redoutable qui cloue au fauteuil. Il traite ce thriller convulsif, hallucinatoire, souvent cauchemardesque, en un exercice de style au baroquisme outrancier : à l’image de l’ouragan cataclysmique qui gronde pour mieux se déchaîner lors du final, le suspense impose un climat de tension psychologique particulièrement étouffant. Par moments, on se croirait dans un De Palma grand-guignolesque.
5/6
Le temps de l’innocence
L’impétueux cinéaste n’était a priori pas fait pour le film en costumes ; le résultat est magnifique. On n’a aucun mal à deviner le tempérament sanguin de Scorsese dans la fièvre retenue de cette romantique tragédie des secrets et des non-dits, où un simple baisemain prend des proportions de séisme amoureux. La distinction de la mise en scène, son montage virtuose, ses plans chorégraphiés, son travail sur les teintes saturées et les fondus de couleur tracent lignes de désir et barrières sociales d’un monde aristocratique étouffant autant les rêves que les sentiments. Cruel, raffiné, délicat (aaah, la voix off de Joanne Woodward), vibrant d’une émotion contenue mais intense, ce film injustement mal-aimé est un superbe mausolée des passions réprimées, et une étape qui a sans doute nourri le film suivant.
5/6
Top 10 Année 1993
Casino
Cinq ans après
Les Affranchis, le maître en concentre tous les traits d’éclat dans ce pandémonium aux rutilances clinquantes qu’est Las Vegas, sorte d’Amérique en réduction, pour une nouvelle fresque flamboyante et kaléidoscopique sur la conquête du pouvoir par l’argent, la corruption et la violence. Le brio indescriptible de sa réalisation, le rythme éruptif de son récit, les sublimes cascades de lumière de Robert Richardson, son montage incendiaire (Thelma on fire) et son enivrante bande-son (un juke-box survolté) me laissent transi de révérence, de ferveur et d’admiration. L’arc des passions humaines dessine une allégorie du capitalisme et de ses mutations, l’amitié, l’amour, l’ambition, la trahison y dressent l’éternel et tragique
rise-and-fall d’hommes responsables de la chute du paradis qu’ils se sont forgés. Un opéra incandescent de bruit et de fureur, une époustouflante cataracte d’images, de musiques, de sons et d’émotions.
6/6
Top 10 Année 1995
Kundun
Le film s’offre comme un écho inversé à
La Dernière Tentation du Christ. Scorsese tente de saisir la vérité intérieure d’une icône religieuse, petit garçon rétif au sort grandiose qui lui est promis ; le premier film était violent et tourmenté, celui-ci capte une respiration sereine, apaisée, presque lisse, en phase avec la spiritualité bouddhiste. Sur le terrain de la reconstitution historique, l’œuvre est régulièrement faillible, mais son intérêt est ailleurs, dans son tressage d’images mentales, de raccords poétiques, dans sa temporalité ralentie baignée par la musique hypnotique de Philip Glass et ponctuée de visions saisissantes – peintures de sables, vol d’oies sauvages traversant le ciel himalayen, cadavres de moines étendus comme des coquelicots fauchés dans un champ d’apocalypse.
4/6
À tombeau ouvert
La parenthèse spirituelle n’aura été qu’une rémission au vu de cette nouvelle virée nocturne sur le pavé new-yorkais, trip morbide mené par un cadavre, qui asticote les neurones, zigzague entre mal-être, enfer et béatitude, rejette tout réalisme et dépeint la fange urbaine avec un mélange de stylisation baroque, d’absurdité inquiète et d’humour nerveux, en poussant assez loin le registre de l’hystérie catho. La descente aux enfers de l’insomniaque alcoolo en quête de rédemption prend les allures d’une comédie noire, délabrée, peuplée de
freaks dégénérés et incrustée d’allusions christiques. Plans-séquence speedés, montage convulsif, BA électrique… : Marty ressort sa panoplie mais sur un mode presque hallucinatoire, avec un humour macabre et grinçant qui toujours nourrit le malaise existentiel.
5/6
Gangs of New York
Coupes franches, cohérence globale défaillante, contraintes paralysantes de la superproduction : à bien des égards, ce film programmé depuis longtemps s’avère bancal, déséquilibré, inachevé. Mais bien souvent, on y discerne clairement les hauteurs auxquelles aspire le réalisateur : se dessine alors une fresque puissante, fiévreuse, bardée d’intuitions prodigieuses. Les problématiques habituelles de l’auteur (qu’est-ce qu’être Américain ? sur quelles valeurs repose l’unité de la nation ?) y sont traitées non plus sous l’angle ethnographique, mais dans une approche épique, qui convoque les thèmes fondateurs de l’Histoire et embrasse tout à la fois l’individuel et le collectif, le communautaire et le politique, le mélodramatique et l’historique. Daniel Day-Lewis est monstrueux de charisme carnassier.
5/6
Aviator
L’expérience permet aussi à Scorsese de se (re)familiariser avec les impératifs du gros budget. Son expression paraît plus harmonieuse dans ce biopic de Howard Hugues. Tout en rythme délié, imagerie luxuriante, Technicolor des origines, le film possède l’élégance et la légèreté fuselées des avions de son héros, se délectant à se jouer des faux-semblants du vieil Hollywood, à se mouler dans le rituel de la reconstitution euphorisante. Mais le spectacle est constamment infiltré par le ressac des obsessions scorsesiennes : la quête impossible de paix intérieure, la folie en germe, l’isolation névrotique. Le cinéaste s’approprie brillamment l’itinéraire tourmenté de son héros, glorieux ou misérable, que DiCaprio incarne avec une intensité peu commune.
5/6
Les infiltrés
L’un des films les plus concluants de la carrière récente de Scorsese. Dégraissée des lourdeurs de la fresque, électrisée par un retour fructueux au polar pur et dur, en ligne droite, la virtuosité du cinéaste s’épanouit dans l’écheveau de dupes, de manipulations et de trahisons que le scénario élabore en un engrenage fatal, une implacable mécanique de destruction en chaîne. Comme un poisson dans l’eau, l’auteur sonde la psychologie et les identités fluctuantes de personnages gagnés par la paranoïa et le vacillement des repères moraux. Le propos s’y fait aussi plus ouvertement politique, soulignant la corruption généralisée des institutions américaines avec une grande virulence critique.
5/6
Accessoirement, assister à la
remise de l’Oscar tardif à Scorsese par ses vieux potes Spielberg, Coppola et Lucas a quelque chose d'orgasmique (aaah le "
Mazel-tof !" de Spielberg au moment où il tend la statuette !).
Shutter Island
Voir le cinéaste s’essayer au psycho-thriller à twist, s’ébrouer dans les lieux communs d’un genre usé à la corde depuis quinze ans, est quelque peu surprenant. En lui-même, le film est supérieurement conçu et agencé, trouvant dans l’aisance naturelle du cinéaste matière à une démonstration efficace, captivante, toujours sous tension, un peu comme l’était
Les Nerfs à vif. Mais je le trouve aussi régulièrement maladroit (le rapport au traumatisme des camps), boursouflé, surtout assez vain dans son petit jeu de manipulation du spectateur, qu’on voit venir à des kilomètres – Scorsese vaut mieux que ça. Heureusement la performance très intense de DiCaprio (grand acteur) substantifie quelque peu l’exercice.
4/6
Hugo Cabret
La douche froide, l’incompréhension, l’incrédulité. Le précédent film présageait une crise ; celui-ci la confirme méchamment. Je prends des pincettes, peut-être n’étais-je pas dans un bon jour, probablement quelque chose m’a-t-il échappé. Mais en l’état, je suis resté pour le moins circonspect devant la grossièreté numérique, la lourdeur éléphantesque de cette fable pâtissière, plus proche des plus mauvais Jeunet et Peter Jackson que du merveilleux fervent qu’elle semble viser. Certes l’hommage au cinéma est touchant, certaines scènes assez poétiques, mais que l’ensemble m’a paru formaté, impersonnel, que tout cela est long, noyé de musique, rouillé de partout ! Pour le dire simplement, je trouve que c’est le plus mauvais film de son auteur.
3/6
Le loup de Wall Street
Revoici (toutes proportions gardées) le Scorsese furieux et avide des grandes fresques mafieuses des années 90, mû cette fois par un esprit satirique dévastateur. Et pour rendre son vrai visage à l’obscénité du capitalisme moderne, il pousse à fond tous les curseurs de grotesque et de vitriol, déversant à l’image des tombereaux de potacheries ubuesques et délirantes, de poudre blanche et de corps en rut, dans une logique d’ivresse insane en accord avec l’énergie folle de la mise en scène. Comédie bouffonne et enragée sur le règne de l’argent, la décadence terminale d’un monde construit sur le vide absolu, rempli par la consommation effrénée de drogue et de sexe, par la recherche pathologique du plaisir à tout prix, le film rappelle de surcroît qu’il importe de toute urgence d’édifier une stèle à la gloire de Leo.
5/6
Silence
S’il ne s’est jamais affranchi de ses ruminations d’ancien séminariste, jamais peut-être le cinéaste n’avait formulé de manière aussi littérale la fébrilité spirituelle qui parcourt toute son œuvre. Le dépouillement et l’humilité de sa mise en scène lui permet de cerner avec exigence et ténacité les contours d’une crise de foi qui met en lumière la frontière poreuse séparant l’engagement du fanatisme, le sacrifice de l’arrogance, la probité de l’aveuglement. Bannissant tout détour superflu de ce cheminement intérieur, il cherche à creuser jusqu’à l’os les implications d’un débat théologique inquiet mais paradoxalement serein, parfois un peu rigide mais finalement assez retors, au terme duquel il semble célébrer le choix d’une croyance soumise à la fragilité des hommes pour mieux en faire triompher l’essence.
4/6
The Irishman
C’est comme un gigantesque morceau de l’histoire du cinéma que boucle le réalisateur, le tombeau d’un genre qu’il a quasiment inventé et défini à lui tout seul. Mais l’angoisse juvénile de
Mean Streets, l’énergie mortifère des
Affranchis, le glamour tragique de
Casino cèdent ici à la banalité de l’existence, à son inévitable issue. Par sa durée épique, son ambition romanesque, la plénitude de son récit enveloppant et la maîtrise irrécusable avec laquelle il imbrique une destinée individuelle dans la grande histoire d’un pays, le film prend une option sérieuse sur la postérité. C’est pourtant sa tonalité intime et crépusculaire qui touche avant tout, ce lancinement mélancolique, cette lucidité douloureuse, cette douceur chagrinée colorant d’une émotion inattendue les doutes éternels de son auteur.
5/6
Top 10 Année 2019
Killers of the flower moon
Après le requiem (
The Irishman), le mausolée : celui de la nation Osage, peuple autochtone que la conquête de l’Ouest avait déjà saigné à blanc et que l’avidité capitaliste a fini de dévorer en un massacre enseveli par l’histoire, commis à discrétion. Cette dimension génocidaire, Scorsese la dévoile lentement, implacablement, substituant aux éclats de violence stylisée un climat de cauchemar poisseux qui s’étend comme une gangrène et épouse l’inexorable contamination du Mal. L’emprise s’exerce ici dans les angles morts du langage, la fascination dans la perversité du double discours, le péché dans l’insidieuse toxicité des motivations, et l’ampleur du récit, qui progresse par sauts elliptiques, préserve avec une assurance impériale la complexité de caractères oscillant entre duplicité et bêtise, manipulation et sincérité.
5/6
Top 10 Année 2023
Mon top :
1.
Casino (1995)
2.
Les affranchis (1990)
3.
After hours (1985)
4.
Raging bull (1980)
5.
Taxi driver (1976)
Il est l’un de mes dieux, du cercle fermé de mes cinéastes favoris, de ceux qui m’ont offert quelques uns des films que j’adule le plus au monde. Je suis fou d’admiration devant la fièvre de son expression, sa maestria, l’intensité et la cohérence de son œuvre. De la fureur opératique de ton
Casino à la poésie tourmentée de ton
Raging Bull, du délire sous psychotrope de ton
After Hours à la fécondité frénétique de tes
Affranchis, Martin je te vénère, je t'adore, je te baise les pieds. Car même s'il faut sans doute faire le deuil du grand Scorsese d’autrefois, l'artiste incarne le Cinéma, en lettres majuscules, sans doute plus que n'importe qui.